L’homme
à qui sont consacrées les présentes pages est
caractérisé en ces termes par la Grande Encyclopédie
française : « Alexandre de Humboldt a été
sans conteste le plus grand naturaliste de son temps. »
Pour
être formulé en français, ce jugement n’en
exprime pas moins l’opinion de tous les esprits qualifiés
d’Europe et des deux Amériques. Après 1832, date de
la mort de Gœthe, aucun nom allemand n’a acquis une gloire
comparable dans le monde alors connu, exception faite de
l’Extrême-Orient. Dans la seule Amérique, des régions
entières, des golfes, des chaînes de montagnes, des
sommets, un lac salé, une rivière, des villages et des
villes portent le nom de notre savant, que l’on retrouve vingt-deux
fois sur les cartes. Même en Chine, dans les monts Nan-Chan,
toute une chaîne de montagnes est également désignée
par son nom, et il en va de même d’un glacier du Groenland.
Et les statues, de bronze ou de marbre, élevées à
ce grand homme ne se comptent pas.
Car
cet amant et investigateur passionné de la nature eut
l’étonnante fortune de se voir applaudi non seulement par
ses pairs, mais par l’opinion en général. Où
qu’il se rendît, où que parvinssent ses œuvres, tous
l’adoptèrent et, bientôt, lui firent fête. Comme
si, loin d’être uniquement accordé à ce qui fit
l’objet de son étude, plantes, minéraux, régions
terrestres et climats, il avait en outre vécu sous le signe de
cette autre tendre force de la nature qui s’appelle l’humaine
sympathie. Il devait en connaître les bienfaits tout au long de
son existence, à qui jamais elle ne manqua. Sa bonne étoile
voulut que tout ce qu’il entreprit contribua à son bonheur
et qu’il n’entreprit rien dont il ne se promît une joie,
quitte, pour y atteindre, à endurer allègrement les
plus grands efforts, tant physiques que spirituels.
Voyons
d’un peu près comment s’est déroulée cette
vie, qui ne dura pas moins de quatre-vingt-dix ans, et qui fut à
la fois si active, si féconde et si riche de pensée.
Humboldt
naquit la même année que Napoléon, que Cuvier,
que Chateaubriand, que Walter Scott : en 1769, à Berlin. Sa
famille, depuis une génération appartenait à la
noblesse. Son père, dont tous les témoins ont vanté
la gaîté et les qualités d’homme du monde,
avait débuté comme officier, puis été
promu chambellan de Frédéric le Grand, « le vieux
Fritz » comme l’appelait la voix populaire, et qui, à
l’époque, avait encore devant lui dix-sept années de
règne pacifique. Quant à la mère de Humboldt,
née Colomb, elle descendait d’une famille de huguenots
français réfugiés en Prusse après la
révocation de l’édit de Nantes, en 1685 ; elle avait
apporté en dot à son mari de considérables biens
fonciers, dont le fameux château de chasse de Tegel, non loin
de Berlin, sur les bords d’un lac de la Havel, dans ce gracieux
territoire dont, sous la lumière de l’automne, les sombres
lacs, les prairies d’un vert sourd, les bois de pins saupoudrés
d’ocre et le ciel en demi-teinte semblent comme légèrement
passés au pastel.
Le
père, dont la bonne humeur avait été
proverbiale, mourut tôt ; la mère, quant à elle,
était de santé précaire, ce qui ne fit
qu’aggraver sa sévérité vis-à-vis de
ses deux fils : Alexandre et son aîné de deux ans,
Guillaume, à qui devait le lier toujours une profonde amitié
et qui, tout au moins en Allemagne, connut, comme linguiste,
diplomate et brillant homme du monde, une renommée qui n’eut
rien à envier à celle de son cadet. La célèbre
Rachel de Varnhagen, dont à l’époque du romantisme le
salon fut le plus brillant de tout Berlin — lieu de rencontre des
Fichte, Schelling, Schleirermacher, des frères Schlegel et de
tant d’autres représentants de la littérature avec
tout ce qu’il y avait de plus répandu dans le monde de la
cour et de la ville —, Rachel, de qui l’on connaît
cependant l’esprit critique et les épigrammes, a dit de
Guillaume : « Il a de l’esprit autant qu’il veut. »
[[Dans
la plupart des ouvrages de langue française, Guillaume de
Humboldt ne laisse pas d’être en butte au reproche de s’être
montré particulièrement acharné contre la France
lors des négociations du Congrès de Vienne, après
la chute de Napoléon. Eût-il dû, plénipotentiaire
de la Prusse, si vite oublier le dur régime de l’occupation
française et le démembrement de son pays ? Du moins,
l’équité la plus élémentaire
exigerait-elle qu’on lui tînt compte que, loin de
s’identifier avec le vieil absolutisme prussien, il essaya plus
tard, devenu ministre, de faire entrer dans les faits la politique
libérale qu’il avait, comme on le verra ci-dessous, définie
dans son livre les Limites de la puissance de l’Etat, que
nombre de nos contemporains, en notre âge de plus en plus
idolâtre du « monstre froid » de Nietzsche,
devraient bien méditer. Et certes, chez G. de H., il s’agit
d’un libéralisme aristocratique ; mais cela empêche-t-il
pour autant l’indéniable affinité, si justement
soulignée par A. Prudhommeaux dès le premier cahier de
cette revue, entre « libéraux et libertaires » ?
(Tr.)]]
Les
deux frères grandirent côte à côte,
instruits par des précepteurs, dans la froide atmosphère
de la maison maternelle. On a voulu expliquer par le manque de
tendresse de leur mère le côté sarcastique de la
personnalité d’Alexandre, de même que ce qu’il eut
de vanité ou, du moins, de complaisance à briller par
son esprit, trait dont, au reste, il ne laissa point de sourire
souvent lui-même. Peut-être l’explication est-elle
juste, — peut-être ne l’est-elle pas ? Chez un être
aussi exceptionnellement doué, le jeu des influences ou de
l’hérédité est bien difficile à
définir.
Le
premier précepteur des frères Humboldt fut Campe, le
traducteur du Robinson Crusoë, et c’est peut-être
à son influence qu’Alexandre dut de connaître déjà
la passion de la mer et des luxuriantes réalités
tropicales. Le successeur de Campe, Kunth était un homme
remarquable. Non seulement il s’entendait à administrer à
merveille les biens de madame de Humboldt mère, mais il sut
choisir pour les fils les professeurs les mieux qualifiés pour
les préparer à l’université. Ni l’un ni
l’autre ne fréquentèrent une école publique.
