La Presse Anarchiste

Revues marxistes et marxisme revu

On
accuse sou­vent les liber­taires de « faire de l’antimarxisme »
à tout prix. Il est bien vrai que si nous devons éviter
de tom­ber dans l’ex­cès, par une condam­na­tion systématique,
voire qua­si ‑méca­nique. des posi­tions, thèses et écrits
mar­xistes, nous sommes néan­moins dans l’o­bli­ga­tion de souvent
men­tion­ner les très nette diver­gence entre thèses
mar­xistes et liber­taires. Ceci ne nous met que plus à l’aise
pour pré­sen­ter la « revue des revues » qui suit. Il
s’a­git de publi­ca­tions mar­xistes ou se récla­mant du marxisme,
et nous avons pen­sé qu’un tour d’ho­ri­zon de celles-ci pouvait
avoir son uti­li­té, ne serait-ce, que pour l’é­tude d’une
libre confron­ta­tion de nos diver­gences mutuelles…

Le
sou­dain foi­son­ne­ment de revues mar­xistes ou préoccupées
de mar­xisme, don­ne­rait l’im­pres­sion que le « dégel »
se fait sen­tir jus­qu’en France. Ce n’est encore qu’une illu­sion et la
splen­dide façade de glace du P.C.F. reste intacte. Tout ce que
l’on peut signa­ler de nou­veau ou cri­tique appa­raît hors de lui.
Encore cela pro­vient-il d’in­di­vi­dua­li­tés ou de courants
sépa­rés depuis long­temps du Stalinisme.

Les
innom­brables publi­ca­tions diri­gées par le P.C (La Nouvelle
Cri­tique, Europe, Démo­cra­tie Nou­velle, Éco­no­mie et
Poli­tique, La Pen­sée, Hori­zons, Cahiers du Com­mu­nisme, etc.,
etc.) sont tou­jours empreintes du même confor­misme stalinien.
Seuls, les Cahiers Inter­na­tio­naux ont-ils pous­sé l’audace
jus­qu’à don­ner la parole dans un débat sur le
capi­ta­lisme contem­po­rain à des éco­no­mistes comme le
polo­nais Lange et dif­fé­rents tra­vaillistes, et bourgeois.

En
marge du Par­ti et sans « l’im­pri­ma­tur » offi­cielle de
celui-ci, vient de paraître Voies Nou­velles (Pre­mier numéro
Avril 58 — 25 rue des Bou­lan­gers — Paris) où certains
intel­lec­tuels exclus du P.C.F. comme M. Lefebvre (auteur de la
récente bro­chure cri­ti­quant vive­ment le sta­li­nisme, « Problèmes
actuels du Socia­lisme ») F. Jour­dain, J.T. Desau­ti… essaient
timi­de­ment d’ap­pli­quer de leur propre chef les direc­tives du XXe
Congrès, au risque d’ac­cé­lé­rer leur exclusion.
Ceux qui ont pris le large depuis l’af­faire de Hon­grie (R. Vailland,
C. Roy, C. Mor­gan, J.-F. Rol­land…) semblent se vouer à la
lit­té­ra­ture. Quant aux feuilles internes de militants
oppo­si­tion­nels (« Tri­bune de dis­cus­sion » — l’Étincelle)
elles se sont sabor­dées. Enfin les exclus de haute volée
et de longue date comme Lecœur et Her­vé se sont regroupés
autour de « La Nation Socia­liste » organe du « Communisme
démo­cra­tique et natio­nal » qui les mène droit à
la Sociale-démocratie.

Le
par­ti socia­liste témoigne d’un vide encore plus total. Aucun
par­ti n’est si pauvre en recherches théo­riques ou en pensée
poli­tique. Et comme le contact est rom­pu depuis long­temps encore avec
les ques­tions ouvrières, il n’y a stric­te­ment rien à
gla­ner dans son domaine. En face de l’of­fi­cielle « Revue
Socia­liste » vient de se dres­ser le « Tri­bune du
Socia­lisme », ras­sem­blant les anti-mol­le­tistes (Phi­lipp…) en
atten­dant que ces der­niers comme tous les soi-disant « gauche »
de la S.F.I.O. ne par­viennent au pou­voir, for­çant la droite
actuelle à se recons­ti­tuer, à son tour, en opposition
de gauche elle aus­si. « Cor­res­pon­dance Socialiste
Inter­na­tio­nale » de Mar­ceau Pivert elle-même pouvait-elle
faire encore illu­sion sur l’exis­tence, dans le par­ti, d’une tendance
visant à autre chose que le par­tage des porte-feuilles
ministériels ?

