La publication par la
Guerre Sociale[[Nos des 6 et 13 octobre 1909.]],
de quelques documents curieux autant qu’intéressants sur les
relations de Keufer, secrétaire général de la
Fédération du Livre, n’a pas été sans
causer une profonde surprise chez tous ceux qui jugent les militants
ouvriers d’abord sur leur valeur morale.
Avant ces révélations,
Keufer jouissait, il faut le reconnaître, d’une réputation
de grand honnête homme qui semblait solidement établie.
Ses relations avec les gens de gouvernement n’étaient
cependant pas ignorées. Et ses fréquentations avec les
partisans de la paix sociale résultaient trop logiquement de
son syndicalisme modéré pour que ses adversaires de
tendance fussent scandalisés des témoignages de
sympathie qui tombaient de la tribune de la Chambre à son
adresse.
Griffuelhes lui-même,
non suspect de tendresse pour Keufer, le croyait capable de se
refuser à certaines besognes[[« La Leçon du passé » (Vie Ouvrière no 1.]].
Prudent et avisé,
Keufer n’avançait rien qui pût compromettre ses
doctrines les plus chères. Malgré des controverses et
des polémiques très vives, il restait, aux yeux de la
plupart de ses adversaires, le « croyant »
positiviste, l’homme de foi fortement attaché aux principes
réformistes. Il ne permettait pas qu’on doutât de sa
sincérité, et, du reste, il n’hésitait pas à
faire son propre éloge, invoquant les innombrables services
rendus à sa corporation « dans les moments
difficiles et sous les plus lourdes responsabilités ».
Il osait affirmer publiquement sa probité, son
désintéressement, sa loyauté…
Keufer, dont les
opinions politiques ne dépassent pas celles des petits
bourgeois républicains, s’était même acquis des
sympathies dans le monde socialiste quand, dédaignant les
vains honneurs, il avait refusé le ruban rouge que lui offrait
M. Millerand, alors ministre du Commerce. Il ne s’était même
pas laissé corrompre, affirme-t-on, par la candidature
officielle qui pouvait lui assurer une place au Parlement.
Le parti réformiste
ne pouvait donc faire choix d’un porte-parole plus autorisé ni
d’un apôtre mieux auréolé pour le représenter
au sein de ce Conseil supérieur du Travail où, depuis
plusieurs années, Keufer partage la vice-présidence
avec M. Heurteau.
*
* *
Les faits reprochés
à Keufer — même exposés très simplement, — sont suffisamment graves pour qu’il ne soit pas nécessaire
de les dramatiser : Keufer, l’homme le plus en vue du
syndicalisme réformiste ; Keufer, secrétaire
général d’un groupement ouvrier adhérent à
la Confédération Générale du Travail, a
sollicité du ministre de la Guerre la rosette de la Légion
d’honneur pour un commandant de gendarmerie.
Sous le ministère
de M. Clemenceau, il était permis à Keufer d’aller,
pacifiquement, de l’un à l’autre côté de la
barricade. Et sa sollicitude se répandait indistinctement sur
les antagonistes : gouvernés et gouvernants, ouvriers et
gendarmes…
La logique qui s’attache
à la défense des intérêts ouvriers ne
devait-elle pas interdire au représentant de la Fédération
du Livre de solliciter d’abord des croix pour ses camarades
syndiqués, puis la rosette pour son camarade commandant de
gendarmerie ?
Keufer n’a pas senti
tout cela.
Pour répondre aux
« odieuses attaques » dont il était
l’objet de la part d’une « poubelle », Keufer a
avoué. Et, pour la paix de sa conscience, il s’est déclaré
tout prêt à recommencer[[« Explications nécessaires » (Typographie française, 16 octobre 1909.)]].
Saisi de cet incident,
le Comité central de la Fédération du Livre, qui
ne s’attarde pas aux bagatelles de la porte, ne s’émeut point,
et « considérant que les accusations portées
par la Guerre Sociale contre Keufer ne se rapportent en aucune
façon à ses fonctions et ne diminuent en rien la
confiance que les fédérés peuvent avoir dans sa
vigilance à défendre les intérêts
corporatifs, passe à l’ordre du jour. »
Les considérants
de cet ordre du jour prouvent seulement que les membres du Comité
central considèrent les faits de façon toute spéciale.
Si Keufer, « homme privé », est allé
solliciter une haute faveur pour le commandant de gendarmerie pauvre
et honnête, c’est bien à « M. Keufer,
secrétaire général de la Fédération
du Livre », que le ministre de la Guerre a fait parvenir
sa réponse. Que serait l’influence de Keufer si à son
nom ne s’attachait la qualité de représentant d’un
groupement de plus de dix mille ouvriers ?
*
* *
Comment l’homme, qui
semblait accomplir pieusement ses fonctions comme un prêtre
exerce son sacerdoce, a‑t-il pu compromettre tout ce passé
qu’il invoquait pour imposer le respect de sa doctrine et de ses
convictions ?
Pourquoi le Comité
central, qui pouvait adresser un blâme, exprimer des regrets ou
se taire, a‑t-il jugé préférable, en cette
occasion, de se livrer à une manifestation bienveillante ?
Burgard, premier lieutenant de Keufer, crut même bon de couvrir
celui-ci de son inaltérable amitié[[ Typographie française, 16 octobre 1909.]],
dans l’espoir, sans doute, de s’assurer la complicité des
gendarmes pour employer contre les jaunes du Livre « la
machine à bosseler de nos camarades terrassiers»[[ Typographie française, 16 septembre 1909.]].