Lorsqu’ils entrèrent tous deux à l’université,
alors peu célèbre, de Francfort-sur‑l’Oder, la
volonté maternelle leur imposa d’autres études que
celles de leur prédilection : Guillaume dut suivre les
cours de droit et Alexandre ceux que nous appellerions aujourd’hui
d’économie politique. Car il était entendu —
ainsi le voulait leur rang et la fortune de la famille — qu’ils
devaient se préparer au service de l’Etat. L’un et l’autre
firent ce qu’on exigeait d’eux, mais non sans que chacun
s’initiât parallèlement à une discipline
conforme à ses goûts, d’abord à Francfort, puis
à Gœttingue, Guillaume choisissant la philosophie classique
et la linguistique comparée, Alexandre la géologie,
la botanique et la physique. A Gœttingue, Alexandre, qui
naguère avait été un enfant quelque peu
retardé, s’épanouit tout à fait, car, dans
cette ville, ses véritables intérêts avaient
trouvé leur nourriture, au point que dès lors un
nouveau rythme, aussi rapide qu’énergique, ne cessa de
présider à son continuel développement. Parmi
ses compagnons d’études, il s’en trouvait un avec qui, par
la suite, il devait plus d’une fois correspondre : le comte
Clemens de Metternich, plus tard premier ministre autrichien et qui,
adversaire acharné de Napoléon exerça plus
qu’aucun autre une influence décisive sur les destins
de l’Europe centrale jusqu’aux explosions révolutionnaires
de 48. Après Gœttingue, Humboldt fut élève de
l’Académie de Hambourg, où il se vit initier à
la haute administration, mais qu’il quitta pour entrer à
l’Ecole des Mines de Freiberg. Il n’en était pas l’élève
depuis longtemps que l’Etat le nommait fonctionnaire de
l’administration des mines et des forges. Un premier but —
provisoire, il le savait à part lui — était atteint.
On
vit alors quelle soif de savoir et quelle puissance de travail
pouvaient s’affirmer en ce jeune homme de vingt-trois ans. Au bout
de quelques mois, il était déjà directeur des
mines des duchés d’Ansbach et de Bayreuth. Il accrut
aussitôt de huit fois l’extraction du minerai d’or, fonda
une école libre pour les mineurs, une sorte d’assurance
contre la maladie et les accidents, inventa une meilleure lampe de
mineur, bref son attention et ses soins visaient à l’important
comme au détail, et où qu’il intervînt le
progrès remplaçait la routine. Mais ce n’est pas
tout. Pendant le temps restreint, trois années à peine,
de cette activité, il écrivit plusieurs grands ouvrages
qui, pour la première fois, attirèrent sur lui les
regards du monde savant. Ses visites dans les mines l’avaient amené
à collectionner mousses et lichens, et il s’était
occupé de la croissance souterraine de ces plantes, de même
que de la question de savoir pourquoi leur couleur est aussi le vert.
Il émit l’hypothèse que, dans certaines conditions,
l’oxygène exerce sur la chlorophylle une action comparable à
celle qui, normalement, incombe à la lumière. Un
second ouvrage s’intitulait : « Essai sur l’excitation
des fibres musculaires et nerveuses» ; les effets galvaniques
exercés sur les organismes végétaux et le corps
humain y sont traités de telle sorte que l’auteur de cette
pénétrante étude peut être mis au nombre
des initiateurs de l’électrothérapie.
Un
de ses amis a décrit à l’époque l’infatigable
zèle scientifique de Humboldt et l’«incomparable
ardeur à la tache » qui lui faisait mettre à
profit chaque instant, — trait dont on peut admettre qu’il
n’était pas toujours des plus faciles à supporter
pour son entourage. Il n’avait besoin que de quatre heures de
sommeil ; les vingt autres heures du jour, il était plus
éveillé que la plupart. Il semble que les énergies
dont il était le foyer se fussent dès lors
harmonieusement subordonnées les unes aux autres, comme en
fait preuve la joie si souvent exaltée que lui procurait le
travail. Cet enthousiasme et sa curiosité de l’univers ne
pouvaient que le porter à quitter le service de l’Etat, où
il n’avait cependant trouvé qu’approbation et la promesse
de l’avancement le plus rapide. Il envoya sa demande de congé
au ministère, laissant vaguement entendre qu’il pourrait,
peut-être, plus tard, lorsqu’il serait vraiment riche de
connaissances et d’expérience, envisager de reprendre
quelque fonction officielle… Mais ce n’étaient là
que clauses de style. La pensée des voyages l’emplissait
désormais tout entier ; le reste ne comptait plus.
Tout
d’abord, il n’alla pas encore bien loin. Certes, il avait
beaucoup rêvé de la Russie et de la Sibérie,
mais, pour commencer, ce furent seulement l’Autriche, Venise et la
Suisse, où il rendit visite à Genève, en 1795,
au physicien Marc-Auguste Pictet et à l’homme qui s’était
donné pour tâche d’étudier la nutrition des
plantes, de Saussure. Depuis lors, il ne cessa de considérer
Pictet comme un ami : Genève, un certain temps, l’attira
fort ; ce fut un véritable coup de foudre, comme il ressort
d’une de ses lettres à Pictet : « C’est une de mes
plus douces espérances qu’après avoir parcouru les
tropiques, contemplé une grande partie de l’univers, je
puisse un jour me reposer au bord de votre lac » [[En
français dans le texte.]]. Ici,
ajoutait-il, régnait la paix si indispensable aux activités
de l’esprit et si favorable aux vertus civiques. Genève, à
l’époque, brillait aux yeux du monde entier de tout l’éclat
que lui conférait l’honneur d’être le séjour
d’un nombre surprenant de grands esprits adonnés à
l’étude des sciences de la nature.
