Ce
fascisme dont, jour après jour depuis une dizaine d’années
et plus précisément depuis la guerre d’Algérie,
nous distinguions les symptômes, après avoir miné
le gros fromage républicain, a débouché au grand
jour, au « grand soir » du 13 Mai, à Alger.
Le
« 18 juillet 36 » français tombait le 13 mai 58 et,
pas plus qu’en Espagne la république n’avait su appeler le
peuple à la lutte, le gouvernement Pflimlin, investi grâce
au P.C., ne songea à s’appuyer sur le peuple pour faire que le
« fascisme ne passe pas ». Députés et
ministres républicains avaient plus peur du peuple que du
fascisme militaire. Ce peuple français, qui avait accepté
la non-intervention dans la guerre d’Espagne, l’a reprise à
son compte et n’est pas réellement intervenu pour faire
échouer la tentative fasciste.
Pourtant
lorsque le 14 mai, Massu constatant l’échec du coup de force
en France déclarait « nous sommes foutus » il ne
tenait qu’au peuple de faire, par son action, qu’effectivement « ils
soient foutus»… et pour longtemps.
En
fait d’action, nous vîmes les mots d’ordre de grève
(partielle!), lancés trop tard après bien des
hésitations et sans coordination (« Nos » syndicats
restant… ce qu’ils sont!), ne pas être suivis et la vie
continuer pour la majorité des gens comme si de rien n’était.
Il y eut bien quinze jours après, ce défilé
de 250 mille parisiens, mais tous les partis furent d’accord pour en
faire une kermesse joyeuse et en annihiler tout esprit de lutte –
« Nous ne sommes pas là pour nous battre mais pour
défendre la république » recommandaient les
militants du service d’ordre stalinien devant la Bourse du Travail.
De
Gaulle ayant été placé au centre du terrain, la
confusion devint officielle. Les fascistes attendirent, La gauche
attendit. Il jeta de la poudre aux yeux dans toutes les directions,
parla beaucoup et ne dit rien. Ce que n’avaient pas prévu les
« factieux » en voulant leur De Gaulle, c’est que celui-ci
plutôt qu’être leur homme, préfère être
son homme à lui, De Gaulle.
Les
fascistes lui proposait une place de « chef d’équipe »,
lui préféra se mettre « à son compte ».
Les
« factieux » se voyaient les maîtres par « viol
du peuple » métropolitain. De Gaulle préfère
être le maître par séduction, démagogie,
« réconciliation nationale ».
Le
danger fasciste n’en est pas moindre, au contraire. Car si De Gaulle
n’est qu’un dictateur, actuellement accepté par un grand
nombre, il compte bien se faire plébisciter, lui, « le
libérateur de la Patrie ». En rééditant le
coup du « vainqueur de Verdun », De Gaulle a en main les
atouts propres à la construction d’un fascisme s’affirmant
progressivement et ralliant, en les rassurant, bien des gens que
Massu effrayait. Et, puisque Pétain avait son Laval, pourquoi
De Gaulle ne s’offrirait-il pas pour commencer son Soustelle, ce qui
lui permettra toujours, si son coup tardait à réussir,
de dérouter le mécontentement populaire sur cette tête
d’affiche (et nous sommes polis).
De
Gaulle a bien appris la leçon : il se souvient que Laval fut
exécuté et que Pétain mourut de vieillesse, dans
son lit.
Il
semble bien que le fascisme traditionnel « ne passera
pas », doublé qu’il a été par le
néo-fascisme gaulliste qu’il nous faudra
combattre pied à pied dans les usines où nous risquons
de voir bientôt manifester les commis-voyageurs de
l’association capital-travail (avec ses H.L.M. pour tous, sa voiture
populaire, son syndicat « apolitique»…)
Bien
sûr, nous dira-t-on, mais votre vision des choses engendre le
défaitisme et il n’en faut pas quand les partis ouvriers
appellent à la défense de la république ! Ouais !
