La Presse Anarchiste

Haute école : La mort et l’amour

« Haute école », ici, cela ne veut pas dire qu’on va pra­ti­quer les jeux du cirque sur le plan lit­té­raire ; faire, au figu­ré, la vol­tige sur le dos du che­val que, le fouet en main, excite M. Loyal. Non. Cela signi­fie qu’on va expri­mer des sen­ti­ments ou des idées qu’il est hau­te­ment utile d’en­sei­gner, d’une part, de connaître, d’autre part. 

Aujourd’­hui, je force un peu la note : j’ouvre une paren­thèse en livrant mes sen­ti­ments les plus intimes, en toute fraternité. 

Cer­tains diront peut-être que la pudeur com­mande de ne pas exté­rio­ri­ser ses sen­ti­ments secrets. Mais si c’est vrai, ce ne l’est pas pour tout le monde. Ce ne l’est pas, sur­tout, pour l’ar­tiste de lettres : toute sa vie est en fait matière à pen­sée, à sen­ti­ment qu’il exté­rio­rise dans son œuvre. Qu’est-ce qu’un écri­vain dont la lit­té­ra­ture n’est pas faite de sa vie pro­fonde, de l’es­sence de sa vie ? Bien peu de chose, en véri­té. Rien. Sa lit­té­ra­ture n’est alors que « de la littérature ». 

Par contre, est-il rien de plus beau, de plus émou­vant, dans l’é­crit, que, par exemple, ces cris de dou­leur que sont la Bal­lade de la Geôle de Rea­ding et le De Pro­fun­dis, tout débor­dants de la souf­france d’Os­car Wilde ? 

Se livrer aux autres, se don­ner à eux, telle est la voca­tion de l’é­cri­vain digne de ce nom. 

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La mort est là. 

De ce pauvre être qu’on aime, la vie s’en va, la vie qu’il cherche à rete­nir et qu’on est impuis­sant à lui gar­der. Des yeux révul­sés une res­pi­ra­tion courte, hale­tante ― et la fin. La cha­leur qui per­siste une heure, le froid qui s’ins­talle, le dur­cis­se­ment de la chair. Tout est fini… 

Je pense à ce poème de Bau­de­laire dont je n’ose ni écrire le titre ni citer des vers. 

Oui, tu seras cela, toi qui étais belle et que j’aimais. 

Et moi aus­si, un jour, je serai cela. Mais, tout bien pesé, quelle impor­tance ? Ton sou­ve­nir vit dans ma conscience, il est ineffaçable. 

Et de même, le sou­ve­nir de moi vivra après moi dans le songe de quelques-uns de mes amis. 

Puis tout cela s’é­va­noui­ra. Ce sera comme si nous-mêmes n’a­vions été qu’un rêve dans un monde qui n’est pas loin d’être une immense hal­lu­ci­na­tion tragique. 

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Quant à la mort, la plus grande dou­leur de l’in­di­vi­dua­liste, ce n’est pas devant celle de sa mère qu’il l’é­prouve, mais devant celle de sa com­pagne, parce que ce der­nier être était celui de son choix. 

Or dans le choix se trouve une marque de l’in­di­vi­dua­li­té, de la per­son­na­li­té, en matière de rap­ports affectifs. 

On n’a pas choi­si sa mère, on a choi­si sa compagne. 

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Lorsque je parle de com­pagne, je ne fais pas allu­sion à celle d’un jour ou d’un mois. Mais à celle d’une vie tout entière, la belle image de Mel­chior de Vogüé dans Les Morts qui parlent me revient à la mémoire : « …Eau pure et pro­fonde du lac de mon­tagne, qui n’a jamais por­té qu’une seule barque, reflé­té qu’une seule voile »…

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La mort d’un être cher pro­cure un cri­té­rium de l’a­mi­tié : c’est à cette occa­sion que se révèlent les mufles et les fraternels. 

Celui qui, loin­tain, n’a pas eu un mot de conso­la­tion, ou, proche, une pres­sion de main sur l’é­paule, com­ment l’appelles-tu ? 

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La coha­bi­ta­tion est la pierre de touche de l’amour : 

S’il existe dans toute son ampleur — et il ne sau­rait être pour moi que tel — elle ne peut rien contre lui : toutes les vul­ga­ri­tés de l’exis­tence domes­tique sont effa­cées, anéan­ties par son enchantement. 