Ces
premières escapades étaient régulièrement
suivies d’un retour au pays, dont l’un en un lieu dont on ne
saurait exagérer l’importance : Iéna. Là
séjournait alors son frère Guillaume ; là
Schiller professait l’histoire ; là venait souvent du proche
Weimar — vingt kilomètres — dans son confortable équipage,
Goethe, lequel joignait en effet à tant d’autres fonctions
celle de curateur de l’université. Iéna, pour
les frères Humboldt, ce fut donc l’approche et la
fréquentation des deux poètes, une mutuelle attraction
ne tardant pas à s’établir, d’une part, entre
Guillaume et Schiller et, de l’autre, sur la base de leurs communs
intérêts pour les phénomènes de la nature,
entre Goethe et Alexandre. Goethe, à qui rien n’échappait,
avait déjà remarqué certains écrits du
jeune savant. Tous deux s’accordaient alors dans la conception « neptunienne » de la naissance des continents, autrement dit
leur progressive, silencieuse et pacifique origine sédimentaire,
en opposition à la théorie plutonienne soutenant, au
contraire, la formation volcanique des terres de notre globe. Ce
plutonisme ramenant l’évolution de notre planète à
une arbitraire succession d’éruptions violentes, choquait
profondément le Goethe d’après le voyage en Italie,
si entièrement converti au culte de l’insensible et constant
devenir. Dans Faust, il s’est moqué des vulcanistes et,
lorsqu’il en venait à parler d’eux, il jetait feu et
flammes : « Quoi qu’il en soit, je tiens à écrire
que je maudis cet assourdissant tohu-bohu de la création
nouveau style ». Or, il se trouvait confirmé dans son
sens par monsieur le conseiller aux mines Humboldt — lequel
d’ailleurs, plus tard, s’inclinant devant la leçon des
faits, devait passer dans le camp des vulcanistes, au grand chagrin
de Goethe, qui cependant ne l’en estima pas moins. Jusque dans un
âge avancé les visites de Humboldt le plongèrent
dans la plus vive euphorie. Cet homme, à ses yeux, valait à
lui seul toute une académie. « Il ne restera ici que
quelques jours, dit-il une fois à Eckermann, et je sens déjà
que ce sera comme si j’allais vivre des années. »
Quant
à l’impression faite par Goethe sur son cadet de vingt ans,
nous pouvons en juger par une lettre où Humboldt après
son grand voyage en Amérique, en évoque le souvenir : «… dans les forêts de l’Amazone comme sur les plus hautes
chaînes des Andes, je compris qu’animée pour ainsi
dire par un même souffle, la vie, d’un pôle à
l’autre, est également infuse dans les minéraux, les
plantes et les bêtes, tout comme dans le cœur ardent des
hommes. Partout m’assaillait le sentiment de la forte empreinte
dont m’auront marqué ces rencontres de Iéna lorsque,
élevé au-dessus de moi-même par les vues de
Goethe sur la nature, je m’en étais trouvé comme
enrichi de nouveaux organes. » On découvrirait
difficilement plus beau témoignage de l’action exercée
par un grand homme sur un esprit encore jeune et non moins grand,
prenant ainsi conscience dans les solitudes du Nouveau Monde de tout
ce que sa science de la nature devait à sa rencontre avec le
poète. Car ces « nouveaux organes » dont il se
sentait enrichi, était-ce autre chose que l’intuition de
l’unité de toutes les formes de la vie et le pressentiment
de l’harmonie du cosmos appelée à prendre conscience
d’elle-même dans la connaissance que peut en acquérir
l’humaine raison ? Nous retrouvons, en la lettre à l’instant
citée, comme un écho de l’esprit dans lequel Goethe
avait entrepris ses recherches sur le granit ou rédigé
son essai sur La métamorphose des plantes, procédé
à ses observations anatomiques sur le troisième
maxillaire, sa « découverte », ou encore élaboré
sa Théorie des couleurs, et essayé de définir
la nature et la formation des nuages. De la nature et des sciences
qui en entreprennent la description, Goethe avait, pour son temps,
une connaissance que l’on peut dire complète, si même
les notions qu’il s’en faisait étaient d’un artiste
concevant l’activité des forces cosmiques à la façon
d’une inspiration toujours agissante et s’il lui paraissait
permis de partout discerner avec quel joyeux élan la vie
universelle ne cesse d’engendrer formes après formes. C’est,
pensait-il, dans la contemplation de ces dernières que notre
esprit acquiert structure et raison d’être, lui dont la tâche
est à la fois de prendre forme et de créer des formes.
« Bien considéré, tout objet nouveau, a dit
Goethe, suscite en nous un nouvel organe ». Ne sont-ce pas là
les termes mêmes de Humboldt évoquant et l’époque
de Iéna et le souvenir du souverain poète ? Sans doute
les y avait-il alors entendus et déjà faits siens. En
Humboldt, c’est l’esprit de Goethe qui fit lever la grande
moisson. Cela n’éclate pas seulement dans le ton même
de la citation ci-dessus rapportée, mais en outre se
manifeste, si possible, avec encore plus d’évidence dans
l’aspiration du savant à toujours conjuguer idée et
expérience, sans jamais permettre à la pensée de
s’égarer dans la spéculation ni à la
rigoureuse connaissance des faits de se perdre dans les détails.
C’est sous le signe de l’harmonie que l’esprit humain, en tant
que sujet de la connaissance, doit, selon lui, approcher la nature,
laquelle, en effet, depuis les Grecs, n’a cessé d’être
conçue comme un ensemble, un ordre, lui aussi, harmonieux : le
cosmos. Cette idée, la retrouver agissante dans tous les
aspects de la nature et la savoir, la vouloir le moteur ultime,
également, de la création artistique (tout en exigeant
des artistes de s’élever à la conscience d’une
telle vérité), cela est proprement classique,
c’est l’une des pensées vitalement essentielles du
classicisme allemand, lui-même héritier de l’expérience
humaniste de notre Occident. Et c’est à Iéna que
cette pensée s’était révélée à
Humboldt, qui devait toujours lui rester fidèle.
Mais
en ce qui concerne l’expérience telle qu’elle se réalise
dans les sciences de la nature, il était résolument
moderne, ouvert à toutes les recherches les plus hardies de
son temps et ne leur marchandant ni son apport ni son enthousiasme.
La tendance appelée plus tard positive des sciences était,
chez lui, un besoin élémentaire. Aussi vint-il
rejoindre l’actif laboratoire où l’élite des
savants de l’époque étaient à l’œuvre
accumulant découvertes sur découvertes : Paris.
N’était-il pas l’un de leurs pairs, fait pour s’entretenir
d’égal à égal avec le mathématicien
Lagrange, le naturaliste Cuvier, avec le théoricien de la
mécanique céleste Laplace, avec Lamarck et Geoffroy
Saint-Hilaire, lumières de la botanique et de la zoologie avec
l’astronome et physicien Delambre, et tant d’autres encore ?
De nature éminemment sociable, il se liait avec facilité.
Plus tard, le physicien Arago devait devenir l’un de ses plus
intimes amis. « Je vis, écrivait-il à Pictet,
avec tous les naturalistes… J’ai fait quelques lectures à
l’Institut national ; j’ai tout le droit (d’être heureux)
de l’accueil qu’on me fait. » [[En
français dans le texte.]]. Son frère
Guillaume habitait alors Paris et y tenait maison ouverte ; Alexandre
pouvait donc doublement se sentir chez soi. Et pourtant
l’attrait des contrées lointaines et des périples
maritimes dont avait rêvé sa jeunesse continuait à
le hanter.
A
la mort de leur mère, les frères Humboldt avaient
hérité de sa fortune. Le projet du Directoire de fréter
un bâtiment chargé de faire à la voile, en cinq
ans, le tour du monde, étant venu à sa connaissance,
Alexandre ne cacha pas son plus ardent désir, et il fut
invité. Le voyage, toutefois, n’eut pas lieu, mais rien,
désormais, n’eût pu retenir celui qui devait être
le plus fameux explorateur de son temps. Accompagné
d’Aimé Bonpland, son invité, botaniste de quatre ans
plus jeune que lui, dont il avait par hasard fait la connaissance à
Paris, et qui lui avait aussitôt plu par son humeur enjouée,
il se rendit, presque uniquement à pied, à Madrid, où
le roi Charles IV accorda aux deux étrangers toutes les
facilités requises pour parcourir les pays d’outremer
relevant de la couronne d’Espagne. Munis des plus récents —
et plus coûteux — instruments pouvant servir aux mesures
terrestres et célestes, l’un et l’autre s’embarquaient,
à La Corogne, sur la frégate espagnole « Pizarro », et prenaient la mer au début de juin 1799. La
dernière image que leur offrit l’ancien monde fut la
silhouette du château de San-Anton où, passant pour
politiquement suspect, Malaspina, qui avait reçu la mission de
reconnaître le fameux passage du Nord-Ouest entre
l’Atlantique et le Pacifique, était incarcéré
depuis son retour. Mais les deux jeunes voyageurs ne se laissèrent
pas longtemps abattre par cette triste vue. « Quel bonheur
m’est accordé ! écrivait au pays Humboldt, à
peine monté sur le pont ; de joie, la tête me tourne.
