Dans son Congrès
de Toronto, la Fédération américaine du Travail,
l’American Federation of Labor, vient de décider son
adhésion au Secrétariat international.
C’est là un fait
d’une grande importance. Pour s’en rendre compte, il est nécessaire
de se reporter à la dernière Conférence
internationale [[VIe Conférence
des Secrétaires des Centres nationaux des Syndicats, tenue à
Paris, du 30 août au 1er septembre 1909.]]
et de voir combien les discussions et la résolution principale
y furent profondément influencées par la possibilité
d’adhésion de l’Amérique.
La grosse question, on
s’en souvient, c’était la substitution de Congrès
internationaux aux Conférences des secrétaires
nationaux ; c’était, découlant évidemment
du même esprit, l’élargissement du Secrétariat et
sa transformation en une Confédération internationale
du Travail ; en un mot l’établissement de contacts réels
et fréquents entre les organisations ouvrières de tous
les pays.
Deux organisations
seulement réclamèrent ces modifications, deux
organisations qui sous le rapport des conceptions de la lutte
ouvrière se trouvent nettement opposées ; l’une
représentant le syndicalisme révolutionnaire, l’autre
le corporatisme paix sociale : la C.G.T. et l’American
Federation, la première adhérente au Secrétariat,
l’autre non adhérente encore.
Sans l’American
Federation, dont le Secrétariat désirait l’adhésion
à tout prix, la Conférence se serait terminée
sur une résolution différente. Il n’est pas douteux que
la maçonnerie sociale-démocrate qui tient sous sa
tutelle le mouvement syndical européen aurait envoyé
promener la C.G.T. et sa proposition de Congrès
internationaux.
Mais, les Américains
étaient là ; ils avaient soumis une proposition
analogue. Or si l’on ne tenait guère au maintien de l’adhésion
de la France, si l’on n’y tenait même pas du tout, il en allait
autrement pour l’adhésion américaine.
De là un refus
momentané, ne fermant pas définitivement la porte aux
Congrès internationaux.
Ne nous illusionnons pas.
La France aura beau faire ; ses efforts seront impuissants à
ouvrir cette porte. Seule, l’Amérique pourra y arriver…, si
jamais elle y arrive.
Dix ans d’efforts impuissants
Voilà dix ans que
la France réclame l’organisation de Congrès
internationaux. Que dis-je, dix ans ? Trente ans et plus.
En 1877, elle prenait
l’initiative d’organiser un premier Congrès international ;
le Congrès de Lyon, le IIe Congrès des
Syndicats français, en donnait le mandat aux syndicats
parisiens.
Dès ce moment,
une concurrence se dressa : les socialistes de l’Égalité,
J. Guesde, Massard, G. Deville, etc., songèrent à
opposer un Congrès international socialiste au Congrès
international syndical.
Le Congrès ne se
tint pas ou plutôt il se tint sur les bancs de la 10e
chambre correctionnelle où se trouvèrent rassemblés
Isidore Finance, Jules Guesde, Aimé Lavy, etc.
En 1886, une Conférence
internationale se tint dans l’immeuble qui sert actuellement d’annexe
à la Bourse du Travail de Paris. Mais délégués
de syndicats et délégués d’organisations
socialistes se trouvèrent réunis.
Pendant dix ans,
jusqu’au Congrès de Londres, il en allait être ainsi.
Pendant dix ans, les syndicats allaient marcher à la remorque
des partis socialistes, subissant leurs rivalités et leurs
scissions, leur servant de recruteurs électoraux.
Vous reconnaîtrez
l’efficacité de l’action politique, leur ordonna le Congrès
de Zurich (1894).
Nous vous chasserons si
vous ne la reconnaissez pas, leur signifia le Congrès de
Londres (1906) préférant accueillir Jaurès,
Millerand, Gérault-Richard et Viviani, non mandatés,
plutôt que les anarchistes régulièrement délégués
de syndicats.
Depuis ce jour, les
Congrès internationaux socialistes ont eu beau se dire
ouvriers, ils n’ont été que les Congrès du
socialisme parlementaire.
