La Presse Anarchiste

Des « préjugés » en matière sexuelle ?

On m’a affir­mé qu’à un cer­tain moment, dans les milieux d’a­vant-garde, en France, dans vos milieux, m’a-t-on pré­ci­sé, on regar­dait comme une « mau­vaise cama­rade », celle qui ne consen­tait pas à répondre aux avances d’un quel­conque « copain », comme vous dites par­mi vous. Par­lons fran­che­ment : la femme qui fré­quen­tait vos milieux et qui n’ac­cep­tait pas de ser­vir d’ob­jet d’a­mu­se­ment sexuel aux chas­seurs de femmes han­tant vos réunions était consi­dé­rée comme une esclave de « pré­ju­gés bour­geois » — on m’a assu­ré que c’é­taient là les termes dont se ser­vaient les mâles qui vous fré­quen­taient, beau­coup plus à l’af­fût des « bonnes for­tunes » que pré­oc­cu­pés de se culti­ver mora­le­ment. Arguant de Nietzsche, de Stir­ner, de concepts indi­vi­dua­listes mal digé­rés, ces pauvres hères consi­dé­raient la « chien­ne­rie » obli­ga­toire comme le sum­mum, l’a­po­gée des réa­li­sa­tions indi­vi­dua­listes. J’i­gnore encore si tout cela est bien vrai — il n’y a pas de fumée sans feu — mais je me demande quelle idée ces mal­heu­reux pou­vaient se faire de l’au­to­no­mie de la per­sonne fémi­nine. Si pré­ju­gé il y a, c’est bien celui qui ferait une obli­ga­tion des rela­tions sexuelles. Bien loin d’être une esclave de pré­ju­gés moraux ou bour­geois, la femme qui se rebelle contre cette « obli­ga­tion » affirme sa per­son­na­li­té. Sa résis­tance indique et démontre qu’elle a pris pleine conscience de sa per­son­na­li­té, de sa liber­té de choix. On assiste à une réunion de cama­rades pour y entendre expo­ser et déve­lop­per un sujet, pour apprendre, pour prendre part à la dis­cus­sion qui peut suivre l’é­non­cé du sujet, s’il y a lieu. Ce n’est pas un lieu de ren­dez-vous, un endroit où l’on flirte ou cour­tise. Si des rela­tions d’ordre sen­ti­men­tal ou sexuel peuvent se nouer, que ce soit ailleurs. Bien enten­du, je crois exa­gé­ré, tout bien réflé­chi, ce qui m’a été rap­por­té à ce sujet. Exa­mi­ner le pro­blème sexuel, dis­cu­ter pour ou contre la liber­té de l’a­mour et ses consé­quences sont des thèmes du plus haut inté­rêt, mais ce n’est pas la peine de se pro­cla­mer des « affran­chis » pour réédi­fier un pré­ju­gé nou­veau, le pire des esclavages. 

Natu­rel­le­ment, ce que j’é­cris là n’a rien à voir avec les pactes dont l’a­mour est sus­cep­tible, comme toutes les autres acti­vi­tés humaines, ni avec la fidé­li­té à ces pactes, qu’il s’a­gisse d’u­ni­cisme ou de plu­ra­lisme. On sait que, selon moi, ces accords ont pour condi­tion préa­lable une fré­quen­ta­tion de longue durée des par­te­naires qui y par­ti­cipent, la connais­sance appro­fon­die de leurs carac­tères, de leurs tem­pé­ra­ments. Il est clair que pour les adhé­rents au contrat d’u­nion, le refus ne se jus­ti­fie pas. Mais, comme l’a répé­té si sou­vent E. Armand, de telles réa­li­sa­tions ont lieu « sur les som­mets et non dans les bas-fonds ». 

« L’a­mour enfant de Bohème » (et son abou­tis­sant le meurtre), le « coup de foudre », tout cela n’a rien à faire dans un milieu où l’on recherche d’a­bord le per­fec­tion­ne­ment de la per­son­na­li­té, la maî­trise et la culture de soi. Il faut lais­ser ces « réa­li­sa­tions » aux sous-hommes et aux petites femmes, à men­ta­li­té de gigo­lo ou de midinette. 

J’ai par­cou­ru de nom­breux pays, ce qui ne m’a pas empê­ché de rem­plir loya­le­ment les clauses des ententes que j’a­vais pu conclure avec les hommes que j’a­vais choi­sis comme com­pa­gnons de route — en bonne plu­ra­liste que je suis. En Amé­rique, en Écosse, aux Pays-Bas. en Suisse, en Scan­di­na­vie, j’ai fré­quen­té beau­coup de réunions et ren­con­tré des cama­rades mas­cu­lins avec les­quels je dis­cu­tais de thèses et d’i­dées, et qui me trai­taient en cama­rade, sans se sou­cier si j’é­tais d’un sexe autre que le leur. Nous dis­cu­tions ensemble de toutes sortes de sujets, y com­pris le pro­blème de l’a­mour. Mais jamais il n’y eut d’ar­rière-pen­sée sexuelle dans nos rela­tions de cama­ra­de­rie. Ils savaient que j’a­vais fixé mon choix et cela suf­fi­sait à conser­ver nos dis­tances. Eux aus­si, sans doute avaient fixé le leur. D’ailleurs, je n’ai jamais côtoyé per­son­nage plus inop­por­tun, plus vain et plus ridi­cule que l’homme ou la femme « tour­nant » autour de la, des com­pagnes ou du, des com­pa­gnons de leurs cama­rades, insou­ciant de la souf­france qu’il pour­rait cau­ser, des har­mo­nies qu’il pour­rait faus­ser. Ce genre de femme ou d’homme me dégoûte, je l’é­cris net­te­ment. Le plu­ra­lisme est autre chose que la cari­ca­ture qu’en des­sinent de soi-disant « amoraux ». 

Et je vous assure. pour­tant que si une femme entend être maî­tresse de ses sen­ti­ments, c’est bien moi. Il n’est rien que j’abhorre autant que la « mora­li­té » bour­geoise. Mais je n’ai jamais vou­lu être consi­dé­rée comme un objet de plai­sir à l’u­sage des débau­chés ou des obsé­dés sexuels, même quand ils affichent le mot « cama­rade » sur leur cha­peau on leur casquette.

Véra Livins­ka

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