Pour apprécier de
tels actes, pour en interpréter l’exacte signification, il
faut avoir observé de bien près Keufer et tous ceux
qu’il a nourris de son modérantisme.
Le Comité central
de la Fédération du Livre est composé d’hommes
qui, sous l’influence incontestable de Keufer, se sont créé
une mentalité bien spéciale. Et ils peuvent d’autant
moins échapper à sa tutelle qu’ils ne sont et ne
resteront membres du Comité que par la volonté
dispensatrice de Keufer. De plus, les conditions matérielles
de chacun d’eux sont bien faites pour faciliter l’harmonie entre tous
et la soumission au chef incontesté. Les membres du Comité
central sont recrutés parmi des typos qui occupent ou sont en
voie d’occuper des situations privilégiées. Les misères
dont souffre la masse restent généralement ignorées
d’eux, et, s’ils ne jouissent pas pleinement de la vie facile qui
embourgeoise, ils goûtent sûrement les avantages d’une
situation relativement douce. Nullement tentés de
« s’emballer », ils envisagent, au contraire,
trop froidement — quand ce n’est pas avec indifférence —
des choses qui, pour être solutionnées, demanderaient
quelque ardeur.
Quand on sait tout cela,
on conçoit aisément pourquoi ces hommes, qui ne sont
pas tous inintelligents ou foncièrement mauvais, deviennent
des citoyens calmes, pondérés, conciliants, auxquels
échappe l’immoralité de certains actes, au point de vue
ouvrier. C’est l’enlisement en pente douce. Les uns commencent par
faire décorer un collègue, les autres le félicitent.
Et c’est cette non-résistance aux gestes familièrement
immoraux qui laisse le champ libre à l’homme qui eût pu,
sans cela, rester le plus digne d’entre les représentants de
la Fédération du Livre.
*
* *
Malgré toutes ses
faiblesses, Keufer pouvait laisser derrière lui une oeuvre
intéressante. Mais il veut encore être le secrétaire
perpétuel de la Fédération du Livre, comme s’il
supposait qu’après lui rien ne sera plus. À
pas chancelants, il persiste à vouloir orienter et guider une
génération qui ne partage pas ses idées
philosophiques et envisage la lutte sous des formes nouvelles. Aussi,
en dépit des protestations d’amitié de son fidèle
état-major, Keufer ne conservera pas toute la confiance de
l’immense majorité sur laquelle il s’est appuyé durant
près de trente années. Sa situation, à Paris
tout particulièrement, n’est plus très brillante depuis
la grève de 1906. Les typos ne veulent pas lui permettre de
nier les résultats d’une grève qu’ils firent sans lui
et dont ils se déclarent satisfaits. L’attitude qui lui fut
reprochée lors de la grève protestataire de
vingt-quatre heures est encore jugée sévèrement[[La vivacité des attaques oblige parfois à formuler trop brièvement les griefs. C’est ainsi qu’a propos de cette grève protestataire on a couramment qualifié Keufer de « traître », de « vendu ». Il avait bien, en effet, adressé à l’agence Havas un communiqué qui pouvait arrêter le mouvement des typos. Avait-il reçu des ordres du Ministère ? La preuve n’en peut pas être fournie. Mais c’est déjà trop s’il n’a dans toutes les circonstances semblables — rnême de bonne foi — rendu aux gouvernants que le bon service de ne pas les embêter.]].
Il ne peut même plus se présenter devant les assemblées
générales de la section parisienne qui compte près
du tiers de l’effectif fédéral. Cette abstention est
symptomatique ; elle témoigne de l’impopularité
grandissante de Keufer et de son impuissance à rallier les
troupes qui lui seraient pourtant indispensables pour la prolongation
de son règne. Il ne reconquerra pas Paris. Conservera-t-il le
puissant appui des sections provinciales ?
Avant un an, le Congrès
de Bordeaux se prononcera sur certaines modifications aux statuts de
la Fédération. Ce Congrès pourrait accomplir une
réforme pressante : il devrait d’abord changer le mode
d’élection qui permet aux hommes tout-puissants du Comité
central d’interdire à toute opposition l’accès de la
représentation fédérale. Mais Keufer et ses
successeurs éventuels accepteront-ils une réforme qui
s’impose pour l’avenir de l’organisation qu’ils représentent ?
Keufer reconnaîtra-t-il la nécessité d’entendre
parfois des avertissements, ou voudra-t-il continuer à exclure
systématiquement ceux qui ne craindraient pas de combattre ses
erreurs et oseraient lui crier casse-cou ? C’est peu probable.
N’étant même pas libéral, il ne peut se montrer
tolérant. Pour se poser en victime, il répond aux
critiques qui le touchent en dénonçant invariablement
la mauvaise foi de ses adversaires. Il ne sait tolérer que les
admirateurs, les courtisans dont le langage ne peut lui rappeler les
fortes idées d’émancipation de ces « trimardeurs
obscurs » qui furent les pionniers de la Fédération.
*
* *
La faute de Keufer ne
fait pas seulement sentir la nécessité d’une
protestation indignée, elle éveille aussi des craintes,
des soupçons qui peuvent atteindre les militants de toutes les
tendances.
Les représentants
de la classe ouvrière ont trop souvent la possibilité
de décréter eux-mêmes leur inamovibilité
et d’agir selon leur bon plaisir. C’est un réel danger, un
danger permanent qu’il est urgent de conjurer, dans le Livre et
ailleurs.
Louis Mangin