La Presse Anarchiste

Majorité et minorité

Une
majo­ri­té peut-elle pré­tendre être l’expression
d’une orga­ni­sa­tion ; ses déci­sions ont-elles la valeur de
déci­sions orga­ni­sa­tion­nelles ; com­ment la minorité
est-elle trai­tée dans son expres­sion, sa conduite, son
exis­tence même au sein de cette organisation ?

Toutes
ces ques­tions ont au pre­mier abord un intérêt
secon­daire, mais sont en réa­li­té d’une importance
consi­dé­rable quand on veut vivre dans une orga­ni­sa­tion et
quand on veut que celle-ci vive. Et on ne peut pas « laisser
faire, on ver­ra ça au cours de l’ex­pé­rience, chaque cas
est un cas d’es­pèce, avec de la bonne volonté…»
Car sou­vent l’ex­pé­rience est très convain­cante — mais
quand on s’en aper­çoit il est trop tard pour chan­ger quelque
chose, et faut ou tout accep­ter ou tout lâcher. Il faut, dès
les pre­miers pas com­muns, éla­bo­rer une ligne de conduite
théo­rique et pra­tique accep­tée par tous, et dans ce
contexte, la ques­tion minorité/​majorité peut
influen­cer le marche dans l’un ou l’autre sens.

Pour
nous, le fonc­tion­ne­ment d’une orga­ni­sa­tion fédéraliste
est incom­pa­tible avec le main­tient du prin­cipe de majo­ri­té. Il
existe une vraie majo­ri­té, celle de l’unanimité,
libre­ment conçue, libre­ment accep­tée. Toute autre
majo­ri­té, au 23, abso­lue ou simple, avec toutes sortes
d’ar­ran­ge­ments – est une majo­ri­té seule­ment pour ceux qui
l’ont accep­tée ; pour les autres, elle ne peut avoir de valeur,
ni être une obligation.

Chaque
fois que l’on veut impo­ser, pour une rai­son ou une autre, on arrive
à une uni­té arti­fi­cielle, fra­gile, instable. Bien sûr,
on trouve et on trou­ve­ra tou­jours dans chaque cas « des.
condi­tions, excep­tion­nelles, des nécessités
his­to­riques », mais quel moment n’est pas his­to­rique dans la
marche de l’hu­ma­ni­té vers son bon­heur ? Et il n’est pas
dif­fi­cile pour ceux qui ont besoin de cette majo­ri­té de
dis­cou­rir sur les condi­tions exceptionelles.

Mais…
sans majo­ri­té on ne peut prendre de déci­sion, et sans
déci­sions, une orga­ni­sa­tion ne sert à rien, c’est la
pagaille. C’est l’ob­jec­tion majeure adres­sée aux libertaires
par les ama­teurs d’au­to­ri­té, et aus­si, il faut le dire, par
cer­tains liber­taires. L’ex­pé­rience n’est pas en accord avec ce
rai­son­ne­ment. Non seule­ment il existe des orga­ni­sa­tions construites
sur cette base, mais il existe des cas où, sans comp­ter les
voix, la majo­ri­té était réelle : le 19 juillet
1936, les jour­nées de mai 1937 à Bar­ce­lone ; mais la
majo­ri­té n’exis­tait pas lorsque les anar­chistes étaient
« obli­gés » de col­la­bo­rer avec le gou­ver­ne­ment, et
c’est alors que nos alliés ont com­men­cé à
s’in­di­gner de l’exis­tence d’une oppo­si­tion et d’une minorité
et à faire des reproches sur la fai­blesse et le manque de
dis­ci­pline des anar­chistes. C’est cepen­dant l’exis­tence de cette
mino­ri­té qui a sau­vé l’hon­neur de tout le mou­ve­ment, y
com­pris ceux qui avaient accep­té le compromis.