Les
« Ques­tions Actuelles du Socia­lisme » (bimes­triel) publiées
par l’A­gence You­go­slave d’in­for­ma­tion tra­duisent le point de vue
titiste depuis le schisme.

Une
plus grande varié­té de posi­tions est offerte
du trots­kiste par l’é­cla­te­ment en 4 groupes : le plus faible ;
le groupe Michele Mestre avec « Le Com­mu­niste » (42 rue
René Bou­lan­ger – Paris) s’in­ti­tu­lant l’or­gane d’une Opposition
Révo­lu­tion­naire du P.C.F. fait une apo­lo­gie délirante
du Kroucht­che­visme.. Deux autres groupes se réclament de
l’ap­pel­la­tion « Par­ti Com­mu­niste Inter­na­tio­na­liste » et de
la IVe Inter­r­na­tio­na­lele groupe FRANK, avec le journal
bimen­suel « La Véri­té des Tra­vailleurs » et
la revue bimes­trielle « IVe Internationale »
(64, rue de Riche­lieu — Paris), s’est décla­ré aussi
par­ti­san de l’«entrisme » dans le P.C.F. Les analyses
sociales sou­vent minu­tieuses et les cri­tiques per­ti­nentes du
sta­li­nisme concluent tou­jours par la défense de l’U.R.S.S. —
Le groupe Lam­bert avec l’heb­do­ma­daire « La Vérité »
s’est pro­non­cé pour un sou­tien du Mou­ve­ment Natio­nal Algérien.
Il col­la­bore (de plus en plus étroi­te­ment, cela est visible)
au jour­nal « La Com­mune » tri­bune du Comi­té de
Liai­son et d’Ac­tion pour la démo­cra­tie ouvrière
(C.L.A.D.O.) où se retrouvent par ailleurs, des hommes
d’autres cou­rants socia­listes et ouvriers comme l’a­nar­chiste Hébert
(182, quai L. Blé­riot, Paris 16e, pre­mier numéro
paru fin 1956).

Le
groupe trots­kiste Favre-Bleib­treu étant entré à
la Nou­velle Gauche a donc par­ti­ci­pé à la fon­da­tion de l’U.G.S., sans avoir obte­nu le droit de ten­dance dans ce nouveau
par­ti, il publie la revue « Tri­bune du Marxisme »
(bimes­triel, 150 rue de l’U­ni­ver­si­té, Paris). Différents
autres mar­xistes de l’U.G.S. y participent.

L’ex­pres­sion
offi­cielle de l’U.G.S. étant « La Tri­bune du Peuple »
et la revue bimes­trielle « Pers­pec­tives socia­listes » (1er
numé­ro paru en 1958), ce par­ti a reçu de nombreux
marxistes.

Pour
la plu­part ex-trots­kistes (Crai­peau, Mar­ti­net, Deche­zelle, Stibbe,
Naville, D. Gué­rin, Colette Audry, etc.) s’ex­pri­mant déjà
dans de nom­breuses autres revues, soit net­te­ment mar­xi­santes, soit
géné­rales et lit­té­raires, aux côtés
d’hommes, qui, avec eux, depuis des années ont essayé
cha­cun dans son domaine, de faire du mar­xisme autre chose qu’une
sco­las­tique morte (J. Duvi­gnaud, R. Barthes, Yh. Mun­zer, L. Goldmann,
etc.)

Au
pre­mier type de revue, appar­tiennent, outre Tri­bune Marxiste :


Argu­ments (bimes­triel 1er numé­ro jan­vier 1957,
Édi­tions de minuit, 7 rue B. Palis­sy) qui a instauré
une sorte de dis­cus­sion entre ses rédac­teurs, se por­tant la
contra­dic­tion dans le même numéro.


Cercle ouvert (Men­suel, 1er numé­ro fin 1956, 5,
Ave­nue du Pré­sident Wil­son, direc­teur J. Nan­tet de l’U.G.S. en
pro­ve­nance. de la Jeune Répu­blique) chaque numéro
est un simple compte-ren­du d’une confé­rence-débat sur
un sujet donné.


La Nou­velle Réforme (bimes­triel, 1er numéro
décembre 1957, 3, rue du Temple) sous la direc­tion de
l’ex‑P.C.F. Her­vé et du S.F.I.O. J. Rous, veut incar­ner la
même atti­tude vis-à-vis des appa­reils mar­xistes que
Luther et sa réforme devant l’église.

