La Presse Anarchiste

Les problèmes de demain

La
vieille ques­tion du maxi­ma­lisme et du mini­ma­lisme prend, à
l’heure qu’il est, un aspect tout à fait dif­fé­rent de
celui d’il y a quelques années. Moi­tié par manque de
foi dans la réa­li­sa­tion de l’i­déal socia­liste dans un
ave­nir tan­gible, moi­tié pour des rai­sons de tac­tique, les
par­tis socia­listes avaient éla­bo­ré naguère des
pro­grammes mini­mums, et avaient fini par en faire l’u­nique contenu
réel de leur action quo­ti­dienne. Contre ce réformisme,
contre ce pos­si­bi­lisme, s’é­le­vaient les anarchistes,
convain­cus que rien ne peut rem­pla­cer l’ac­tion en vue de l’idéal
entier et que tout frac­tion­ne­ment de cette action ne peut que lui
por­ter pré­ju­dice. Et le conflit entre ces deux points de vue a
rem­pli toute l’his­toire du mou­ve­ment socia­liste, depuis
l’In­ter­na­tio­nale jus­qu’à nos jours. 

Mais
voi­ci la situa­tion entiè­re­ment chan­gée, du fait des
révo­lu­tions écla­tées dans les pays de l’Europe
qui, il y a quelques années seule­ment, étaient les plus
arrié­rés. Le carac­tère net­te­ment social de ces
révo­lu­tions indique que la chute de la domi­na­tion bourgeoise,
n’est plus un sujet de pro­pa­gande théo­rique, ou de prédictions
his­to­riques : c’est la réa­li­té de demain. En
Rus­sie, en Autriche, en Alle­magne, le mou­ve­ment entraîne les
grandes masses ; il fait déjà trem­bler la
bour­geoi­sie des pays que la conta­gion n’a pas encore atteinte. De
nou­veau, la ques­tion du maxi­ma­lisme et du mini­ma­lisme se pose. Parmi
les mili­tants du mou­ve­ment socia­liste et syn­di­ca­liste, les uns
saluent avec joie toutes les ten­ta­tives d’émancipation
éco­no­mique et tra­vaillent à les étendre ;
les autres s’ar­rêtent, hési­tants, devant l’énormité
de la tâche à accom­plir et se deman­dant s’ils sauront
être à la hau­teur de la situa­tion ; ils voudraient
écar­ter d’eux cette res­pon­sa­bi­li­té, voire choi­sir pour
le mou­ve­ment des masses un moment favo­rable. Il leur semble que la
masse n’est pas prête, et ils vou­draient gagner, ne serait-ce
que quelques années encore, pour acti­ver sa préparation,
pour cela, il leur faut tâcher de don­ner au mou­ve­ment un cours
plus calme, de lui indi­quer pour objet des per­fec­tion­ne­ments de la
légis­la­tion ouvrière ou les luttes purement
corporatives. 

Pour
choi­sir entre ces deux points de vue en lutte, il ne nous suf­fit pas
de nous lais­ser gui­der par notre sen­ti­ment révolutionnaire,
ni même par notre dévoue­ment à l’i­déal. Il
nous faut cher­cher les ensei­gne­ments de l’His­toire, il nous faut
contrô­ler notre sen­ti­ment par la cri­tique, il faut remon­ter aux
prin­cipes fon­da­men­taux de notre doctrine. 

En
repre­nant la publi­ca­tion des Temps Nou­veaux, au milieu de ces
condi­tions entiè­re­ment chan­gées, nous devons dès
le début, dès notre pre­mier numé­ro, don­ner une
réponse nette à cette ques­tion vitale. De cette réponse
dépen­dra notre atti­tude au milieu des événements
à venir. 

O

Rap­pe­lons
notre concep­tion géné­rale de la marche des grands
mou­ve­ments sociaux, concep­tion entiè­re­ment différente
de celle qui ins­pire les par­tis qui divisent leurs objec­tifs en but
final et buts immédiats. 