Les premiers, les
syndicats français avaient ressenti le besoin de Congrès
internationaux et en avaient convoqué un ; la
social-démocratie, en vingt ans, faisait sa chose des Congrès
internationaux et en chassait les initiateurs.
Quelque chose d’analogue
s’est passé pour le Secrétariat international. En 1900,
la C.G.T. réunissait un Congrès international
corporatif, à Paris. À
l’ordre du jour était portée : La création
d’un Secrétariat international.
Ce Congrès fit un
fiasco complet. Il vint cinq à six délégués
étrangers : Rigola, pour l’Italie ; Lambillotte,
pour les verriers belges ; Calame, pour l’Union ouvrière
de Zurich ; quelques délégués des
transports qui avaient un Congrès international de leur
corporation. Un point c’est tout. C’était peu. Le Congrès
international avait été habilement boycotté.
L’idée d’un
Secrétariat international ne correspondait-elle pas à
un besoin ressenti ? N’était-elle pas encore mûre ?
Le besoin existait ;
l’idée était arrivée à maturité.
Mais il ne fallait pas qu’elle se réalisât sous
l’initiative de la France ; la social-démocratie, seule,
avait le droit de mettre cet enfant au monde et de le conduire par la
vie.
Aussi, l’année
d’après, en 1901, la Commission générale des
syndicats allemands réunissait-elle à Copenhague un
certain nombre de secrétaires de centres nationaux. On créait
en famille sociale-démocrate le Secrétariat
international.
Les profanes pouvaient
venir désormais. On les invitait à la IIe
Conférence qui se tenait en 1902 à Stuttgart. La France
s’y faisait représenter et demandait, sans pouvoir l’obtenir
naturellement, que le Secrétariat ne bornât pas sa tâche
à un échange de statistiques et que les Conférences
de secrétaires soient transformées en Congrès.
Vient la IIIe
Conférence. Elle se tient en 1903, à Dublin, la semaine
de la course Gordon-Bennett. Griffuelhes et Yvetot y sont délégués.
Pauvres délégués qui courront plusieurs jours à
la recherche de leurs codélégués, sans les
trouver. Finalement en trois heures — discours d’ouverture et temps
pour la traduction comprise — la Conférence est expédiée.
Les délégués français, qui se proposaient
de distribuer un rapport sur l’antimilitarisme et la grève
générale et de demander l’inscription de ces deux
questions à l’ordre du jour de la Conférence suivante,
ne purent le faire. Ne supposant pas que le travail serait bâclé
en une après-midi, ils avaient laissé leur paquet de
rapports à l’hôtel.
Quel est le premier rôle
d’une organisation ouvrière internationale ? Quel est le
problème qui se pose à elle, impérieusement et
avant tout autre ? Peut-il y avoir embryon de conscience
internationale s’il n’y a pas volonté d’empêcher la
guerre, d’empêcher que les classes ouvrières unies
internationalement se fusillent entre elles sur l’ordre de leurs
exploiteurs ?
La C.G.T. croyait que la
guerre à la guerre était la première tâche
d’un Secrétariat international.
On est en 1904, la
guerre russo-japonaise éclate ; il est question d’une
intervention armée du gouvernement français en faveur
de son allié ; une guerre européenne peut
s’allumer.
Va-t-on attendre les
bras ballants que cette tragédie commence ? Le
Secrétariat international ne bouge pas. Le Comité
confédéral, les deux sections réunies, décide,
à l’unanimité, de proposer la réunion d’une
Conférence internationale, afin de connaître l’attitude
de la classe ouvrière de chaque nation au cas d’une guerre
européenne.
La réponse est
nette. L’Allemagne s’oppose à la tenue d’une telle Conférence.
« Elle ne prendra part qu’à la délibération
de questions pratiques ou de telles questions théoriques qui
regardent les syndicats tout directement, comme celle des secours aux
sans-travail. »
L’opinion allemande est
transmise aux nations en même temps que la proposition
française. La majorité décide qu’il n’y aura pas
de Conférence. L’escouade obéit au commandement… de
ne rien faire.
