La Presse Anarchiste

Lectures

On
peut craindre le pire d’un musée ima­gi­naire ou d’une
biblio­thèque idéale. La per­fec­tion ne va jamais sans
une cer­taine séche­resse. Elle n’échappe pas, non plus
à un dog­ma­tisme assez sco­laire. C’est pour­quoi nous aurions
aimé que la nou­velle col­lec­tion d’études critiques,
que dirige chez Gal­li­mard Robert Mal­let, se veuille moins idéale
et plus vivante. Que d’expressions aca­dé­miques, émises
lors de la paru­tion des pre­miers essais [[ « Clau­del » par Sta­nis­las Fumet. « Léautaud »
par Marie Dor­moy. « Saint-Exu­pé­ry » par
Pierre Che­vrier. « Michaux » par Robert Bré­chon.]], nous ont empêché
de les appré­cier autant que nous l’aurions souhaité :
« Étude sys­té­ma­tique, syn­thèse complète
d’un écri­vain et d’une œuvre, condensé,
pré­sen­ta­tion, plan intel­li­gent, antho­lo­gie, ins­tru­ment de
tra­vail, guide sûr, com­plé­ment indispensable…»
Expres­sions qui sentent bien l’école et qui laissent
sup­po­ser quelle est l’ambition de cette « Bibliothèque
idéale » à la for­mule pour le moins rigide. Comme
il n’y a pas de cri­tique créa­trice sans sur­prise possible,
nous sommes loin ici de tout attrait pas­sion­nant, de toute découverte
remar­quable. Point d’analyse ori­gi­nale ; il est vrai que cette « huma­ni­sante » entre­prise désire mettre un terme à
« la cri­tique d’hystérie », comme l’a écrit
Alain Bos­quet. Ne nous éton­nons donc pas si les premiers
ouvrages sor­tis en librai­rie ne nous ont pas fait oublier les petits
livres de la col­lec­tion « Ecri­vains de tou­jours », moins
ambi­tieux certes, mais com­bien plus inté­res­sants. Il n’est
pas jusqu’à leur mise en page et leur ico­no­gra­phie qui ne
soient plus agréables que celles de cette « pesante »
col­lec­tion. Enfin, nous com­pre­nons mal qu’une bibliothèque
idéale, sérieuse, impar­tiale, scien­ti­fique, faite en
véri­té, non pour les let­trés comme on s’est
plu à le pré­tendre, ni même pour les critiques,
mais pour les étu­diants et sur­tout les lec­teurs avides d’une
culture genre « itron pres­sé » ou « reader’s digest », soit si peu à la por­tée de
leurs bourses. Cela ne fait qu’ajouter aux nom­breux inconvénients
de la collection.

Nous
atten­dions beau­coup du cin­quième volume, l’essai que
Jean-Claude Bris­ville consa­crait à Albert Camus. Nous en
atten­dions trop : non qu’il soit mau­vais ou ennuyeux, cet essai est
au contraire aus­si pré­cis qu’honnête, aus­si juste que
lucide, mais il manque de toute har­diesse, de toute nouveauté
en matière de cri­tique. Il semble que J.-C. Bris­ville se soit
conten­té — ce que vou­lait sans doute la col­lec­tion — de
mettre en valeur « les grandes lignes et les significations
essen­tielles de la pen­sée » d’Albert Camus. C’est
vrai­ment en jeune essayiste très appli­qué qu’il s’est
plié à la « sévère formule ».
Il a tou­te­fois mis l’accent — et c’est pour­quoi nous parlons
ici de cet essai — sur l’art et l’esthétique de Camus
que les cri­tiques négligent le plus sou­vent au pro­fit de sa
pen­sée et de sa morale. J.-C. Bris­ville a notam­ment insisté
sur l’humour et le besoin de vivre avec amour et cou­rage qui
carac­té­risent en effet Albert Camus, mais qu’on cache
géné­ra­le­ment der­rière la doc­trine et les
prin­cipes de l’écrivain-philosophe. Nous regret­tons (aus­si)
que l’étude elle-même ait à peine
quatre-vingt-dix pages alors que le livre en a trois cents (d’où
l’excessive impor­tance de notes diverses, des pages et des phrases
extraites de l’œuvre, des docu­ments et des ren­sei­gne­ments qui
étouffent la par­tie cri­tique). Pour­tant cette étude ne
nous convainc pas, car trois cha­pitres seule­ment émergent de
l’ensemble : le pre­mier, inti­tu­lé « La double véri­té », qui s’efforce de mettre en évi­dence la voca­tion de
l’art et le des­tin de l’homme chez Camus, le deuxième, « La réflexion esthé­tique », qui montre quelle est
l’indifférence de Camus à expli­quer et sa pas­sion de
sen­tir et de décrire, et le der­nier, « Pro­fil de l’œuvre », qui conclut sur l’exaltation du cou­rage et de
l’intelligence, de l’honneur et de l’ironie, de la fidélité
et du déta­che­ment, sur la pas­sion de véri­té et
la volon­té de vivre chères à Camus. Les autres
cha­pitres ne font qu’analyser les étapes de l’œuvre, ce
qui n’empêche pas J.-C. Bris­ville de reprendre, dans la
par­tie qui suit appe­lée « Les Livres », le compte
ren­du ana­ly­tique de cha­cun des ouvrages de Camus. On com­pren­dra que
nous soyons déçus par cet essai, nous qui pourtant
admi­rons et Albert Camus et Jean-Claude Bris­ville. Nous pen­sons que
ce der­nier, aus­si per­ti­nent cri­tique qu’excellent écrivain,
n’a pu déve­lop­per libre­ment son essai qui n’est, lui
aus­si, selon l’expression de Jean Rous­se­lot, qu’un « ins­tru­ment de tra­vail sérieux et com­plet ». Nous étions
en droit d’espérer autre chose.

G.
B.

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