Com­ment
les grands mou­ve­ments d’é­man­ci­pa­tion se sont-ils déroulés
dans le pas­sé ? La lutte contre l’ordre des classes
exis­tant ne com­mence d’a­bord qu’au sein d’une petite minorité
à laquelle les cir­cons­tances ont per­mis de ressentir
l’op­pres­sion et aus­si l’es­poir d’y mettre fin — plus que la grande
masse. Sur celle-ci, l’op­pres­sion pèse trop lour­de­ment pour
que le nombre de ceux qui arrivent à se libérer
men­ta­le­ment et à entrer en lutte puisse être, au début,
consi­dé­rable. Mais la mino­ri­té révolutionnaire
lutte à ses risques et périls, sans s’inquiéter
de savoir si elle est sui­vie. Peu à peu, elle com­mence à
l’être ; on le voit sinon dans les faits, du moins par
l’é­tat des esprits. La lutte cou­ra­geuse des uns dimi­nue la
crainte des autres ; l’es­prit de révolte croît. On
ne com­prend pas tou­jours très bien quel est le but poursuivi
par les révol­tés, mais on com­prend contre quoi ils
luttent, et cela leur attire des sym­pa­thies. Le moment vient enfin où
un évé­ne­ment, quel­que­fois insi­gni­fiant en lui-même,
un acte saillant de vio­lence ou d’ar­bi­traire, pro­voque l’explosion
révo­lu­tion­naire. Les évé­ne­ments se précipitent,
une nou­velle expé­rience s’ac­quiert tous les jours, au milieu
de l’a­gi­ta­tion intense des esprits, la pen­sée des masses se
déve­loppe à pas de géant. L’a­bîme entre
elle et la mino­ri­té révo­lu­tion­naire diminue. 

À
l’is­sue de la période révo­lu­tion­naire — et cela que
la révo­lu­tion soit vic­to­rieuse ou écra­sée — la
men­ta­li­té géné­rale se trouve por­tée à
un niveau auquel n’a­vaient pu l’é­le­ver tous les efforts des
longues armées d’une patiente pro­pa­gande. L’i­déal de la
mino­ri­té révo­lu­tion­naire n’est pas entièrement
réa­li­sé, mais ce qui est réa­li­sé (dans
les faits ou dans les esprits) s’en rap­proche, et cela d’au­tant plus
que cette mino­ri­té avait mis plus de convic­tion et
d’in­tran­si­geance dans son action. Ce qui est réalisé,
c’est une par­tie de son pro­gramme ; le reste sera le patrimoine
de la géné­ra­tion sui­vante, le mot d’ordre de l’ère
nou­velle inau­gu­rée par la l’é­vo­lu­tion. Car une
révo­lu­tion n’est pas seule­ment la conclu­sion d’une évolution
qui l’a pré­cé­dée, elle est aus­si le point de
départ de celle qui la sui­vra et qui se consa­cre­ra précisément
à la réa­li­sa­tion des idées qui, au cours de la
révo­lu­tion, n’ont pas pu trou­ver d’é­cho suffisant. 

Même
lors­qu’une révo­lu­tion est vain­cue, les prin­cipes proclamés
par elle ne péris­sent jamais. Toutes les révo­lu­tions du
XIXe siècle ont été des défaites,
mais cha­cune d’elle a été un pas en avant vers la
vic­toire. La révo­lu­tion de 1848, qui a trom­pé les
espé­rances ouvrières, a défi­ni­ti­ve­ment creusé,
dans les jour­nées de juin, un abîme entre les ouvriers
et la bour­geoi­sie répu­bli­caine ; elle a aus­si dépouillé
le socia­lisme de son carac­tère mys­tique et reli­gieux et l’a
rat­ta­ché au mou­ve­ment social réel. La Com­mune de Paris,
noyée dans le sang, a sapé le culte de la
cen­tra­li­sa­tion éta­tiste et pro­cla­mé les principes
d’au­to­no­mie et de fédé­ra­lisme. Et la révolution
russe ? Quelles que soient ses des­ti­nées futures, elle
aura pro­cla­mé la déchéance de la domination
capi­ta­liste et les droits du tra­vail ; dans un pays où
l’é­tat d’op­pres­sion des masses était plus révoltant
que par­tout ailleurs, elle a pro­cla­mé que ce sont ces masses
qui doivent être désor­mais maî­tresses de la vie.
Et quel que soit l’a­ve­nir, rien ne pour­ra retran­cher cette idée
des luttes futures : le règne des classes possédantes
est vir­tuel­le­ment fini. 

O

Ce
sont ces consi­dé­ra­tions géné­rales qui nous
dic­te­ront la réponse à la ques­tion : les
condi­tions sont-elles prêtes pour la révolution
sociale ? Toutes les dis­ser­ta­tions sur la ques­tion de savoir si
la masse est « prête » ou « n’est
pas prête » sont tou­jours enta­chées d’erreur,
qu’elles soient de ten­dance pes­si­miste ou opti­miste. Nous n’avons
aucun moyen d’é­va­luer tous les fac­teurs qui font qu’un milieu
social est prêt. Et d’ailleurs, qu’ap­pelle-t-on « être
prêt » ? Atten­drons-nous que la majorité
de la popu­la­tion soit deve­nue socia­liste ? Mais nous savons
par­fai­te­ment que c’est là une chose impos­sible dans les
condi­tions actuelles. Si l’on pou­vait ame­ner par la pro­pa­gande, par
la seule édu­ca­tion, une trans­for­ma­tion radi­cale des
concep­tions, des sen­ti­ments, de toute la men­ta­li­té de la
masse, pour­quoi vou­loir une révo­lu­tion vio­lente, avec toutes
ses souf­frances ? À quelque moment qu’on la considère,
la masse n’est jamais « prête » pour
l’a­ve­nir et elle ne le devien­dra jamais : une explosion
révo­lu­tion­naire se sera pro­duite avant. Il n’est pas au
pou­voir des révo­lu­tion­naires de choi­sir leur moment, de tout
pré­pa­rer et de faire écla­ter la révo­lu­tion à
volon­té, comme on fait par­tir un feu d’artifice. 