Quand la C.G.T. eut
connaissance de la date de la IVe Conférence, elle
décida de porter à l’ordre du jour les deux questions
qui avaient fait l’objet de son rapport à Dublin, plus la
journée de huit heures à propos de laquelle le Congrès
national de Bourges venait de décider une campagne
d’agitation. Elle faisait de l’inscription de ces questions la
condition de sa participation à la Conférence
d’Amsterdam. C’était assez compréhensible après
tout ce qui s’était produit.
Le secrétaire
international, Legien, objecte que ces questions sortent du cadre des
conférences et qu’il ne peut les inscrire. Il consulte les
organisations des autres pays, sans oublier de donner son avis. Les
propositions françaises sont écartées.
Par une erreur postale,
la C.G.T. n’est pas touchée par la lettre où Legien lui
fait part du résultat de la consultation des nations. N’ayant
pas de réponse, elle n’envoie pas de délégués
et la Conférence d’Amsterdam décide que :
Sont exclues des
discussions toutes les questions théoriques et toutes celles
qui ont trait aux tendances et à la tactique du mouvement
syndical dans les différents pays.
À
nouveau, éclatent des bruits de guerre entre la France et
l’Allemagne. À
propos du Maroc, cette fois. Que faire ? S’abstenir ?
Attendre ? Ruminer le refus opposé par l’Allemagne
ouvrière deux ans auparavant ?
Non, ce n’est pas
possible. Et la C.G.T. décide d’envoyer Griffuelhes auprès
de la Commission générale des syndicats allemands afin
d’organiser des deux côtés du Rhin une campagne de
protestation contre la guerre menaçante.
— La loi ne nous
permet pas de faire une telle campagne, en tant que syndicats,
répond-on à Griffuelhes pour l’éconduire. Puis
devant son insistance, on ajoute : Adressez-vous au parti
socialiste.
— Si vous estimez
devoir faire faire votre besogne par le parti socialiste, réplique
Griffuelhes, nous n’avons rien à y voir ; cela vous
regarde seuls, et j’accepte d’accompagner votre délégation,
mais en revendiquant pour les organisations ouvrières
françaises la même autonomie que nous vous
reconnaissons.
La délégation
se rend au Reichstag trouver divers grands députés
sociaux-démocrates. — La guerre à propos du Maroc,
disent ces notables avec un souriant mépris, mais c’est de la
fantaisie diplomatique. Voyez-vous la France et l’Allemagne se battre
pour les plateaux incultes du Maroc ? — Du tout, répond
Griffuelhes, il y a là-bas de riches gisements et vos barons
de la métallurgie et les nôtres se les disputent. — Des mines, au Maroc, mais non ! mais non ! Ce n’est pas
sérieux.
Évidemment,
il n’était pas écrit dans la Bible marxiste qu’il
existe des mines au Maroc et qu’un jour Schneider et Krupp se les
disputant déchaîneraient peut-être la guerre entre
leurs deux pays. Par conséquent les théologiens
allemands devaient l’ignorer. Aujourd’hui, c’est là pourtant
un fait indiscutable. Les hurluberlus avaient raison contre les puits
de science.
Schneider et Krupp se
sont mis d’accord pour détrousser en commun le Maroc. S’ils ne
s’étaient pas entendus, que serait-il advenu ? S’ils se
rebrouillaient demain à propos du partage, qu’adviendrait-il ?
Ce qu’il adviendrait ?
Une bonne guerre qui saignerait à blanc les deux prolétariats,
pendant que les doctes pontifes de la social-démocratie
égrèneraient le chapelet marxiste.
Griffuelhes revint de
Berlin confus et navré. Les syndicalistes purent se demander à
quoi rimait la fameuse phrase : « Travailleurs de
tous les pays, unissez-vous ! »
Fallait-il continuer à
participer au petit jeu du Secrétariat international dont la
seule raison d’être semblait consister uniquement à
déconsidérer l’internationalisme, à en tarir la
foi, à en briser la vigueur au lieu de les décupler ?
