Dans le premier numéro
de la Vie Ouvrière , Merrheim nous a montré
comment cette industrie nouvelle de la houille blanche avait
été accaparée dès sa naissance par un
petit nombre de capitalistes avisés et puissants, et comment
toute l’industrie hydroélectrique française était
rapidement tombée entre les mains de deux groupes seulement de
capitalistes, le groupe Cordier et le groupe de la Société
pyrénéenne.
Or, ce que le
capitalisme réalise du premier coup ou presque, dans les
grandes industries nouvelles comme l’électricité, il
est en train de l’effectuer petit à petit dans les autres
industries, même lorsqu’elles sont anciennes et relativement de
peu d’importance. Un exemple remarquable vient d’en être donné
par les efforts tentés depuis deux ans environ par la
Compagnie pour la fabrication des compteurs et matériel
d’usines à gaz, efforts couronnés de succès
et dont le conseil d’administration a rendu compte à
l’assemblée générale des actionnaires en
septembre dernier.
L’industrie du gaz est
l’une des plus anciennes industries de la période
capitaliste : elle est contemporaine des chemins de fer, c’est
dire qu’elle date de près d’un siècle. En second lieu,
à l’inverse de la grosse métallurgie ou de l’industrie
minière, la fabrication des compteurs et de tout le matériel
des usines à gaz peut se faire en petit ; elle n’exige
pas de capitaux considérables, elle appartient à
l’industrie moyenne.
Or, si l’on suit
l’histoire de la Compagnie pour la fabrication des compteurs,
on s’aperçoit que cette histoire présente d’une façon
des plus typiques les deux phases par lesquelles ont passé les
grandes sociétés américaines pour donner
naissance à ces trusts formidables, que les économistes
officiels voudraient si bien limiter à la seule Amérique.
Dans une première
phase, il s’opère une concentration entre maisons appartenant
à la même industrie. Entre les différents
concurrents qui fabriquent les mêmes. produits ou des produits
analogues, tandis que les plus faibles sont obligés de
disparaître devant les plus forts, des ententes et des fusions
se produisent entre les maisons de force sensiblement égales.
Le premier résultat de ce phénomène est d’amener
une ou deux maisons à se transformer en sociétés
anonymes et à acquérir peu à peu une situation
prépondérante sur le marché, situation qui leur
permettra d’effectuer le second stade de la concentration
capitaliste.
Dans la seconde phase,
ces sociétés, au lieu de se limiter à leur
industrie propre, éprouvent le besoin de se rendre
indépendantes d’une part de ceux qui leur fournissent leurs
approvisionnements en matières premières et, d’autre
part, de ceux qui assurent l’écoulement de leurs produits.
Pour cela, elles s’arrangent pour fusionner avec les sociétés
qui sont leurs fournisseurs et leurs clients, ou tout au moins pour
prendre une grosse quantité de leurs actions, afin d’en avoir
ce que les Américains appellent le contrôle.
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* *
Pour la fabrication des
compteurs, la première phase de la concentration s’est opérée
à l’époque déjà éloignée où
la Compagnie pour la fabrication des compteurs et matériel des
usines à gaz réunit sous sa raison sociale les maisons
autrefois concurrentes qui avaient nom : Nicolas, — Chamon, — Foiret et Cie, — Siry-Lizars et Cie, — Williams, — Michel et Cie.
Cette société
gagna rapidement la première place dans la fabrication des
compteurs et du petit et moyen matériel nécessaire aux
usines à gaz, tels que régulateurs, laveurs,
condenseurs, etc. On s’en rendra compte facilement quand on saura que
la plus importante société après elle, la
Compagnie anonyme continentale, n’a qu’un capital de 1.750.000
francs à opposer aux sept millions de la Compagnie pour la
fabrication des compteurs.
Cette situation
prépondérante permit à la Compagnie des
compteurs de distribuer à ses actionnaires durant de longues
années de beaux dividendes régulièrement
croissants, mais sans sortir pour cela de son domaine, lorsqu’il y a
deux ans, deux nouveaux types de fours construits en Allemagne,
menacèrent de révolutionner la fabrication du gaz :
c’étaient les fours à cornues verticales de Dessau, et
les fours à chambres inclinées de Munich.
La Compagnie des
compteurs, flairant une bonne affaire, s’assura pour la France le
droit de construire ces fours, et elle constitua une filiale, la
Compagnie générale de construction de fours, à
laquelle elle remit le soin d’exploiter plus particulièrement
cette branche de son activité.
Mais dès que la
Compagnie des compteurs eut ainsi élargi son champ d’action en
s’adjoignant la construction des fours, l’une des rares parties d’une
usine à gaz qu’elle ne construisait pas encore, elle sentit la
nécessité de se mettre immédiatement à
réaliser la seconde phase de la concentration, c’est-à-dire
la création de liens étroits avec ses fournisseurs et
ses clients.