L’homme doit vouloir le bien et le grand, le reste dépend du
destin…»
Aussitôt
en mer, Humboldt se mit en devoir d’utiliser ses instruments
de mesure, tant au point de vue astronomique que météorologique,
et de procéder à des observations sur l’eau de mer,
sa flore et sa faune. Il ne laissa pas non plus de rectifier les
cartes marines. Sextant, télescope, microscope, baromètre,
théodolite et boussole ne cessèrent dès lors
d’être mis à contribution, — et cela devait
continuer cinq années durant. La grande aventure de sa vie
avait commencé. Le « Pizarro » suivait la même
route que, jadis, les caravelles de Colomb. A la mi-juillet, nos
voyageurs débarquent parmi la foule indienne de Cumana, au
Venezuela. Trois mois plus tard, Humboldt écrivait à un
ami de Iéna qu’ils avaient, lui et Bonpland, trouvé
six cents nouvelles espèces de plantes, mis en lumière,
grâce à l’anatomie comparée des coquillages
marins, quelques données zoologiques jusque-là
encore inconnues, déterminé géographiquement
avec exactitude une quinzaine de lieux « pouvant servir plus
tard de repères fixes pour une carte de l’intérieur
du pays» ; ils avaient aussi ajoutait-il, mesuré pour
la première fois, grâce au baromètre, l’altitude
des chaînes côtières, pu, d’autre part, observer
une éclipse de soleil « tout en déterminant,
grâce au dispositif de Bird, les hauteurs correspondantes de
l’astre », dont il joignait les calculs. Bien entendu, ils
observèrent aussi, pendant que les dormeurs continuaient leur
sommeil, la grande chute d’étoiles filantes de cette
année-là, unique dans l’histoire de l’astronomie,
et qui, certaine nuit, dura de deux à cinq heures du matin. La
nature semblait avoir voulu accueillir son fidèle avec toute
la pompe tropicale ; elle lui offrit jusqu’à un
tremblement de terre, à propos duquel il écrit « avoir avec étonnement constaté que, pendant la durée
du phénomène, la déclinaison magnétique
avait diminué de 1,1 degré ».
Tout
cela dans à peine plus de trois mois. Et c’est dans le même
style, avec la même fièvre qu’allaient se succéder
les années du grand voyage : à pied, à mulet, en
pirogue et sur les deux mers — de Caracas à San Fernando et
San Carlos, puis, côté du Pacifique, après Bogota
et Quinto, jusqu’à Lima, et cela sans jamais cesser
d’écrire, de dessiner, de mesurer, en pieds, en toises, en
degrés Réaumur. Les deux savants étudièrent
Cuba en détail, et une publication scientifique de premier
ordre consacrée à l’île fut le fruit de leurs
recherches ; dans les Andes, ils gravirent, non pas d’ailleurs tout
à fait jusqu’au sommet, le Chimborazo et furent, de ce fait,
longtemps considérés comme les ascensionnistes pouvant
revendiquer d’avoir vaincu la cime qui passait alors pour la plus
élevée du globe. Humboldt s’adonna en outre, tout
comme son frère en Europe, à l’étude des
langues : « La langue caraïbe, par exemple, allie,
écrit-il, à la richesse du vocabulaire, la grâce,
la force et la délicatesse. Elle n’est pas dépourvue
de termes exprimant les idées abstraites, sait parler
d’avenir, d’éternité, d’existence, etc. Je
m’initie on ne peut plus aisément à la langue inca ;
elle est ici (Quinto, Lima, etc.) couramment en usage dans le
meilleur monde et d’une telle richesse de tours subtils et nuancés
que les jeunes hommes, s’ils veulent dire quelque galanterie aux
personnes du beau sexe, se mettent à parler inca lorsqu’ils
ont épuisé toutes les ressources du castillan ».
Cette étude de la langue inca l’amène à des
recherches sur la préhistoire de ces peuples et il soutient,
avec raison, que l’Amérique a certainement connu une
civilisation supérieure à celle que trouvèrent
les Espagnols à leur arrivée en 1492. Il écrit,
en outre : « Je tiens pour hautement vraisemblable l’existence
de relations antérieures entre les peuples de l’Ouest
de l’Amérique et ceux de l’Asie orientale. Nous savons que
les aventuriers à la recherche de la pierre philosophale
devant assurer aux humains l’immortalité, franchirent la
partie orientale de la mer de Chine. Le hasard ne peut-il pas avoir
amené des expéditions de ce genre jusqu’aux rives de
l’Alaska et de la Californie ? » Or, on le sait, la science
actuelle tend à se rallier à cette hypothèse.
Impossible
d’énumérer tout ce qu’il lui fut donné de
voir et de soumettre à son observation. Il ramena de son
voyage plus de soixante mille plantes, dont six mille trois cents
nouvelles espèces. Et si la détermination des
rapports entre le bassin de l’Orénoque et celui de
l’Amazone devait retenir une grande part de son attention, il
n’en entreprit pas moins avant tout une enquête approfondie
sur le Mexique, où il séjourna toute la dernière
année de son absence d’Europe. Dans un ouvrage en cinq
volumes, il n’en a pas seulement fondé la cartographie et la
géologie, sans parler de ses recherches, les premières
en l’espèce, concernant les origines historiques des
civilisations mexicaines, mais en outre, sur la base de statistiques
de la population et du commerce, il étudia jusqu’à
l’économie du pays. Ledit ouvrage, qu’il rédigea en
français, a pour titre Essai politique sur le Royaume de la
Nouvelle Espagne. Depuis sa publication, Humboldt est pour
les Mexicains l’un des leurs ; et de fait son livre a puissamment
contribué à révéler à l’ancien
comme au nouveau monde cette vaste région auparavant très
insuffisamment connue.
