La Presse Anarchiste

À propos d’A.S. Neill et de ses méthodes d’éducation

Dans le fas­ci­cule de jan­vier-février de l’U­nique|Du Haut de mon mira­dor, L’u­nique n°7, nous avons par­lé de l’é­cole de Sum­me­rhill, que dirige un édu­ca­teur bien connu de tous ceux qui, dans les pays de langue anglaise, s’in­té­ressent aux ques­tions d’é­du­ca­tion, A. S. NEILL. Nous n’a­vons pas encore pu entrer direc­te­ment en rap­port avec lui, mais à pro­pos d’un volume qu’il vient de publier Des cœurs, non des têtes à l’é­cole (Hearts, not Heads in the School), un récent numé­ro de l’heb­do­ma­daire Free­dom nous four­nit quelques aper­çus et sur ce livre et sur les méthodes d’é­du­ca­tion envi­sa­gées par l’a­ni­ma­teur de l’é­cole de Sum­me­rhill, qui compte déjà 23 années d’exis­tence, et dont l’in­fluence sur des mil­liers de parents et d’é­du­ca­teurs a été incalculable. 

Après avoir rap­pe­lé cette défi­ni­tion de William God­win que « le véri­table objet de l’é­du­ca­tion est d’en­gen­drer le bon­heur », l’au­teur de l’ar­ticle, Tom Ear­ley, expose le thème cen­tral du livre en ques­tion, c’est que l’é­du­ca­tion a fait faillite parce qu’elle s’est inté­res­sée aux têtes (aux cer­veaux) et non aux cœurs. Nos écoles ont concen­tré leur acti­vi­té sur la pen­sée et non sur le sen­ti­ment, avec comme résul­tat la répres­sion de nos vies émo­tion­nelles. Les émo­tions ain­si refou­lées, contra­riées, se sont avé­rées dan­ge­reuses, socia­le­ment hos­tiles, finis­sant par s’ex­té­rio­ri­ser dans l’au­to­ri­ta­risme et la guerre. 

Neill, tou­jours d’a­près l’au­teur de l’ar­ticle, étant inca­pable de s’en tenir à un thème unique, car il écrit comme il parle — et c’est pro­ba­ble­ment pour­quoi ses ouvrages sont si lisibles et contrastent avec la majo­ri­té des livres trai­tant du pro­blème de l’é­du­ca­tion, si lourds et si ennuyeux — Neill donc se livre sans cesse à des digres­sions, qui tout en étant pro­fi­tables, inté­res­santes, le portent à se contre­dire, à se répé­ter, etc. 

L’é­du­ca­tion dis­pen­sée en URSS l’a déçu. L’a­bo­li­tion de la co-édu­ca­tion, la créa­tion de pry­ta­nées pour jeunes offi­ciers, la re-impo­si­tion d’une stricte dis­ci­pline et le bar­bare sys­tème des puni­tions ne visent qu’à obte­nir des élèves doci­li­té et sou­mis­sion. Il écrit à ce sujet : « Un si grand nombre d’entre nous avaient tour­né leurs yeux vers la Rus­sie et s’at­ten­daient à la voir mener le jeu en poli­tique comme en édu­ca­tion, et voi­là que nous ne pou­vons que sou­pi­rer et il ne nous reste plus qu’à creu­ser nos sillons soli­taires. Nous avons bien des choses à apprendre de l’U­nion Sovié­tique, mais concer­nant l’é­du­ca­tion et une nou­velle orien­ta­tion vers une vie créa­trice et spi­ri­tuelle, elle n’a rien à nous enseigner ». 

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Per­sonne n’a fait davan­tage que A. S. Neill pour dis­si­per les pré­ju­gés et l’i­gno­rance qui carac­té­risent l’at­ti­tude des adultes à l’é­gard de la sexua­li­té chez l’en­fant. Ses ouvrages pré­cé­dents ont mis en relief l’in­croyable sot­tise qu’il y a, selon lui, à mora­li­ser le fait sexuel et la stu­pi­di­té dan­ge­reuse du tabou ona­niste. Cepen­dant, comme l’é­cri­vait un ancien élève de l’é­cole de Sum­me­rhill « la mas­tur­ba­tion n’est que le pâle reflet de l’acte sexuel ». Dans son nou­veau livre, Neill exa­mine le pro­blème à fond et ses idées jus­qu’à leur conclu­sion logique. 