Le Congrès confédéral d’Amiens (1906) se posa la
question.
Il n’y répondit
pas nettement et c’est naturel. On hésite à jeter au
diable un instrument qui a donné des déceptions, mais
qui pourrait, qui devrait donner d’immenses résultats. On
temporise ; on espère malgré tout ; on compte
sur la grande vague qui balaiera les hostilités de tactique.
Il n’est pas possible, au fond, que l’ouvrier syndiqué
allemand accepte de casser la figure à un ouvrier français
ou de se faire casser la sienne pour les beaux yeux du roi de Prusse
ou de M. Krupp !
Aussi, le Congrès
d’Amiens adopta-t-il la résolution suivante :
Le Congrès,
après avoir entendu critiques et réponses sur le
passage du rapport relatif aux « rapports
internationaux », approuve l’attitude du Comité
confédéral d’avoir momentanément suspendu les
relations avec le Secrétariat, international qui a refusé
d’inscrire, à l’ordre du jour des Conférences
internationales, les questions de la grève générale,
la journée de huit heures et l’antimilitarisme.
Il invite le Comité
confédéral à reprendre à nouveau les
relations avec le Secrétariat international en demandant à
nouveau l’inscription à l’ordre du jour des questions
précédemment refusées.
Complétée
par cette addition :
Au cas où le
Secrétariat international s’y refuserait, s’abritant derrière
la motion adoptée à Amsterdam, dont il ne voudrait pas
demander l’annulation à la prochaine Conférence, le
Comité confédéral est invité à
entrer en rapports directs avec les autres centres nationaux
affiliés, en passant par dessus le Secrétariat
international.
La Conférence
internationale de Christiania devait y faire une singulière
réponse qui ne jette pas une demi-lumière sur le rôle
auquel on veut reléguer les relations internationales
syndicales :
… La Conférence
reproduit sa résolution, adoptée à Amsterdam,
d’après laquelle les Conférences internationales ont
pour mission :
« De
discuter le rapprochement de plus en plus étroit des
associations professionnelles de tous les pays, la rédaction
des statistiques syndicales uniformes, le soutien mutuel des luttes
économiques, ainsi que toutes les questions qui se trouvent en
relations immédiates avec l’organisation syndicale de la
classe ouvrière ;
« Mais
elle exclut du débat toutes les questions théoriques,
ainsi que celles qui concernent les tendances et la tactique du
mouvement syndical dans les divers pays. »
La Conférence
considère les questions de l’antimilitarisme et de la grève
générale comme des objets qui ne relèvent pas de
la compétence des fonctionnaires syndicaux, mais dont la
solution incombe exclusivement à la représentation
intégrale du prolétariat international, aux Congrès
socialistes internationaux convoqués périodiquement
— d’autant plus que les deux questions ont été
résolues, à Amsterdam et à Stuttgart,
conformément aux circonstances ;
La Conférence
regrette que la Confédération n’ait pas voulu
comprendre que l’attitude de la Conférence internationale des
représentants des centrales nationales a été
parfaitement correcte ; qu’elle ait prétexté de
cette attitude pour rester étrangère à notre
organisation internationale ;
La Conférence
prie instantanément la classe ouvrière de France
d’examiner ces questions susdites de concert avec l’organisation
politique et ouvrière de son propre pays, et, par une adhésion
aux Congrès socialistes internationaux, de collaborer à
la solution de ces questions, et, dans la suite, de s’affilier à
l’organisation syndicale internationale, dans le but de résoudre
les problèmes syndicaux.
Certes, il n’est pas
dans la pensée des syndicalistes français de prétendre
que les questions de la grève générale et de
l’antimilitarisme relèvent de la compétence des
fonctionnaires syndicaux, aussi le Congrès confédéral
de Marseille prit-il le soin de demander l’organisation de Congrès
internationaux où ces questions seraient utilement discutées.
Plus utilement, sans
conteste, que dans les Congrès de propriétaires,
d’avocats, de médecins, de professionnels de la politique que
sont les Congrès internationaux socialistes, où les
préoccupations parlementaires dominent tout, écrasent
tout, enterrent tout.