Après
un séjour de trois semaines auprès du président
des États-Unis, Jefferson, Humboldt et Bonpland quittèrent
l’Amérique. Ils débarquèrent à Bordeaux
— en 1804 — avec les innombrables caisses renfermant leurs
collections de minéraux et de végétaux, et se
rendirent aussitôt à Paris. Mais contrariés dans
leurs projets par les guerres de Napoléon contre l’Autriche
et la Prusse, ils gagnèrent Berlin. Pourtant, dès 1805,
Humboldt revenait à Paris où il voulait publier son
ouvrage monumental, car il savait la facilité de trouver dans
cette métropole et des collaborateurs et les meilleurs
spécialistes de l’illustration et de la typographie, sans
parler de l’avantage d’y pouvoir entrer en contact avec les
potentats de l’édition. C’est sur plusieurs décennies
que devait s’étendre la publication des vingt in-folio et
des dix in-quarto auxquels leur auteur consacra six cent mille francs
de l’époque, autrement dit toute sa fortune, et qui parurent
sous le titre général de Voyage aux régions
équinoxiales du Nouveau Continent, 1799 – 1804, par Alexandre de
Humboldt et André Bonpland, — rédigé par A. de
Humboldt. Grandiose et fière entreprise ! L’Histoire
naturelle de Pline comptait trente-sept livres, et il est permis
de penser que Humboldt, soucieux d’égaler le grand Latin,
aura nourri l’ambition de prendre place à côté
de lui dans le panthéon des classiques. Il travailla dix-huit
années consécutives à Paris ; la Prusse, son
pays, d’abord occupée par Napoléon, se libérait
du joug étranger par la campagne de 1813, les colonies
espagnoles qu’il avait parcourues proclamaient leur indépendance,
les Bourbons revenaient sur le trône, et pendant tous ces
événements le savant prussien vécut en toute
quiétude au bord de la Seine, se voyant toujours accorder
par son roi et renouvellement de son congé et aide financière,
sans jamais cesser de fréquenter les plus hautes sphères
du grand monde, où l’on appréciait fort sa gaîté
et son esprit et où il lui était donné de
rencontrer des hommes tels que Chateaubriand ou Guizot, comme aussi,
bien entendu, les plus fameuses illustrations des sciences de la
nature.
L’histoire
en action l’intéressait beaucoup moins que son œuvre.
Politiquement
parlant, il était ce que l’on allait bientôt appeler
un « libéral ». Il avait, en 1789, fondé de
grands espoirs sur la Révolution française et salué
la chute de la féodalité. Et il devait rester fidèle
à l’espérance de sa jeunesse en la progressive
libération du genre humain, également plus tard
lorsque, à partir de 1827, il passa à Berlin les
trente-deux dernières années de sa vie au service de
deux rois qui furent des souverains fort conservateurs. La politique
ne le touchait pas d’aussi près que son frère
Guillaume, qui fut ambassadeur et ministre, un ministre incommode,
d’ailleurs, et dont le chancelier Hardenberg se débarrassa à
la première occasion, — sur quoi le ministre éconduit
se remit en toute sérénité à ses études
linguistiques. Guillaume de Humboldt, à qui l’on doit de
remarquables essais sur Goethe et Schiller, a également publié
un ouvrage intitulé « les Limites de la puissance de
l’État », vigoureuse prise de parti contre
l’autorité et pour l’homme, qu’il faut sans
cesse sauvegarder ou libérer des empiètements du
pouvoir. La seule attribution de l’Etat devrait se borner à
garantir la sécurité des personnes, alors que tout ce
qui est du domaine des valeurs supérieures doit échapper
à sa compétence et ne relever que du seul jugement de
l’individu, auquel il convient donc d’accorder le maximum de
liberté possible, car c’est de l’individu, de la personne
humaine que tout, en fin de compte, dépend, le reste n’étant
que secondaire, puisque impropre à rendre à chacun le
seul service qui vaille, qui est d’élever l’homme à
la véritable humanité. « Le vrai but de l’homme,
a‑t-il écrit, réside dans la culture la plus haute et
le mieux proportionnellement répartie de ses facultés
natives, par là même fondues en un tout harmonieux. »
Ces mots, Schiller eût pu les signer. Mais Guillaume de
Humboldt va plus loin encore. Il ne se borne pas à définir
l’homme par lui-même et dans son rapport avec la société
et l’Etat, car, dit-il, « la formation de la personnalité
est la fin suprême du cosmos ». Optimisme et grandiose
foi en l’homme où se reflète, avec le souvenir de la
Bonne Nouvelle, cet idéalisme d’alors qui n’est plus
guère, pour nos contemporains, qu’une Atlantide, un
continent disparu. Lorsque Guillaume de Humboldt écrivit son
essai sur l’Etat idéal, il n’y avait que cinq ans que
Frédéric le Grand était mort. Ce despote éclairé
jugeait bien autrement du genre humain, « cette race maudite »,
comme il l’appelait, et c’est pour la tenir en respect qu’il
avait bâti son Etat en conséquence. L’État de
Humboldt, si exclusivement chargé d’assurer le bonheur
des individus, les bien-pensants, par la suite, l’appelèrent
railleusement « der Nachtwächter-Staat », I’Etat
veilleur de nuit, dangereux veilleur, au reste, car, n’hésitons
pas à l’ajouter, le bonheur de tous, qu’est-ce autre chose
que le déchaînement des égoïsmes et par
conséquent, abomination des abominations, l’anarchie ?
Tant il est vrai que celui qui méprise « cette race
maudite » que sont pour lui les êtres humains passe
aisément pour réaliste, alors que tout esprit qui fait
confiance à l’homme est aussitôt accusé de
n’être qu’un songe-creux et un Don Quichotte.
Si
nous venons de nous étendre quelque peu sur les conceptions
politico-sociales de Guillaume de Humboldt, c’est que, dans cet
ordre de problèmes — sur beaucoup d’autres, il en allait
autrement — Alexandre lui était fraternellement proche. Pour
lui également, la relation avec le prochain et les
réalités de l’esprit était autrement
importantes que toute politique. Son roi, voulant le nommer
ambassadeur à Paris, il déclina cet honneur. Avec
Napoléon, à la cour de qui il avait été
invité, cela ne marcha pas du tout. Napoléon et Goethe,
voilà qui avait été parfait dès la
première minute, et la conversation fut aussi prompte à
s’engager que riche d’aperçus, l’empereur allant jusqu’à
affirmer qu’il avait lu Werther sept fois. Mais lorsqu’il
eut devant lui le Prussien Humboldt, d’une taille à peu près
aussi petite que la sienne, et qui déclarait avoir à
six reprises, au cours de son voyage d’Amérique, relu Paul
et Virginie dont les descriptions exotiques continuaient
à l’enchanter au cœur même des réalités
tropicales, le guerrier couronné se montra de glace. « Vous vous occupez de botanique ? fit-il. Ma femme aussi ».