S’il n’existe pas, son néant est révé­lé par elle dans un éclat solaire. 

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En amour, il est des choses qui doivent être don­nées par l’un, non prises par l’autre. 

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Tout être à per­son­na­li­té réelle est unique. Il est donc inou­bliable et irremplaçable. 

Ce qui ne veut pas dire que d’autres ne soient pas équi­va­lents avec leur per­son­na­li­té propre. 

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La mort est l’oc­ca­sion de l’ap­pré­cia­tion de la valeur réelle de l’être qui disparaît. 

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La peine, la grande et longue peine vous renouvelle. 

Ce n’est peut-être pas réjouis­sant à consta­ter, mais c’est la vérité. 

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On dit que la souf­france rend meilleur. En véri­té, elle amol­lit : On devient soft, comme disait’ ma com­pagne, qui, du fait d’une dizaine d’an­nées de séjour outre-Manche, pen­sait sou­vent en anglais. 

Et alors, comme on est « bon » ! Ou étrein­drait toute l’hu­ma­ni­té dans une vaste embras­sade si l’on n’a­vait pas les bras si courts… 

Mais ne va pas pour cela sou­hai­ter de souffrir ! 

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— Je pleure…

 — Sur elle ?

 — Va, on ne pleure jamais que sur soi-même.

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Vais-je écrire : « Ah ! comme c’est triste, la mort ! » Évi­dem­ment que ce l’est : un moment pour celui qui tré­passe ; des ans pour celui qui survit. 

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Et main­te­nant, fai­sons un rêve. Imaginons… 

La Conso­la­trice, celle que l’on ne connais­sait pas et qui cepen­dant, de toute éter­ni­té, devait venir ce jour-la, — la Conso­la­trice est venue. 

Le film incon­nu de la vie conti­nue à se dérouler. 

Elle est belle, la Conso­la­trice. Quel que soit son âge, elle est naïve et fraîche comme une enfant. Elle a encore ses yeux émer­veillés de petite fille. Elle sus­cite l’a­mour natu­rel­le­ment. Et ses bras s’ouvrent…

Mais détient-elle vrai­ment le philtre conso­la­teur, la Conso­la­trice ? Elle n’a pas fait ses preuves. Elle a encore à mon­trer qu’elle sait pro­fon­dé­ment que l’a­mour, c’est tout autre chose que de « faire l’a­mour » et que ce geste n’est, au mieux, qu’un cou­ron­ne­ment. Or on ne cou­ronne que ce qui a une base. Si ado­rable qu’elle soit, elle n’est pas riche d’un pas­sé tel que celui qui était l’a­pa­nage de la Dis­pa­rue. Son pas­sé, à elle, est à elle seule­ment. Il n’ap­par­tient pas à celui qu’elle vient conso­ler. Son pas­sé ne compte pas des dizaines d’an­nées de vie com­mune et d’in­ter­pé­né­tra­tion intel­lec­tuelle, morale et phy­sique. Il ne s’illustre pas de dévoue­ments réci­proques sans nombre, de peines et de joies partagées. 

Mais ses bras s’ouvrent… Et l’on s’y réfu­gie, on y pleure ― et c’est la Morte qu’on pleure dans ses bras. 

Et pour­tant, elle est venue en conso­la­trice, en femme de bonne volon­té, le coeur char­gé d’amour. 

Car, si elle n’ai­mait pas, pour­quoi serait-elle venue conso­ler ? Ce n’est pas une soeur de charité. 

Puis la pen­sée de ce qui lui manque s’ob­nu­bile, s’ef­face, s’é­va­nouit. En ses bras, on vit dans la peine et la joie ― para­doxal mélange — les plus belles heures de sa propre vie, car on ne sait plus exac­te­ment pour­quoi l’on pleure : si c’est de mal­heur ou de bonheur. 

On pleure dans ses bras l’En-allée, mais on pleure aus­si d’é­mo­tion à la mer­veille qui s’ac­com­plit : l’a­mour, comme le phé­nix, un amour nou­veau sur­git de la mort et toute la vie en est transformée. 

Le beau rêve !… 

Le beau rêve qui ne plai­ra pas au moraliste. 

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Ô tris­tesse de la mort ! Joie de l’a­mour ! Danse de la vie !…

Manuel Deval­dès

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