Peut-on regarder sans
tristesse le chemin fait par les idées de résistance à
la guerre depuis 1891, depuis le Congrès international
socialiste de Bruxelles où Domela Nieuwenhuis défendait
cette résolution :
Le Congrès
déclare que les socialistes de tous les pays répondront
à la déclaration d’une guerre par un appel au peuple,
pour proclamer la grève générale.
Revenue au Congrès
suivant de Zurich (1893), cette idée, bien soutenue par
Dejeante, au nom de la délégation française, fut
assommée par toutes les crosses sociales-démocrates,
depuis Plekanoff jusqu’à Liebknecht, et enterrée pour
de belles années. Il a fallu Hervé, quinze ans plus
tard, pour la ressusciter dans les assises socialistes, mais sans
plus de succès que Domela Nieuwenhuis. Qu’a-t-on fait dans ces
quinze années ? On a dormi.
Et c’est dans ce dortoir
ou ce cimetière qu’on veut envoyer les syndicats ? Merci.
Mais que penser de ce
fameux respect des tendances et des tactiques de chaque pays proclamé
par la résolution d’Amsterdam ? N’est-ce pas mettre les
deux pieds en pleine question de tactique et de tendance que
d’examiner et de trancher pour la France la question des rapports des
syndicats et du parti socialiste et de nous envoyer aux Congrès
internationaux socialistes ?
Ces questions de la
grève générale et de l’antimilitarisme, le
Secrétariat international n’ignore pas que de grands Congrès
internationaux de corporations, comme ceux des mineurs et de la
métallurgie, les ont abordées, discutées,
solutionnées. Elles sont donc bien du domaine syndical.
Pourquoi leur refuser alors l’accès dans des Congrès
internationaux de toutes les corporations ?
Tout simplement parce
qu’il faut empêcher une entente internationale de la classe
ouvrière sur le terrain économique, au risque d’être
sans cohésion, d’être impuissants devant les crimes des
maîtres et des tyrans.
La Conférence internationale de Paris
Arrivons‑y. Le Congrès
confédéral de Marseille décida de participer à
nouveau et activement aux travaux du Secrétariat international
et aux Conférences internationales :
… Le Congrès
affirme son ardent désir de rendre plus étroites et
plus efficaces les relations internationales. Il rappelle la
résolution d’Amiens qu’il complète en donnant mandat au
Comité confédéral de répondre aux
convocations du Bureau international, en lui demandant de mettre à
l’ordre du jour de la première Conférence la question
des Congrès internationaux du Travail où seraient
examinées les questions dont la discussion fut jusqu’ici
systématiquement refusée.
Cette question des
Congrès internationaux fut inscrite à l’ordre du jour
de la Conférence. Le siège de celle-ci fut même
changé et fixé à Paris.
Faut-il attribuer ces
mesures à une détente dans les rapports avec le
syndicalisme français ? À
première vue, on peut les interpréter de cette façon.
À regarder de plus
près, on s’aperçoit qu’il n’en est absolument rien.
Lorsque fut prise la
décision de transférer le siège de la Conférence
à Paris, un fait important venait de se produire : les
syndicalistes révolutionnaires venaient de perdre le
secrétariat de la C.G.T. On crut le moment venu de rallier une
France ouvrière abjurant ses fautes passées. Puis, quel
coup d’épaule pour le réformisme que de le voir appuyé
par toute l’Europe syndicale et… sociale-démocrate .
Mais, la tempête
de la grève des postes avait emporté Niel ; les
révolutionnaires avaient repris le secrétariat de la
C.G.T.
La situation était
tout autre qu’on ne l’espérait. Aussi n’était-on pas
peu inquiet au Secrétariat international ! Si peu
inquiet, qu’on prévoyait des impossibilités à
tenir la Conférence à Paris et qu’en prévision
on avait retenu une salle à Bruxelles où tout le monde
social-démocrate aurait filé. Tout le monde resta à
Paris.