Ceux
qui consi­dèrent tou­jours les grands mou­ve­ments comme
pré­ma­tu­rés se placent géné­ra­le­ment au
point de vue de la réa­li­sa­tion de cer­taines « conditions
his­to­riques objec­tives » : degré de
l’é­vo­lu­tion capi­ta­liste, état de l’industrie,
déve­lop­pe­ment des formes pro­duc­trices, etc. Mais ils ne voient
pas que ces dogmes croulent devant leurs yeux —  comme ont croulé
leurs pro­grammes mini­mums — sous la pres­sion de la vie. Les
mar­xistes les plus convain­cus sont obli­gés de reconnaître
le fait que la révo­lu­tion sociale a débu­té, non
pas dans un pays de capi­ta­lisme avan­cé, mais dans un pays très
arrié­ré à ce point de vue et sur­tout agricole,
et que, par consé­quent, il y a là d’autres fac­teurs en
jeu que le déve­lop­pe­ment des forces pro­duc­trices. D’ailleurs,
s’ils vou­laient péné­trer un peu plus avant dans le fond
de la ques­tion, ils auraient pu tirer cette conclu­sion du marxisme
lui-même, trans­for­mant ain­si celui-ci en son contraire :
en une théo­rie de pro­grès actif, réalisé
par les efforts des indi­vi­dus. On trouve, chez Marx, une phrase
pré­cieuse : « L’hu­ma­ni­té ne se pose
jamais que les énigmes qu’elle peut résoudre ».
Autre­ment dit, si un idéal est conçu au sein d’une
col­lec­ti­vi­té, c’est que les condi­tions néces­saires à
la réa­li­sa­tion sont pré­sentes. Conti­nuant cette pensée,
nous dirons qu’à par­tir de ce moment, à par­tir du
moment où un idéal est for­mu­lé par la minorité
d’a­vant-garde, sa réa­li­sa­tion n’est plus qu’une ques­tion de
rap­port entre les forces en pré­sence : le passé,
qui a fait son temps, et l’a­ve­nir inévi­table. Graduellement,
au prix d’une lutte pénible et de sacri­fices innom­brables, le
pla­teau de la balance penche du côté de l’a­ve­nir. À
l’heure actuelle, après une lutte sécu­laire pour
l’é­ga­li­té éco­no­mique, après une
pro­pa­gande sécu­laire des idées socia­listes, nous sommes
témoins d’une vaste ten­ta­tive de réa­li­sa­tion. Elle aura
encore des revers, des reculs, aus­si bien dans sa lutte contre les
enne­mis que dans son évo­lu­tion inté­rieure, et il ne
fau­drait pas croire que nous nous trou­ve­rons dès demain au
sein d’une socié­té anar­chiste telle que nous la
vou­drions. Mais on ne peut atteindre une exis­tence meilleure qu’en
essayant de la conqué­rir ; l’ex­pé­rience est la
seule voie qui y mène, et il n’y en a point d’autre. Au lieu
de nous deman­der : les condi­tions sont-elles mûres ?
les masses sont-elles prêtes ? deman­dons-nous plutôt :
sommes-nous prêts, nous ? Que pou­vons-nous proposer
comme mesures pra­tiques concrètes « au len­de­main de
la vic­toire, en vue de la réa­li­sa­tion de notre
socia­lisme, du com­mu­nisme s’or­ga­ni­sant en dehors et contre tout
État ? Quelles sont les mesures à élaborer,
les condi­tions à étu­dier au préalable ? »
C’est là que doit être notre grande préoccupation ;
ce que nous devons, ce n’est pas craindre d’être dépassés
par les évé­ne­ments, c’est nous y préparer
acti­ve­ment dès main­te­nant, en nous rap­pe­lant tou­jours cette
véri­té qu’un idéal n’est réa­li­sable que
dans la mesure où les hommes croient à sa réalisation
et y consacrent leur énergie.

M.
Isidine

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