Seulement si l’on regarde de près le problème est mal
posé.
Les
partis, qui en l’absence de république, perdent leur raison
d’être et leurs employeurs puisqu’ils sont parlementaires,
ont évidement intérêt à demander aux
travailleurs de sauver leur république.
Mais
la classe ouvrière (dans son sens le plus large) où est
son intérêt ? Bien sûr pas dans la dictature ou le
néo-fascisme que tôt ou tard elle sera amenée à
combattre. Son intérêt demeure inchangé,
même si elle en a momentanément perdu conscience, son
intérêt, c’est son émancipation en tant que
classe, vers le communisme libertaire, par la lutte révolutionnaire
des organisations qu’elle se donnera et contrôlera, et
non en suivant les partis traditionnels qui depuis des années
l’aiguillent sur les voies de garage.
La
lutte des comités de défense des partis représente
incontestablement un obstacle au fascisme. Mais cette lutte n’a pour
seul objectif que le rétablissement de la République.
Pourtant le vrai combat ouvrier devra renaître, par la force
des choses, et ce serait un combat stérile s’il n’accouchait
que d’une « République – Pouvoirs spéciaux »
ou d’un « Front-Populaire-non-intervention ».
Si
la lutte antifasciste doit être dure, qu’on lui donne un autre
enjeu que la république.
Seule
la perspective de la Révolution devrait être de nature à
relancer la lutte ouvrière.
Bien
sur, la « S.F.I.O. » se « durcira », prenant son
vent habituel à gauche pour mieux tirer sa bordée à
droite. Bien sûr quelques minoritaires socialistes,
antifascistes réels tenteront de racheter l’«honneur »
du P.S., mais Lacoste et Mollet resteront comme des taches
indélébiles sur le plastron de la social-démocratie.
Pour le P.C. la chose est différente, il joue une grande
partie : Il compte bien récolter tous les fruits du
mécontentement que De Gaulle à la longue ne manquera
pas de susciter. Pour cela il se prépare un passé
de seul défenseur de la république. Pour cela, pas de
fausse note, patte de velours et main retendue « on ne veut pas
de démocratie populaire, juste la République, la vraie,
avec plusieurs partis…» À la vôtre ! Tout cela
présentant l’avantage de dissiper un peu les rancunes qui,
depuis Budapest notament, enfermaient le parti dans un isolement qui
n’était pas sans engendrer des tiraillements intérieurs.
Évidemment « Unité pour défendre la
république contre le fascisme » est un mot d’ordre qui
peut trouver écho dans la conscience de certains antifascistes
sincères qui ne regardent pas dans les coulisses et dont la
mémoire n’est pas trop nette.
Toutefois
le P.C. risque de voir son scénario modifié si
l’interdiction des partis était proclamée. Ceci n’est
pas probable d’ailleurs et c’est plus la neutralisation du
P.C. qui sera tentée. Le P.C. afin d’assurer sa survie légale
pourrait être amené à se « neutraliser »
lui-même un petit peu. Son attitude le 14 juillet dernier
semble confirmer qu’il s’engage dans cette voie, puisque après
une campagne d’agitation antigaulliste très ferme il n’a donné
pour consigne à ses militants que d’organiser des bals
populaires sous l’égide des Comités de Défense
républicaine, de vendre des drapeaux tricolores et d’éviter
toute provocation.
La
défaite ouvrière est l’œuvre des ouvriers eux-mêmes.
Comment
en sonnes-nous arrivés à la situation actuelle ?
C’est
ce que se demandent beaucoup de travailleurs sans bien se rendre
compte que tout cela n’a été possible que par l’absence
de la classe ouvrière dans la lutte et cela non pas à
dater du 13 mai mais depuis bien avant.
Bien
sûr le coup de force a trouvé son support dans le climat
psychologique créé dans la population européenne
d’Algérie par la durée d’une guerre, qu’aucun
gouvernement ne cherchait vraiment à conclure.