Et après cet apophtegme d’un laconisme tout classique, il se
détourna pour accueillir le suivant des visiteurs. Vis-à-vis
des réalités de l’Etat, Alexandre de Humboldt
témoignait d’une froideur que l’on peut presque qualifier
d’indifférence. En 1806, alors que les Français
occupaient Berlin, où lui-même, alors, résidait,
c’est à peine s’il daigna regarder ce qui se passait
autour de lui, tout absorbé qu’il était par la tâche
de mesurer, d’heure en heure, les variations de la déclinaison
magnétique. Il tenait pour assuré qu’une connaissance
approfondie de la nature et de ses lois permettrait de se faire une
idée plus vraie de l’homme et de ses créations —
société, Etat ; à côté de
l’histoire, la nature devait, estimait-il, servir d’initiatrice à
une vie en commun bien organisée.
Son
patriotisme, également, était assez particulier.
Lorsque Napoléon occupa et humilia la Prusse, son pays, et
qu’ensuite vint la guerre, Humboldt, nous l’avons vu, resta fort
allègrement à Paris auprès de ses naturalistes
et de son cher Karl von Steuben, jeune peintre dont il avait fait la
connaissance dans l’atelier de Gérard. A tel point qu’en
dépit de toute sa tolérance, son frère Guillaume
trouva que cela allait, peut-être, un peu loin et que, vu la
situation politique, il eût en tout cas été « plus honorable de ne pas tenir compte de certains avantages ».
Mais il est vrai que Guillaume, tout adversaire qu’il se disait du
pouvoir, se trouvait alors, en qualité de conseiller de son
souverain, au quartier général des alliés, où
il ne pouvait guère ne pas voir les choses sous un angle assez
différent. Et il ajoutait : « Eschyle aurait trouvé
étrange que quelqu’un eût voulu l’empêcher de
prendre part à la bataille de Marathon pour qu’il trouvât
le loisir d’écrire quelques vers de plus. » Mais ce
jugement critique, loin de s’adresser directement à
Alexandre — Guillaume s’en fût bien gardé — l’aîné
ne le formula que dans une lettre à sa femme. Le nationalisme
en était encore à ses tout premiers débuts, car
c’est seulement la grande révolution qui venait de lui
ouvrir la carrière. Lessing avait même défini le
patriotisme, cette forme pourtant la plus humainement fondée
de l’amour du pays, « une héroïque faiblesse »
et, dans un poème de Goethe, on peut lire : « Bin
Weltbürger, bin Weimaraner…», suis citoyen du monde,
suis Weimarien. Citoyen du monde, voilà ce qu’était
aussi le grand voyageur Alexandre de Humboldt, en cela encore tout à
fait enraciné dans la tradition du 18e siècle et de la
grande littérature allemande à son aurore telle que
l’appelèrent à l’être un Winckelmann, un
Wieland, un Herder. Oui, esprit, à cet égard, tout du
18e, il ignorait pour lui-même et combattait chez
autrui tout ce qui, fût-ce de loin, pouvait rappeler le
fanatisme.
Le
premier écrivain qui lui fit impression était Georg
Forster, qui avait participé au second tour du monde du
capitaine Cook et avec qui Humboldt entra en rapport lorsqu’il
était étudiant à Gœttingue. C’est avec
Forster qu’il avait fait un voyage en Hollande, en Belgique et en
Angleterre. Il admirait chez cet ami de dix ans son aîné
la maîtrise de l’expression et de la langue et fit de lui son
modèle. Lorsque tous deux, en 1790, revinrent d’Angleterre
en passant par Paris, ils assistèrent, sur le Champ-de-Mars,
aux préparatifs de la fête de la Fédération
pour le premier anniversaire de la prise de la Bastille, dont la
célébration attirait dans la capitale une foule aussi
innombrable qu’enthousiaste. Les deux jeunes hommes se sentirent
comme transportés par cette vue de tout un peuple de frères
prêts à s’embrasser les uns les autres au nom de
l’humanité et de la généreuse rhétorique,
encore toute vibrante, de la déclaration des droits de
l’homme. Comment, à vingt ans, rester insensible à
pareil spectacle, surtout en compagnie de Forster qu’il admirait de
tout son être et dont le ravissement ne connaissait plus de
bornes ? Forster, au reste, devait aller jusqu’aux dernières
conséquences, prendre part, là aussi sans la moindre
retenue, aux agissements du club des jacobins de Mayence, jusqu’au
jour où, accusé de haute trahison, il lui fallut
s’enfuir. Son refuge fut Paris, d’où le printemps des
peuples devait se répandre sur le monde et où il mourut
sous la Terreur, en 1794 abandonné de tous, même de sa
femme et de ses enfants. Mais Humboldt ne devait jamais renier le
credo de son heureuse jeunesse, non plus que le souvenir de l’ami
malheureux. Certes, il n’avait rien du doctrinaire, mais ces
journées du Paris de 1790 avaient allumé dans son âme
un espoir dont la flamme ne devait jamais s’éteindre.
Lorsque,
à partir de 1827, il fut revenu vivre à Berlin, d’abord
en qualité de chambellan, puis de conseiller d’Etat de
Frédéric Guillaume III, la vox populi
inventa pour lui le surnom de « démocrate de cour ». Ce n’était pas si faux. L’idée des droits
de l’homme ne restait point, à ses yeux, vide rhétorique.
En Amérique du Sud, il avait pu voir un commerce d’esclaves
encore des plus prospères, pratiqué surtout par
des Européens et cet abus l’avait au plus haut point outré.
« Il serait facile de démontrer, écrit-il dans
son ouvrage sur Cuba, que le total des esclaves africains importés
de 1670 à 1825, s’est élevé à près
de cinq millions… Ce chiffre effrayant ne comprend même pas
la foule des malheureux esclaves qui ont péri pendant la
traversée, ou, considérés comme une marchandise
sans valeur, furent tranquillement jetés par-dessus bord ».
Et quelle ne fut pas son indignation de découvrir que,
dans l’édition anglaise de son œuvre, les passages relatifs
à l’esclavage avaient été omis, car peu de
problèmes lui tinrent plus profondément à cœur.
C’est à son initiative que l’on doit une loi, qui fut
effectivement promulguée, en vertu de laquelle tout esclave
qui mettrait le pied sur le sol prussien serait automatiquement
affranchi. Certes, pratiquement, cette loi ne put guère avoir
d’effet, mais il s’agissait du principe. Et le même esprit
se retrouve dans sa revendication de l’émancipation des
juifs et de leur accès à l’égalité
civique avec les autres citoyens, comme au reste dans son constant
souci de prendre la défense des minorités, des faibles,
des humiliés et offensés. Le jour vint même où
la cour trouva fort à propos d’utiliser « son »
démocrate, qu’elle chargea de la représenter aux
funérailles des victimes de la révolution
berlinoise de mars 1848. Sa blanche et rétive chevelure
au vent, Humboldt, presque octogénaire, marcha derrière
les corbillards, cependant que le peuple n’en finissait pas de lui
témoigner sa chaleureuse sympathie. Situation, pour lui,
assurément étrange.