Mais la Conférence
ne fut pas sans saveur ; la grosse question, le « clou »,
c’était, on le pense bien, les Congrès internationaux.
La Conférence
devait durer deux jours : le lundi 31 août et le mardi 1er
septembre. Le mardi après-midi, donc à la dernière
séance prévue, le tour de discussion des Congrès
internationaux arrive. Papelard, le citoyen Camille Huysmans, délégué
de la Commission syndicale belge, mais aussi secrétaire du
Bureau socialiste international, se lève pour demander s’il ne
serait pas préférable de passer auparavant aux menues
questions qui complètent l’ordre du jour. — Elles ne
demanderont pas grande discussion, affirme-t-il, et nous pourrons à
loisir discuter l’importante question soumise par la France.
C’est un vieux tour. La
malice est cousue d’un trop gros fil blanc. On est à la
dernière séance ; les questions que l’on veut
faire passer avant celle des Congrès, prendront toute
l’après-midi et l’on se séparera en disant :
Bonsoir, messieurs les syndicalistes !
Jouhaux ne laisse pas
faire. La question des Congrès gardera son tour. — Qu’à
cela ne tienne, réplique Huysmans. Je n’y attachais pas
d’importance.
Quelle autre malice a
donc dans son sac le secrétaire du Bureau socialiste
international ? On ne va pas tarder à le savoir.
Loyalement, nettement,
Jouhaux expose les raisons qui ont amené la France à
demander l’organisation de Congrès internationaux. Ce n’est
pas une nouvelle question qui se pose ; la France essaya d’en
réaliser l’objet en 1900 ; en 1902, son délégué
à Stuttgart en fit la proposition. Il rappelle le refus de
discuter la grève générale et l’antimilitarisme.
Il évoque la seule objection qui puisse être faite :
les syndicats peuvent aller aux Congrès socialistes
internationaux et il répond : les Congrès
politiques ne peuvent envisager les questions ouvrières. C’est
aux organisations ouvrières elles-mêmes à le
faire.
Il est bref. Huysmans,
cependant, a eu le temps de faire le tour des deux longues tables
autour desquelles sont installés les délégués,
faisant circuler une feuille de papier que chacun signe avec
empressement.
Que contient cette
feuille ? Dès que Jouhaux s’assied, Hueber, de Vienne,
nous en donne lecture sur un ton solennel. Hueber, vous le connaissez
peu. C’était le général social-démocrate
à la Conférence. Autrefois le généralissime,
dans les Congrès politiques comme dans les Congrès
syndicaux, appartenait de droit aux Allemands. Depuis deux ans, les
Autrichiens leur ont damé le pion ; ils ont envoyé
plus de 80 députés socialistes au Parlement.
L’Allemagne en possédant moins a dû abdiquer la
direction de la social-démocratie. Et il fallait voir comment
Hueber menait son escouade et tançait les indisciplinés
ou cognait sur les adversaires. Legien lui-même n’échappa
point à sa férule. Quant à Gompers, il peut se
tenir pour averti qu’il n’en remontrera pas à un vieux lapin
comme Hueber.
Le généralissime
se lève donc et lit :
Au nom des délégués
d’Angleterre, Belgique, Norvège, Autriche, Danemark, Hollande
Suisse, Espagne, Italie, Croatie, Bosnie, Hongrie, j’ai une
déclaration à faire. Il a semblé aux délégués
de toutes ces nations, que la tenue de Congrès ouvriers
internationaux était impossible et inopportune. Ils craignent
que les Congrès ne soient une Babel où aucun travail ne
sera fait.
Surtout, ils estiment
que l’action politique et l’action syndicale sont les deux bras mis
en mouvement par la volonté unique du prolétariat.
Il faut agir avec les
deux bras. Il faut unir les deux mouvements. Ce serait un crime
contre le prolétariat que de ne pas lutter sur les deux
terrains.
Il se rassied, sans
plus. Vous pouvez, délégués de la C.G.T., dire
tout ce que vous voulez, vous connaissez d’avance le sort de votre
proposition. Elle a contre elle toutes les nations. Vous avez donc
intérêt à rentrer vos discours.