Au
deuxième type, appar­tiennent les deux pro­duc­tions de chez
Julliard : 


Les Temps Modernes (J.P. Sartre) et Les Lettres Nou­velles (M. Nadeau)
et quelques rares publi­ca­tions se mêlant des affaires de la
gauche comme :


La Ciguë (Bimen­suel, 1er numé­ro en 1958) Les
traits com­muns de ces ten­ta­tives sont une volon­té de
réexa­mi­ner le mar­xisme, un par­ti pris de liber­té dans
la dis­cus­sion et de com­mu­ni­ca­tion avec les « dégels »
étran­gers (Pologne, Hon­grie, Ita­lie, etc.)

Notons
qu’au­cune ne semble aller aus­si loin dans la cri­tique que la revue
dont nous avons déjà parlé :


Socia­lisme ou bar­ba­rie (tri­mes­triel, 42 rue Bou­lan­ger), organe depuis
1949, d’un groupe issu du trots­kisme. Ses conclu­sions se rapprochent
depuis long­temps de celles de l’a­nar­chisme (hos­ti­li­té au
par­le­men­ta­risme, aux par­tis et États dits ouvriers,
pré­co­ni­sa­tion des conseils de tra­vailleurs, de l’égalisation
de salaires, de le ges­tion ouvrière et du res­pect de la
plu­ra­li­té des ten­dances au cours de la Révo­lu­tion). Ces
prises de posi­tion semblent avoir pas­sa­ble­ment effrayé le
reste du petit monde mar­xiste, et un com­plet silence s’y est
long­temps obser­vé autour de Socia­lisme ou Bar­ba­rie. Arguments
(n°4), le pre­mier a ten­té une confron­ta­tion qui a mis en
valeur un tech­no­bu­reau­cra­tisme latent de la plu­part des autres
mar­xistes indépendants.

Ici
il fau­drait faire une place spé­ciale à Daniel Guérin,
l’au­teur de livres deve­nus presque clas­siques : Fas­cisme et Grand
Capi­tal, Lutte, de classe sous la 1ère République,
Où va le peuple Amé­ri­cain, Au ser­vice des colonisés.
D. Gué­rin (qui a adhé­ré à l’U.G.S.) non
seule­ment tout en se réclament du mar­xisme, prend des
posi­tions de fait liber­taires, mais exprime ouver­te­ment et en pleine
connais­sance de cause la néces­si­té de tenir compte de
l’ap­port de l’a­nar­chisme au mou­ve­ment ouvrier. Dans un article des
Temps Modernes (avril 57) « Le Révo­lu­tion déjacobinisée »
Gué­rin met en lumière les deux cou­rants : auto­ri­taire et
liber­taire qui s’op­posent depuis 1 siècle et demi de
révo­lu­tions. Rap­pe­lant l’en­ra­gé Var­let (1794) « Pour
tout être qui rai­sonne, gou­ver­ne­ment et révo­lu­tion sont
incom­pa­tibles » — Babeuf « Les gou­ver­nants ne font des
révo­lu­tions que pour tou­jours gou­ver­ner » et son disciple
Buo­na­rot­ti, il en appelle à Prou­dhon et Bakou­nine. Inutile de
dire que la revue de J.P. Sartre ne pré­sente cet article
qu’a­vec des pincettes.

Dans
Argu­ments de décembre 1957, D. Gué­rin s’en prend au
Robes­pier­risme des mar­xistes actuels auquel il oppose encore la
tra­di­tion liber­taire. Ce à quoi on lui répond en
invo­quant des exi­gences de la dic­ta­ture. En conclu­sion du débat,
ses adver­saires (E. Morin) décou­vrant « la déformation
du pou­voir, le com­plexe obsi­dio­nal, le com­plexe poli­cier…» il
reprend et ampli­fie ce débat sur « notre mère »
la Révo­lu­tion Fran­çaise, dans le n° 2 de la
Nou­velle Réforme.

Dans
le numé­ro sui­vant d’Ar­gu­ments, D. Gué­rin ren­dant compte
des livres de Coli­net (du Bol­che­visme) et Dji­las (La nou­velle classe)
regrette que ces auteurs ne citent pas l’a­nar­chiste Voline (La
Révo­lu­tion Incon­nue) et « les fortes pages (150 – 207)
qu’il a consa­crées, bien avant eux, à la prétention
des bol­che­viks à l’infaillibilité ».