Pas
plus étrange que celle qui, au fond, était déjà
la sienne depuis que, répondant à l’appel de son
souverain, il avait pour Berlin quitté Paris, d’ailleurs
sans grand enthousiasme. Ce n’est pas de gaîté de cœur
qu’il avait abandonné ses habitudes, ses amitiés, la
société de tant de savants, non plus qu’accepté
l’attache d’un lien, il le savait, plutôt étroit
avec la cour. Il régnait dans l’entourage du trône un
esprit ultra-religieux, pour ne pas dire piétiste, tout à
fait contraire à sa nature, et les conceptions politiques
qu’il était de bon ton d’y professer, tout orientées
vers le passé et moins propres à favoriser la vie qu’à
lui imposer leur frein, ne l’attiraient pas davantage.
Mais,
d’autre part, en Allemagne, les sciences de la nature connaissaient
un puissant essor, de même que la neuve université de
Berlin fondée en 1810 par son frère Guillaume. Y
enseignaient, au temps de Humboldt, Hegel, Schleiermacher, Ranke, les
frères Grimm, les philologues Lachmann et Böckh ; de ce
dernier, Humboldt, suivit même les cours. Dans la ville
vivaient des écrivains comme Armin, Eichendorff, Chamisso,
tant d’autres encore. A peine installé, Humboldt tint une
série de conférences qui allaient servir de base à
l’œuvre majeure de sa vieillesse, le Cosmos, et qui lui
valurent une sorte de popularité, mais du meilleur aloi.
Lui-même ne faisait pas partie de l’université ; il
voulait rester aussi libre que possible, et cela d’autant plus que
la cour le réclamait déjà bien assez. Cette
dernière servitude alla d’ailleurs s’accentuant après
qu’en 1840 fut monté sur le trône Frédéric-Guillaume
IV, qui avait pour lui de l’affection et voulait toujours le savoir
dans son entourage. Humboldt étant un jour tombé
malade, le roi passa des heures à son chevet en lui faisant la
lecture. Tous ceux qui ont approché ce monarque s’accordaient
pour vanter son esprit, son intelligence, mais, d’un tempérament
aussi enflammé qu’instable, il témoignait toujours
d’une indécision quasi morbide dès qu’il s’agissait
pour lui d’un choix politique de quelque importance. S’il savait
par cœur toutes les traduction d’Antigone, le landtag de
Rhénanie [[Très
controversées étaient alors toutes les questions
relatives à la réforme de l’État prussien en
général et, en particulier, aux compétences
qu’il eût convenu de reconnaître, par exemple en
Rhénanie, aux parlements provinciaux. (Tr.)]] l’intéressait infiniment moins. Pénétré
d’idées médiévales et de la croyance, chez lui
moins médiévale que romantique, en la monarchie de
droit divin, Frédéric-Guillaume IV reculait
peureusement devant les réalités, si différentes,
de son époque, jusqu’à ce qu’il lui fallut enfin,
en 1857, après avoir donné des signes de plus en plus
évidents d’aliénation mentale, se démettre du
pouvoir. Jusqu’à cette date, il n’avait jamais cessé
de trouver auprès de lui la présence de son chambellan
de prédilection, lequel d’ailleurs n’aura point laissé
de se répéter plus d’une fois la mordante définition
de Frédéric le Grand : « En bon allemand,
chambellan cela veut dire jocrisse de chambre ».
Il
n’en reste pas moins que cette situation à la cour aura
permis à Humboldt d’exercer une action bénéfique
tant au profit des sciences qu’à celui des savants et des
artistes. De quelle constance ne témoigna-t-il pas dans le
soutien des jeunes talents, dans l’effort inlassable pour assurer
au mérite soit une place soit la sécurité
matérielle. C’est à Humboldt que le philologue Böckh,
dans son discours académique, appliqua ce passage d’une ode
de Pindare : « Toutes les joies dont il combla autrui, qui donc
les pourrait énumérer ? »
A
soixante ans, Humboldt entreprit encore une fois un grand voyage, —
un voyage de neuf mois à travers la Russie et la Sibérie,
jusqu’à l’Altaï, jusqu’aux frontières de
Chine. Plus une course à bride abattue qu’autre chose. Il ne
se sentait pas les coudées franches, car, invité du
tzar et toujours sous escorte, il lui était interdit de
prendre la moindre note sur les conditions sociales de régions
presque uniquement parcourues au galop. Il se borna à relever
ses mesures, découvrit dans l’Oural du platine et suggéra
la création de stations météorologiques. A peine
était-il de retour qu’il avait déjà achevé
de rédiger un ouvrage en deux volumes, les Fragments de
géologie et de climatologie asiatiques [[En
français dans le texte.]]. Une tâche
de plus de terminée.
Pendant
les seize dernières années qui lui restaient à
vivre, l’infatigable vieillard allait se consacrer tout entier à
une œuvre unique et immense, le Cosmos. La conception qui
préside à tout l’ouvrage remonte au temps lointain de
sa jeunesse, à son séjour à Iéna. Dès
1796, il écrivait à Pictet : « Je conçus
l’idée d’une physique du monde » [[En
français dans le texte.]]. Cette idée
qui, depuis lors, l’avait toujours accompagné, toujours
guidé, devait désormais ordonner tout le trésor
d’expérience de sa longue vie, la totalité de son
savoir. « J’ai, écrivait-il dans une lettre à
son ami Varnhagen, formé le projet insensé de décrire
tout l’univers matériel, tout ce que nous savons aujourd’hui
des phénomènes des espaces sidéraux et de la vie
terrestre, depuis les nébuleuses jusqu’à la
géographie des mousses sur les rochers de granit, — oui,
tout cela dans un seul ouvrage qui, par la fraîcheur de
l’expression, parle simultanément à l’esprit et au
cœur. Toute grande idée, toute idée importante dont la
lueur viendra à se faire jour en quelque occasion que ce soit,
devra être évoquée en même temps que les
faits. Ce livre, autrement dit, portera témoignage d’une
époque de l’évolution de l’esprit humain (dans sa
connaissance de la nature)».
Ce
plan grandiose, encyclopédique, connu par un seul esprit en un
âge que caractérisaient déjà une division
du travail et une spécialisation fort poussées, fait
l’effet d’un dernier bloc erratique où se souvient encore
le siècle des Lumières. Il y avait quelque chose de
faustien dans cette aspiration à une image totale du monde.