Pas mal, n’est-ce pas,
le deuxième tour manigancé par Huysmans ?
Toutes les nations
cependant n’ont pas signé. Il manque la signature de
l’Allemagne. Qu’est-ce à dire ? Legien ruerait-il dans
les brancards sociaux-démocrates ? Il paraît que le
désir ne lui en manque pas. Le joug lui pèse. La
social-démocratie est encore trop avancée pour lui.
Dans un discours
savamment dosé, il rosse d’importance le syndicalisme
français, prétendant qu’il arrive bon dernier dans
l’Internationale syndicale tant au point de vue de l’organisation, de
la cohésion que de l’esprit de sacrifice. Mais il faut faire
risette à Gompers qui a presque subordonné l’adhésion
de l’American Federation of Labor à la transformation
du Secrétariat en Confédération internationale
et à l’organisation de Congrès internationaux.
Les Congrès
internationaux sont impossibles momentanément. Mais dans un
avenir plus ou moins rapproché, à mesure que le
mouvement croîtra en cohésion et en force, ils peuvent
être réalisables.
Si la C.G.T. n’a pas de
grosse caisse, l’argent des cotisations allant non aux caisses
fédérales ou confédérale mais en grande
partie aux milliers de caisses syndicales, il n’en est pas de même
pour l’American Federation et seules, on le sait, les caisses
comptent à certains yeux comme une force.
Hueber se redresse. La
proposition française doit être repoussée
aujourd’hui et pour toujours. Il ne faut plus qu’il en soit question.
Quant à Legien, il ne peut accepter le principe des Congrès,
ce serait en contradiction avec ses principes mêmes.
Il a beau faire ;
Legien a brouillé l’escouade ; Rigola, au nom de
l’Italie, déclare qu’en signant la déclaration il n’a
pas plus voulu fermer la porte à de futurs Congrès que
la leur ouvrir ; Huggler en dit autant pour la Suisse ;
Bergmans, pour la Belgique.
S’il n’y avait eu que la
France en jeu, il est bien certain que l’unanimité de
Christiania se serait retrouvée. Mais il y avait l’American
Federation.
Yvetot et Jouhaux,
cependant, ont foncé dur et droit toute l’après-midi
montrant et remontrant le point où pèse le bât :
Vous craignez que ces Congrès internationaux nuisent aux
Congrès Socialistes.
Ils l’ont fait avec
ardeur, ténacité, habileté. Ils n’ont convaincu
personne, c’est certain. Mais, à tout le moins, ils ont dit
les vérités qu’il fallait faire entendre et prouvé
qu’on n“était pas dupes : il n’y aura pas
d’internationale syndicale parce qu’il existe une internationale
socialiste. Cette dernière ne fait rien, mais cela n’a pas
d’importance. Qu’importe le besoin ? L’organe ne leur est pas
adapté. Qu’il vive quand même et que crève
l’organe qui correspondrait au besoin.
Jouhaux et Yvetot n’ont
convaincu personne. Ils ont tout de même fait un sérieux
plaisir à Gompers. — Toutes mes congratulations pour ce beau
combat, leur crie-t-il, en leur serrant les mains.
Et maintenant ?
L’American Federation
of Labor est adhérente aujourd’hui au Secrétariat
international. Elle pourra cette fois déposer et défendre
des propositions. Reprendra-t-elle à la Conférence de
Buda-Pest ses propositions de cette année ? C’est
possible. Mais ce n’est pas certain. C’est si loin l’Amérique
et les sentiments internationalistes de l’American Federation
paraissent si peu vigoureux !
C’est d’elle, cependant,
que dépend la création véritable de
l’Internationale syndicale. Elle seule pourrait fléchir le
Secrétariat international et décider les syndicaux
allemands à constituer à côté de
l’Internationale parlementaire une Internationale ouvrière.
Dans l’esprit de Gompers comme dans celui de Legien, il est certain
que cette Internationale devrait être animée d’un esprit
terre-à-terre.