Cette
guerre, comme celle du Vietnam, comme la répression à
Madagascar et en Afrique, n’a été rendue possible que
par la non-intervention ouvrière alors que les
exploiteurs des peuples colonisés sont bien les mimes que ceux
de la classe ouvrière « métropolitaine ».
Car
il faut reconnaître qu’en vingt ans la classe ouvrière
n’a fait que gaspiller l’héritage de la génération
passée, n’a fait que reculer par rapport au Capital et à
l’État. Nous avons accepté de « savoir terminer
une grève » en 1936 (P.C.); de « Retourner les
manches » et de considérer que « la grève
c’est l’arme des trusts » en 1945 (P.C.).
Nous
avons. accepté la scission syndicale pour avoir laissé
enterrer les « 40 heures » écrasées sous le
poids des heures supplémentaires, destinées à régler
des traites de frigidaire ou télévision. Nous nous
sommes éreintés dans les stériles grèves
tournantes, nous avons accepté de nous battre pour la super
hiérarchie des salaires. Nous avons accepté les guerres
et les répressions, nous avons laissé les « rappelés
et disponibles » lutter seuls contre la guerre d’Algérie.
Nous avons accepté Lacoste (S.F.I.O.), les tortures faites en
notre nom…
Le
13 mai n’a pu être construit que sur cette suite de
renoncements ouvriers.
Pourtant
le 13 mai pouvait être le signe d’un renouveau ouvrier, d’un
refus à partir duquel la classe ouvrière reprenant
conscience aurait pu commencer à reconstruire après une
grève générale insurrectionnelle qui aurait
balayé, colonels, fascistes, état d’urgence et guerre
d’Algérie et au cours de laquelle les ouvriers créant
leurs conseils révolutionnaires et gestionnaires se seraient
enfin engagés dans la voie de leur émancipation
collective.
Mais,
si la gorge nous serrait de honte au matin du 14 mai, le lendemain du
coup d’État, quand nous constations que l’«ordre
régnait », que les trains roulaient, que pas un ouvrier
ne manquait à son poste de travail, que l’on continuait à
préparer les vacances et à discuter du « Giro »
cycliste d’Italie, c’est que l’étincelle du 13 mai n’avait pas
été assez forte pour provoquer une de ces ripostes
spontannées de masse dont l’histoire a prouvé que la
classe ouvrière est capable lorsqu’elle se sent attaquée.
Mais
elle ne s’est pas sentie attaquée pour la simple raison que de
reculade en reculade la classe, si elle est une réalité
économique, n’existe plus en tant que conscience politique.
L’individualisme bourgeois ayant fleuri de la démoralisation
et de la division syndicale, beaucoup de travailleurs ont cessé
de sentir leur sort lié à celui de leur communauté
économique. C’est donc par les solutions individuelles qu’ils
ont tenté de pallier l’injustice sociale dont ils sont les
victimes. Mais c’est collectivement que la classe ouvrière
est attaquée par le fascisme montant, c’est contre elle que De
Gaulle bloque les salaires, pour ses ennemis que Pinay assure qu’il
n’y aura jamais d’impôt sur le capital.
Il
se peut que pendant quelques temps encore la démagogie
gaulliste n’apparaisse pas clairement aux ouvriers, mais au fur et à
mesure que se durcira le pouvoir, ils ne pourront manquer de
retrouver la conscience d’appartenir à une communauté
du sort de laquelle dépend leur avenir personnel. Et De
Gaulle, bien involontairement, pourrait être le point de départ
d’une réunification psychologique de la classe ouvrière,
préalable indispensable à la contre-attaque populaire.
Une
grande organisation anarchiste-communiste avec de profondes racines
ouvrière pourrait être l’outil de ce renouveau. Elle
seule contribuerait à hâter la reprise de confiance des
ouvriers dans leur force d’émancipation, loin du fascisme, de
l’exploitation capitaliste et du mythe de l’État prétendu
ouvrier.
Noir
et Rouge