Le
prin­cipe de la majo­ri­té vient de la pra­tique de la lutte
poli­tique, du suf­frage uni­ver­sel, du par­le­men­ta­risme. Là, il
est néces­saire, plus, il est l’u­nique fac­teur indis­pen­sable à
la bonne marche du sys­tème. La lutte pour la majorité
n’a jamais été et ne pour­ra jamais être franche
et hon­nête. Pour gagner des voix, per­sonne ne dévoile
son vrai visage, les méca­nismes de son jeu ni les brais buts
qu’il pour­suit. Les appels les plus révo­lu­tion­naires ne sont
que de simples pro­po­si­tions, vagues et sus­cep­tibles de ral­lier un
vaste spectre d’in­di­vi­dus ; les ser­mons les plus solen­nels ne sont que
les cris des déma­gogues qui essaient de tou­cher les sentiments
bas de la foule, soit égoïste, soit faussement
huma­ni­taire. Cette vaste mas­ca­rade des beaux par­leurs est bien
orches­trée dans les cou­lisses par les jeux d’in­ti­mi­da­tion, de
menaces éco­no­miques et autres, ain­si que des pro­messes et des
avan­tages. Dans les régimes auto­ri­taires, ces mêmes
cou­lisses sont encore plus trans­pa­rentes, et les vrais acteurs de la
majo­ri­té (la police offi­cielle et poli­tique, répression
directe ou indi­recte) sont sur les planches, bran­dis­sant leurs
« argu­ments» ; ils ne se gênent même pas pour
faire quelques petites démons­tra­tions contre les réticents
pour don­ner des exemples aux autres, et pour arri­ver à la
majo­ri­té idéale… 99,99%. Mais ce dan­ger existe même
dans les orga­ni­sa­tions non-auto­ri­taires, démo­cra­tiques, voire
même liber­taires, quand on accepte le prin­cipe de la majorité
et de la lutte pour la majo­ri­té. On a vu des congrès
dits liber­taires pré­pa­rés dans les cou­lisses, avec des
rôles et des dis­cours dis­tri­bués à l’a­vance, avec
une pro­pa­gande appro­priée à chaque délégué
même ; et on a aus­si vu les résul­tats. Ce phénomène
« à la Fon­te­nis » ne doit pat se reproduire.

Mais
on trou­ve­ra tou­jours des indi­vi­dus non convain­cus, réticents,
même pour des rai­sons stric­te­ment per­son­nelles ; vous savez quel
rôle non avoué jouent les rela­tions per­son­nelles ; même
dans les orga­ni­sa­tions stric­te­ment poli­tiques, éco­no­miques et
idéo­lo­giques. On ne peut deman­der à tout le monde
d’a­voir de la sym­pa­thie pour tout le monde. On arri­ve­ra alors aux
obs­truc­tions absurdes, non moti­vées, qui peuvent para­ly­ser et
blo­quer l’or­ga­ni­sa­tion jus­te­ment quand elle doit agir le plus vite —
et alors, que faire ? Ça peut arriver.

Mais
cette expli­ca­tion repose sur deux erreurs : celle de la conception
d’une orga­ni­sa­tion spé­ci­fique et homo­gène, et celle de
la morale anarchiste.

Quand
les membres d’une orga­ni­sa­tion sont liés entre eux non
seule­ment par des liens per­son­nels plus ou moins en sym­pa­thie, mais
aus­si et avant tout par un cer­tain nombre de prin­cipes idéologiques
et tac­tiques suf­fi­sam­ment grand pour qu’on puisse dire que cette
orga­ni­sa­tion est homo­gène — les risques de divergences
impor­tantes sont alors très minimes. C’est une des raisons
pour laquelle nous tenons aux concep­tions et la pra­tique d’un « groupe
anar­chiste spé­ci­fique », et que nous refu­sons de nous
diluer ou de nous faire diluer dans la quan­ti­té. Si on accepte
l’autre pra­tique « venez, tous ceux qui sont pour la liberté »,
ou « contre l’É­tat » ou même « pour
l’a­nar­chisme en géné­ral » — dès le
len­de­main, sur n’im­porte quelle ques­tion, les accro­chages seront
inévi­tables. Cet aspect hété­ro­gène a une
autre consé­quence : l’exis­tence de groupe « d’initiés »
(même de plu­sieurs groupes à la fois) le plus souvent
secrets ou semi secret ; et cha­cun d’eux se pro­pose de mener le jeu,
avec la bonne conscience de « conduire les autres dans la bonne
voie»… ce qui dégé­né­re­ra vite en luttes
internes, en OPB, en diri­geants et masse. Il existe ain­si non
seule­ment une une majo­ri­té et une mino­ri­té mais
plu­sieurs cercles concen­triques, gra­vi­tant le plus sou­vent autour
d’une « forte tête » (qui dis­pense les autres de
pen­ser), se méfiant les uns des autres, cha­cun fai­sant son
petit tra­vail à l’ombre ou au petit jour, tachant d’attirer
les autres vers son groupe, et le tout bien cou­vert par une apparence
heu­reuse d’u­ni­té. C’est une atmo­sphère mal­saine qui ne
peut édu­quer ni construire des indi­vi­dus droits et honnêtes.
C’est un « gouffre du par­le­men­ta­risme » en miniature.