Dans
Tri­bune Mar­xiste (février 1958) D. Gué­rin s’appuyant
d’emblée sur Voline prône la révo­lu­tion par en
bas, étu­die le pro­blème du pou­voir à la lumière
de Prod­hon et Bakou­nine. Pour lui, et sou­li­gné par lui : « les
ensei­gne­ments des 40 der­nières années nous démontrent
de façon aus­si écla­tante que dra­ma­tique que malgré
bien des concep­tions qui appa­raissent aujourd’­hui désuètes
et démen­ties par l’ex­pé­rience (par exemple leur
apo­li­tisme) les liber­taires sur l’ES­SEN­TIEL avaient raison
contre les auto­ri­taires
. Les seconds ont déversés
des flots d’in­jures sur les pre­miers, trai­tant leur pro­gramme de
« ramas­sis d’i­dées d’outre-tombe », d’utopies
réac­tion­naires, péri­mées, décadentes..
Mais il s’a­vère aujourd’­hui comme le sou­ligne avec force
Voline (page 218 – 229) que c’est l’i­dée auto­ri­taire qui, loin
d’ap­par­te­nir à l’a­ve­nir n’est autre qu’une sequelle du vieux
monde bour­geois, usé, mori­bond et que s’il est une uto­pie
c’est bien celle du soi-disant « com­mu­nisme d’État ».
Plus loin Gué­rin remarque « la ten­ta­tive de synthèse
du socia­liste belge César de Paepe, aujourd’­hui trop oubliée,
entre l’a­nar­chisme et l’é­ta­tisme méri­te­rait d’être
exhumée. »

Le
moins que l’on puisse dire est que l’on n’é­tait pas habitué
à des pro­cé­dés aus­si cour­tois de la part d’un
mar­xiste. Cette atti­tude iso­lée n’é­tait pour­tant pas
inat­ten­due de la part d’un homme qui n’a­vait pas hésité
à citer Kro­pot­kine en tête de son ouvrage sur la
Révo­lu­tion Fran­çaise. De la part d’un homme qui
s’é­tait, de même que le groupe Socia­lisme ou Barbarie,
retrou­vé aux côtés de la F.C.L. en des moments ou
celle-ci ten­tait une expé­rience hasar­deuse certes, mais qui
pou­vait paraître aux yeux de l’ex­té­rieur la
conti­nua­tion d’une poli­tique libertaire.

Autour
du mar­xisme se situent aussi :


Actua­li­té de l’His­toire, bul­le­tin tri­mes­triel d’un institut
Fran­çais d’His­toire Sociale créé vers 1950, dont
le direc­teur est J. Mai­tron (117 bis rue A. Syl­vestre, Courbevoie,
Seine). L’au­teur de la très solide « His­toire du
Mou­ve­ment Anar­chiste en France ». De sérieuses études
sur les dif­fé­rents cou­rants ouvriers ont déjà paru. La
pré­sence par­mi la direc­tion de cet orga­nisme d’historiens
bour­geois, sociaux démo­crates ou sta­li­niens du type le plus
étroit (comme le pro­fes­seur Ter­sen) éveilleraient
seules cer­taines réserves.

Le
Contrat Social (bimes­triel, 1er numé­ro en Mars
1957, 165 rue de l’U­ni­ver­si­té) est l’or­gane d’un autre
Ins­ti­tut d’His­toire Sociale diri­gé par B. Sou­va­rine. Ici se
ren­contrent d’autres his­to­riens bour­geois avec d’ex-communistes
pro­fes­sion­nels deve­nus pro­fes­sion­nels de l’an­ti-com­mu­nisme. Orienté
sur et contre le Com­mu­nisme c’est une tri­bune d’une mar­xo­lo­gie à
l’a­mé­ri­caine ou affluent les articles de provenance
Angle-Saxonne. À noter un ton veni­meux à l’égard
des anar­chistes et la vieille expli­ca­tion selon laquelle le
bol­che­visme tra­hi Marx parce que Lénine était en
réa­li­té un dis­ciple de Bakou­nine et Netchaiëv
(l’un n’é­tant rien sans l’autre).


O —

Enfin,
citons pour ter­mi­ner La Révo­lu­tion Prolétarienne
(men­suel, 14, rue de Tra­cy) où depuis des années nos
cama­rades syn­di­ca­listes révo­lu­tion­naires actua­lisent leurs
positions.

Roland

La Presse Anarchiste