Pour se lier avec ses
clients, les usines à gaz, elle aurait pu, comme le font
fréquemment les constructeurs de matériel électrique
pour les Compagnies de tramways, d’éclairage, etc., créer
des filiales qui auraient fondé des usines à gaz et
chez lesquelles elle aurait écoulé ses marchandises.
L’ancienneté de l’industrie du gaz en France ne lui permettait
guère cette opération, toutes les places étant à
peu près prises, mais il restait un autre moyen, plus discret
et presque aussi sûr, c’était de faire pénétrer
ses administrateurs dans les conseils d’administration des Compagnies
gazières. Elle n’y faillit point. C’est ainsi que M. Chamon,
l’un des plus influents de ses administrateurs qui faisait déjà
partie du conseil d’administration de la Société
d’éclairage, chauffage et force motrice [[La présence de M. Chamon
dans la Société d’Éclairage,
Chauffage et Force motrice s’était déjà
manifestée par l’introduction dans le cahier des charges d’une
clause autorisant la Société à imposer à
ses abonnés le type de compteur qu’elle voudrait.
Naturellement, elle imposa les compteurs Duplex, le plus
récent type de la Compagnie pour la fabrication des
compteurs, si bien que les nouveaux abonnés, possesseurs
d’un autre compteur, même fabriqué par la Compagnie des
Compteurs, mais d’un type plus ancien, doivent le mettre au rancart
et acheter un compteur Duplex.]],
chargée de l’éclairage de la banlieue parisienne, s’est
fait en outre nommer administrateur de la Société du
Gaz de Paris dans le courant de cette année.
Pour ce qui est de
l’entente avec les fournisseurs de matières premières,
elle s’est opérée au grand jour par des fusions et par
des achats d’actions.
C’est ainsi que pendant
le dernier exercice, la Compagnie des compteurs a conclu des accords
avec les maisons qui fournissent les deux matières premières
qui sont la base de la fabrication du matériel métallurgique,
la terre réfractaire et le fer.
Pour la terre
réfractaire, la filiale de la Compagnie des compteurs, la
Compagnie générale de construction de fours
fusionnait d’une part avec la maison Lachomette, Villiers
et Cie de Lyon, l’une des plus importantes maisons
françaises pour la fabrication des cornues à gaz et
autres produits réfractaires, et, d’autre part, sachant
combien les Allemands ont poussé à un haut degré
de perfection cette industrie des produits réfractaires, cette
même Société signait un accord avec le Stettiner
Chamotte Fabrik, une des plus puissantes maisons allemandes,
accord sur lequel le conseil d’administration donne peu
d’explications, mais qui tend vraisemblablement à assurer en
France l’écoulement des produits de la Stettiner, et à
réserver cet écoulement à la Compagnie des
compteurs et à ses filiales.
Pour ce qui est du fer,
la Compagnie des compteurs souscrivait l’augmentation de capital
effectuée par la Société des Ateliers de
Montreuil, maison de chaudronnerie au capital de 1.200.000 francs, et
prenait même en outre un bon nombre des actions anciennes de
façon, dit le rapport, à avoir « une part
très importante » dans le capital de cette société.
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* *
Avec une telle
organisation, on peut dire que le trust de la construction des usines
à gaz est fondé. Sans doute, son champ d’action ira
encore en se développant, sans doute des ententes ou des
fusions seront encore effectuées avec de nouveaux clients et
de nouveaux fournisseurs, mais les caractéristiques du trust
sont déjà posées.
Il ne faut pas croire en
effet qu’un trust n’existe que le jour où il a tué tous
ses concurrents et où il reste le seul fabricant de son
produit dans un pays donné. Les trusts américains
eux-mêmes n’arrivent pas à ce résultat. C’est
ainsi que le fameux trust de l’acier, le trust de Carnegie et de
Rockefeller n’a jamais fourni plus de 45 % de la fonte produite
par les États-Unis,
et plus de 70 % de l’acier. Mais ce qui constitue sa puissance,
c’est qu’il forme un organisme vraiment indépendant, qui n’est
soumis aux exigences ni de ses fournisseurs, ni des quelques gros
intermédiaires qui constituent d’ordinaire l’essentiel de la
clientèle. Le trust de l’acier n’achète pas en effet
ses matières premières puisqu’il possède
lui-même ses mines de fer et de charbon, et il vend directement
au public, à l’armée innombrable de tous ceux qui
consomment du fer, puisqu’il amène lui-même, dans ses
propres usines, le fer à l’état de produits finis. Sa
puissance n’est donc limitée de part et d’autre que par des
forces naturelles : la richesse des mines et la consommation de
fer.
L’exemple de la
transformation que subit actuellement cette antique industrie de la
fabrication des compteurs et du matériel des usines à
gaz montre qu’il en est de même dans notre vieux pays de
France. Les entreprises capitalistes ne voient plus leurs puissances
respectives limitées les unes par les autres. Dans tous les
domaines le capital tend à s’émanciper, il tend à
se débarrasser des entraves que lui apportent les autres
capitaux. Il ne reste donc plus qu’une force capable de limiter sa
puissance : c’est la force ouvrière.
R. Louzon