Tout en recon­nais­sant ce qu’il doit à Freud, il le dépasse de loin. Il est clair que les ouvrages de Wil­helm Reich l’ont consi­dé­ra­ble­ment influen­cé : « Reich est le seul ― écrit-il — qui ait appor­té au pro­lé­ta­riat un nou­veau mes­sage concer­nant le fait sexuel. Il importe de le suivre. L’a­ve­nir est aux masses, non aux classes. Le pro­grès ne peut. s’ac­com­plir que par elles, mais la route sera longue et dure et les classes lut­te­ront pour main­te­nir le refou­le­ment sexuel, lequel châtre les tra­vailleurs et les dis­pose à l’esclavage ». 

Reich s’a­dresse aux édu­ca­teurs. Son ouvrage Fonc­tion de l’Or­gasme montre clai­re­ment qu’il consi­dère le refou­le­ment de la vie sexuelle de l’en­fant et de l’a­do­les­cent, à l’é­cole et à la mai­son, comme la cause directe de la sou­mis­sion du peuple à une règle poli­tique auto­ri­taire : l’u­nique solu­tion du pro­blème réside, selon lui, dans la liber­té de la vie sexuelle pour la jeunesse. 

Les argu­ments pré­sen­tés par Neill en faveur de la liber­té sexuelle de la jeu­nesse semblent, à l’au­teur de l’ar­ticle dont s’a­git, incon­tes­tables et irré­fu­tables ; les dif­fi­cul­tés que peuvent ren­con­trer ceux qui dési­re­raient mettre les dites théo­ries en pra­tique n’en­lèvent rien à leur valeur. Neill n’i­gnore pas ces dif­fi­cul­tés, il ne se dérobe pas, il les exa­mine fran­che­ment, et constate avec une extrême répu­gnance que pro­lon­ger ses idées jus­qu’à leur extrême consé­quence n’est pas une méthode pra­ti­cable actuel­le­ment : « Lors, que la socié­té aura une atti­tude affec­tueuse à l’é­gard du fait sexuel au lieu de le craindre ou de le haïr, la co-édu­ca­tion sco­laire four­ni­ra les faci­li­tés vou­lues pour que les enfants vivent sexuel­le­ment leur vie dès lors­qu’ils y sont bio­lo­gi­que­ment aptes, mais de nom­breuses guerres, révo­lu­tions, réédu­ca­tions sociales auront lieu avant d’en arri­ver là »… « La liber­té sexuelle des jeunes vien­dra, mais c’est pour après-demain, à moins que la jeu­nesse elle-même reven­dique ses droits ». Ajou­tons, pour notre part, que jeunes parents et édu­ca­teurs gagne­raient à étu­dier les écrits de Reich. 

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Les édu­ca­teurs actuels se pré­oc­cupent sur­tout d’é­mettre des plans. Le « pla­nisme » étant la grande mode du jour. Les pla­nistes se pré­oc­cupent sur­tout de choses super­fi­cielles, comme le reclas­se­ment des écoles ou des exa­mens, négli­geant ce qui est fon­da­men­tal. L’i­dée géné­rale est de dis­pen­ser tou­jours plus d’é­du­ca­tion à tou­jours plus d’êtres humains sans s’oc­cu­per de la nature de l’é­du­ca­tion consi­dé­rée en elle-même. Neill écrit à ce sujet : « L’é­du­ca­tion a une por­tée beau­coup plus large que les sujets sco­laires. Nos plans doivent être basés sur le fait que l’é­mo­tion a une plus grande impor­tance que l’in­tel­lect que l’in­cons­cient chez l’en­fant est infi­ni­ment plus grand que le conscient. Nos plans devraient donc oublier tout ce qui a trait aux sujets et aux pro­grammes sco­laires, ne consi­dé­rer que cette grande ques­tion : Com­ment nous y prendre pour rendre les êtres plus heu­reux, plus effi­cients dans leur acti­vi­té, plus équi­li­brés per­son­nel­le­ment, plus satis­faits quant à leur vie émotionnelle ». 

Hearts, not Heads in the Schools four­nit, dans une grande mesure, une réponse à cette ques­tion, et, pour cette rai­son, cet ouvrage a une valeur bien plus grande que les plans pro­po­sés ou les pro­jets adop­tés dans les assem­blées légi­fé­rantes. Neill écrit : « je ne me fais aucune illu­sion. Dans cin­quante ans, je serai un incon­nu », Tom Ear­ley pense au contraire que lorsque les noms des ministres et minis­tresses de l’É­du­ca­tion seront tom­bés dans l’ou­bli qu’ils méritent, les édu­ca­teurs de l’a­ve­nir se sou­vien­dront de celui de A. S. Neill. 

E. Armand

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