Qu’elle se constitue et
nous verrons bien si les nécessités de la défense
ouvrière ne relèveront pas son idéal et son
tempérament. Pour ma part, je ne suis pas pessimiste. Qu’on
mette en face les uns des autres de véritables ouvriers de
tous pays et que les faits surgissent devant eux ; il n’est pas
possible qu’ils ne se haussent à la hauteur des événements.
Mais le rôle des
syndicalistes français est maigre dans cette voie. Ils ont
surtout à attendre. Leurs efforts au sein du Secrétariat
international compteront peu. C’est à une autre tâche
qu’ils doivent se consacrer : aider à faire pénétrer
les idées syndicalistes dans les pays sociaux-démocrates.
Il n’est pas de pays où ne s’affirme une minorité
révolutionnaire, faible ou puissant, souvent en dehors de
l’organisation centrale nationale. Il faut, tout en restant au
Secrétariat international et en participant à ses
Conférences, ne pas perdre de vue ces minorités animées
de conceptions semblables aux nôtres. Il faut que nous suivions
leur mouvement et leur développement comme elles suivront les
nôtres.
Certes, la situation est
difficile et l’on comprend les efforts de certaines de ces
organisations amies pour en sortir. De Arbeid (Le Travail),
l’organe du secrétariat national ouvrier de Hollande disait
notamment dans son numéro du 27 novembre :
En Hollande, le
Secrétariat national du Travail se trouve placé en
dehors de l’Internationale ; en Allemagne, l’Union libre des
syndicats ; en Amérique, les Travailleurs industriels du
monde ; en Espagne, la Solidaridad
Obrera ; en Italie, en Suisse, en Autriche, de larges
masses de syndiqués se trouvent également en dehors des
relations internationales, tandis que, dans les pays scandinaves,
après les événements de Suède, on peut
s’attendre à des changements.
Est-ce que le moment
n’est pas venu pour rechercher sérieusement si cette situation
peut continuer plus longtemps encore ? On attend l’initiative de
la France, nous le savons, mais elle pourrait tarder, de sorte que de
grands intérêts sont négligés entre temps.
Pour nous, il n’y a
rien à gagner par l’affiliation à l’Internationale
syndicale des éléments ouvriers américains
suivant la tactique de la petite bourgeoisie, et, pour la C.G.T.
française, pas davantage.
Il nous semble donc
nécessaire qu’on se pose sérieusement, dans tous les
pays, la question de savoir si l’isolement des organisations
syndicales révolutionnaires doit continuer.
Cet isolement des
organisations syndicales d’esprit révolutionnaire n’est que
trop réel. Mais faut-il y remédier en constituant un
deuxième secrétariat international, Une deuxième
Internationale ? C’est l’opinion de nos amis hollandais. Je ne
la partage pas. Il est trop facile de prévoir que si le
premier organe est volontairement impuissant, le deuxième ne
le serait pas moins malgré toute notre volonté.
La première tâche
à faire c’est de nous resserrer moralement, de nous connaître
mieux, de nous informer mutuellement. L’internationalisme, comme tous
les sentiments, car il est cela d’abord, a besoin d’être
alimenté et il ne peut l’être qu’à une condition,
c’est que nous suivions les grandes luttes soutenues par les uns et
par les autres, que nous vibrions aux succès comme aux revers
de nos amis lointains, que nous enfoncions profondément cette
vérité trop simple pour être longtemps méconnue :
que partout les travailleurs sentent leur exploitation et que
partout, par sursauts ou par efforts tenaces ils font effort pour
redresser leur échine et leur front.
Ainsi se formera
l’atmosphère où pourra pousser vigoureusement, en dépit
de toutes les résistances, l’Internationale syndicale, la
véritable Internationale ouvrière, travaillant à
propager l’internationalisme, un internationalisme qui ne se limite
pas à éviter simplement la guerre — ce n’est là
que sa besogne défensive, négative. pourrait-on dire —
mais à organiser sans souci des frontières l’attaque
contre le capitalisme.
Pierre Monatte