La Presse Anarchiste

La mégère apprivoisée

Sans
doute il est trop tard pour par­ler encore d’elle, mais comme cette
actua­li­té-là est de tous les temps, peut-être
puis-je en dire deux mots. 

Le
public a goû­té à ce spec­tacle un plai­sir très
vif dans lequel il entrait assu­ré­ment un peu de cette sorte de
com­plai­sance dont béné­fi­cient les auteurs et les
acteurs à suc­cès. On leur est recon­nais­sant, par
avance, de la peine qu’on sait bien qu’ils se sont don­nés pour
nous émou­voir ou nous amu­ser et la nou­veau­té qu’ils
pré­sentent trouve tou­jours une salle favo­ra­ble­ment disposée.
Si le résul­tat est conforme à l’at­tente du spectateur,
celui-ci est dou­ble­ment satis­fait parce qu’il ajou­te­ra une nouvelle
impres­sion agréable à d’autres émotions
anté­rieures de même nature. 

Son
juge­ment s’exerce mal dans ces condi­tions. J’a­voue qu’il m’a fallu
faire effort pour échap­per au charme dan­ge­reux de cette jolie
pièce, admi­ra­ble­ment mise en scène et si drôlement
jouée. 

J’i­gnore
si l’a­dap­ta­tion de M. de La Fou­char­dière est plus conforme au
texte ori­gi­nal que la ver­sion de Paul Delair adop­tée par la
Comé­die Fran­çaise. Cela n’a d’ailleurs qu’une
impor­tance secon­daire, ce n’est pas de Sha­kes­peare qu’il s’a­git ici. 

En
effet, cette Mégère n’est pas appri­voi­sée tout à
fait comme l’autre, et nous voyons un Petruc­chio assez différent.
Gémier pro­mène dans toute la pièce un fouet qui
a dès le pre­mier acte une signi­fi­ca­tion fort nette et qui
prend à la fin l’im­por­tance d’un sym­bole, lorsque l’acteur,
jugeant qu’il n’a plus d’u­ti­li­té entre ses mains, le jette,
puis, se ravi­sant, vient l’of­frir géné­reu­se­ment au
public avant de s’en défaire. 

Ce
fouet m’a trou­blé. Bien qu’il ne serve pas effec­ti­ve­ment, il
vaut par la menace qu’il consti­tue. C’est un fouet de Damoclès.
Je regar­dais les femmes dans la salle. Il ne m’a pas paru qu’elles
fussent indi­gnées, ni même sim­ple­ment gênées.
Et cela aus­si mérite d’être retenu. 

Dans
la Mégère de Delair, Petruc­chio est un homme averti
dont le sys­tème pour­rait s’ap­pli­quer indif­fé­rem­ment à
l’un et à l’autre sexe. On ne le sou­tien­drait pas pour le
pro­cé­dé Gémier. En tout cas, celui de Delair n’a
rien que d’in­gé­nieux, sans paraître cho­quant. Je suppose
qu’on a fabri­qué ain­si une Mégère Apprivoisée
pour Comé­die Fran­çaise. Il fau­drait alors savoir gré
à M. de La Fou­char­dière d’a­voir réta­bli la
véri­té sha­kes­pea­rienne. Tou­te­fois, une observation
d’im­por­tance s’im­pose : c’est que nos mœurs ont évolué
et que si quelques kan­tiens attar­dés le considèrent
encore comme un moyen de gou­ver­ne­ment, dans le domaine privé,
tout au moins, et sur­tout chez les gens culti­vés, le fouet a
per­du toute valeur éducative. 

Aujourd’­hui,
on ren­con­tre­rait dif­fi­ci­le­ment, je crois, en dehors d’un monde très
spé­cial, un mon­sieur capable de se for­ger du bon­heur conjugal
au moyen d’un tel ins­tru­ment, sa femme fût-elle douée
d’un carac­tère plus exé­crable, et ce n’est pas peu
dire, que celui de Catha­ri­na. D’a­bord parce que nous sommes plus
poli­cés ; ensuite, parce que le rôle social de la
femme a légè­re­ment dépas­sé la définition
qu’en donne l’é­pouse assa­gie de Gémier au dernier
tableau. 

On
peut ima­gi­ner, enfin, que Catha­ri­na réagi­rait vio­lem­ment. Mais
cela, je n’ose pas, et je m’en excuse, l’af­fir­mer avec autant
d’assurance. 

Auguste
Bertrand

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