Mais
il ne faut tout de même pas idéa­li­ser, malgré
l’ho­mo­gé­néi­té des vues, des différences
et des dis­cus­sions peuvent se pro­duire. Les idées elles-mêmes
ne sont pas figées et peuvent évo­luer. Si les
diver­gences sont alors d’un ordre théo­rique impor­tant, il sera
mieux pour l’or­ga­ni­sa­tion qu’elle éclate et qu’il existe deux
ou plu­sieurs nou­velles orga­ni­sa­tions plus ou moins homogènes,
que de gar­der une orga­ni­sa­tion hété­ro­gène. C’est
inévi­table, et si l’on cherche à empê­cher cette
évo­lu­tion, c’est alors qu’on risque de tout blo­quer et
para­ly­ser, en cher­chant des com­pro­mis ano­dins qui empêcheront
l’é­cla­te­ment et empê­che­ront aus­si toute action dans l’un
ou l’autre sens.

L’autre
fac­teur men­tion­né plus haut — la morale anar­chiste — s’il
est bien com­pris et bien appli­qué dans la vie, aide­ra beaucoup
à l’a­pla­nis­se­ment des petits conflits, et aus­si quand peut se
pro­duire l’é­cla­te­ment de l’or­ga­ni­sa­tion — en accep­tant une
opi­nion qui n’est pas iden­tique à la nôtre, sans la
consi­dé­rer comme celle d’un enne­mi, ni déclen­cher une
lutte contre lui. À condi­tion, bien sûr, qu’il ne
s’a­gisse pas d’une opi­nion com­plè­te­ment sor­tie du concept de
l’a­nar­chisme. Dans l’his­toire de l’a­nar­chisme il existe seulement
quelques cas par­ti­cu­liers de cette sorte, et cette dernière
pos­si­bi­li­té peut pra­ti­que­ment être éliminée.

Le
rôle d’un bul­le­tin inté­rieur dans une organisation
anar­chiste où l’on peut dis­cu­ter ouver­te­ment de toutes les
ques­tions inté­ressent l’or­ga­ni­sa­tion, y com­pris les différents
points de vue, est considérable.

Il
existe aus­si un der­nier fac­teur lié à l’organisation :
les cama­rades qui entrent dans cette orga­ni­sa­tion doivent accepter
libre­ment sa néces­si­té et son rôle. C’est
l’é­vi­dence même. Celui qui n’a pas dépassé
un stade indi­vi­duel strict, qui ne peut pas ima­gi­ner d’autres
struc­tures sociales que celles des indi­vi­dus iso­lés et
dis­per­sés, fera mieux de res­ter iso­lé, d’ai­der les
autres quand il le veut, mais de ne pas encom­brer la vie de
l’or­ga­ni­sa­tion par ses pra­tiques indi­vi­dua­listes et intransigeantes.
Pour cette caté­go­rie de cama­rades, sou­vent d’ailleurs très
bons cama­rades, il faut trou­ver une autre nomen­cla­ture et les
accep­ter tels qu’ils sont.

Une
orga­ni­sa­tion vrai­ment démo­cra­tique se recon­naît d’après
sa conduite envers sa propre oppo­si­tion. C’est encore plus valable
pour une orga­ni­sa­tion liber­taire qui pré­tend préparer
la socié­té de demain. Chaque fois qu’une majorité
dis­cute et applique les limites ima­gi­nées par la majorité
elle-même dans les­quelles l’op­po­si­tion doit exer­cer son
acti­vi­té, on peut en trou­ver deux causes : ou l’ad­mis­sion des
membres était très large, ou il existe, dans cette même
orga­ni­sa­tion, des indi­vi­dus qui veulent jouer le rôle de
diri­geants. Ces deux pos­si­bi­li­tés ne s’ex­cluent pas l’une
l’autre : tel ou tel membre qui veut s’emparer de l’or­ga­ni­sa­tion y
fera ren­trer de nou­veaux membres pour aug­men­ter les chances de sa
propre majorité.

En
dehors de nos orga­ni­sa­tions, peut-on exi­ger et pra­ti­quer le refus de
la majo­ri­té ? C’est plus dif­fi­cile, les condi­tions ne sont pas
les mêmes, le but est avant tout de faire pro­gres­ser nos idées
sans les tra­hir. Mais ici aus­si, il faut veiller ce que la majorité
même triom­phante n’é­crase pas l’es­prit de la minorité,
non seule­ment parce que nous ris­quons de nous trou­ver un jour dans
cette posi­tion (les mou­ve­ments révo­lu­tion­naires sont le plus
sou­vent mino­ri­taires), mais aus­si esprit anti-auto­ri­taire et de
tolé­rance. Chaque fois qu’un diri­geant ou une équipe de
diri­geants com­mence à pré­tendre être le maître
abso­lu, ils fini­ront par se dévo­rer eux-mêmes et
arri­ve­ront. à une dic­ta­ture camou­flée ou ouverte. Le
pre­mier signe d’un futur « chef d’É­tat » ou « chef
du peuple » est sa haine contre ses propres cama­rades qui ne
l’ac­ceptent pas dans ce rôle. Ensuite, son appétit
d’au­to­ri­té ne s’ar­rête pas, au contraire ses limites
deviennent de plus en plus vastes, illimitées…

Chaque
orga­ni­sa­tion, qu’elle qu’elle soit, est un com­pro­mis entre un
indi­vi­du et les autres devant les impé­ra­tifs de la vie
sociale. C’est-à-dire que chaque indi­vi­du doit inévitablement
renon­cer à cer­taines ten­dances et cer­taines habitudes
inad­mis­sibles et nui­sibles dans la socié­té. Et par
consé­quent, dans chaque orga­ni­sa­tion il existe le risque que
les sacri­fices deman­dés aux indi­vi­dus au nom de la société
dépassent les néces­si­tés de la société
elle même et deviennent l’ob­jet d’une abs­trac­tion comme l’État,
la bureau­cra­tie, le chef, les néces­si­tés historiques,
etc. Une bar­rière à ce dan­ger est la possibilité
pour l’in­di­vi­du de ne pas accep­ter cer­tains faits ou certaines
ten­dances qu’il juge inadé­quates et inutiles pour la société,
c’est la pos­si­bi­li­té d’être en oppo­si­tion, c’est-à-dire
en mino­ri­té. Il existe d’autres barrières :
l’or­ga­ni­sa­tion fédé­ra­liste elle-même, l’élection.
directe et limi­tée des res­pon­sables, la par­ti­ci­pa­tion réelle
des simples membres de l’or­ga­ni­sa­tion, le carac­tère économique
et non poli­tique de la lutte, etc.

En résumé


le prin­cipe de la majo­ri­té ne peut avoir de valeur décisive
dans une orga­ni­sa­tion anarchiste.


les votes de congrès et des réunions marquent seulement
le nombre de pro­po­si­tions et le nombre de cama­rades pour chacune
d’elles, mais sans en impo­ser aucune.


la seule majo­ri­té est l’u­na­ni­mi­té libre­ment acceptée.


si cette una­ni­mi­té n’est pas réa­li­sée, chaque
pro­po­si­tion a le droit d’exis­ter et d’agir.


la mino­ri­té ain­si que la majo­ri­té ont les mêmes
droits et les mêmes pos­si­bi­li­tés de tra­vail et d’action.


l’or­ga­ni­sa­tion anar­chiste spé­ci­fique est basée sur
l’i­den­ti­fi­ca­tion des prin­cipes et des tac­tiques. Si cette
iden­ti­fi­ca­tion manque, il doit exis­ter plu­sieurs groupes plus ou
moins homo­gènes, mais point du tout hos­tiles les uns aux
autres.

MIT

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