Une dernière fois, un uomo universale allait affronter
l’univers en exigeant de la seule raison de comprendre et
d’expliquer comme un développement, lui aussi, naturel, les
étapes de notre connaissance du monde et donc de l’itinéraire
de l’esprit. Est-ce là un objectif exclusivement
scientifique ? Ce serait trop peu dire, car l’entreprise est
également d’un philosophe et ne relève pas moins de
la poésie. Humboldt écrivait encore à Varnhagen : « Le but véritable à atteindre est une vue
perspective de toutes les choses que nous savons en 1841. »
Intention, en vérité, éminemment esthétique
et dont la poursuite ne s’était encore jamais si
consciemment imposée à lui dans aucun de ses précédents
ouvrages. Sans doute, l’homme de science qu’il était,
régulièrement au fait des plus modernes résultats
des recherches des astronomes et des météorologistes,
jamais il ne songea à le renier lorsqu’il se mit en devoir
de traiter des espaces sidéraux et des astres, de définir
la constitution de notre planète ou de préciser
l’influence exercée par l’atmosphère sur la
géographie terrestre et la vie végétale et
animale, — non plus qu’il ne le renia davantage en décidant,
sur les cinq tomes projetés, d’en consacrer un tout entier,
non seulement aux modalités du sentiment de la nature à
travers les âges, mais encore aux représentations que
les hommes ont données du monde naturel dans leurs créations
artistiques depuis Homère. Les formes de tous les
phénomènes de la nature avaient, à ses yeux, une
importance fondamentale. N’avait-il pas écrit jadis une
Physiognomonie des plantes ? manifestant ainsi que la
prédilection de Goethe pour la morphologie continuait à
vivre en lui-même. Mais il n’attachait pas une importance
moindre au devenir, à l’apparition des choses, autrement dit
à leur histoire. La terre a sa longue histoire, la pensée
humaine sûr toutes les choses de cette terre a son histoire
aussi, courte certes, mais riche et grandiose, et qui fait partie de
tout le reste. Comment les Alpes se sont-elles constituées ?
Quelles influences ont-elles exercées, ainsi que le gulf
stream, sur notre climat ? Quelle influence le climat a‑t-il eue
à son tour sur la répartition et la croissance des
végétaux ? Qu’a pensé, sur ce point, Aristote ? Comment Raphaël ou Claude Lorrain ont-ils vu et peint tel ou
tel paysage ? Toutes questions qui, avec tant d’autres encore, sont
mutuellement solidaires, quelque éloignés qu’en
puissent être les objets. L’histoire de la nature et
l’histoire de l’humanité ne font qu’un, elles
s’articulent organiquement ; et, pour Humboldt, l’aspect
essentiel de l’histoire humaine est l’histoire de l’esprit [[Le
lecteur sera peut-être tenté de voir ici comme une
anticipation de l’hégélianisme, et certes il y a des
affinités, d’époque et nationales. Toutefois si l’on
doit aussi constater chez Humboldt une aspiration à la
totalité, il s’agit chez lui d’une totalité bien
différente, semble-t-il, de celle à laquelle prétendait
l’idéalisme de son systématique contemporain, dont
l’auteur du Cosmos a dit lui-même qu’il avait « fait passer en contrebande » (eingeschmuggelt) le christianisme
dans la philosophie. Contrebande dont l’hégélianisme
à rebours de Marx reste, à sa façon, l’héritier
plus ou moins inconscient. (Tr.)]].
Jamais,
auparavant, il n’avait pris si nettement conscience de l’intime
connexion qui relie la chose à dire à la façon
dont on la dit. Jamais les pures questions de style ne l’avaient
autant retenu que pendant sa rédaction du Cosmos. Il
savait, certes, que les écrits consacrés aux sciences
de la nature ne restent valables que pour une période de temps
limitée, car les découvertes ultérieures les
dépassent toujours. Alors que trois millénaires n’ont
pas « dépassé » l’Iliade. Humboldt n’en
essaya pas moins d’éterniser par l’art les connaissances,
forcément passagères, acquises par son temps dans le
domaine des sciences traitant des réalités naturelles.
Il avait connu un poète, le plus grand d’entre ses
contemporains et de toutes les lettres allemandes, qui était
aussi un naturaliste. Pourquoi n’y aurait-il pas eu également
un naturaliste qui fût aussi un poète ? On peut lire
dans le Cosmos : « L’étude de la science
générale de la nature éveille en nous comme des
organes qui y dormaient depuis toujours ». C’est, presque mot
pour mot, la phrase même de Goethe que nous avons citée
au début.
Humboldt
a rédigé en français toute une série
d’ouvrages. Je ne sais, quant à moi, quel jugement la
critique française, seule compétente en la matière,
porte sur les dons littéraires de leur auteur, qui, nous
l’avons vu, mettait si haut Paul et Virginie. En Amérique,
il prétendait que l’espagnol était devenu pour lui la
langue la plus naturelle. Et il semble avoir entrepris nombre de
fécondes expéditions dans d’autres domaines
linguistiques encore. Mais, au temps du Cosmos, sa langue
maternelle le reprit tout entier, de même que le sentiment des
valeurs qui lui sont propres. Non qu’il s’en fût jamais
éloigné, mais à présent il en découvrait
avec ravissement, comme s’il se fût agi d’un être
personnel, toutes les vertus : « Notre admirable, simple et
harmonieuse langue descriptive…», écrivait-il
lorsqu’il osa former le projet d’apporter à toute la
multiplicité du réel le double couronnement de la
pensée et du verbe.
L’entreprise,
à vrai dire, était presque au-dessus des forces
humaines. Loin de se borner à ses fonctions de conseiller
d’Etat, il travaillait jusqu’à trois heures du matin dans
son cabinet surchauffé, car depuis ses voyages aux pays du
soleil il lui fallait toujours être entouré d’une
chaleur quasi tropicale. Son bras droit, atteint de rhumatismes, se
révoltait, mais il endurait stoïquement la douleur, qui
lui rappelait les nuits glacées pendant lesquelles il avait
dormi à même le sol dans sa chère Amérique
du Sud. Ses souvenirs et ses connaissances pratiquement illimitées
s’unissaient pour exiger qu’il leur donnât, si l’on peut
dire, la parole. Dans une lettre de la dernière année
de sa vie, Goethe avait écrit à Zelter : « Notre
conquérant de la planète est peut-être le plus
grand artiste du mot parlé ». Et de fait, la prose ailée
du savant vieillard garde quelque chose de l’improvisation hardie
des propos tenus devant un public de choix ; c’est toujours un peu
de la rhétorique, mais de grand style. Toutefois, en tant que
chose écrite, il y a là une faiblesse, mais c’est une
faiblesse d’Hercule. La masse des réalités auxquelles
il s’en prenait ne se laissait pas toujours soulever ; si puissante
qu’elle fût, sa volonté, elle aussi, avait des
limites. Et le don d’ubiquité poétique ne s’apprend
pas.
Alexandre
de Humboldt ne s’est jamais marié. Les femmes, dans sa vie,
n’ont joué presque aucun rôle, si l’on excepte la
femme de son frère Guillaume, à laquelle le liait une
vive amitié. Mais frère et belle-sœur depuis longtemps
reposaient sous terre dans le parc de Tegel. Si nombreux que fussent
visiteurs ou importuns, la solitude, souvent, l’effleurait de sa
froide présence. Les seuls êtres qui l’entourassent
jour après jour étaient son valet de chambre Seifert et
les siens ; il leur en eut une telle reconnaissance qu’il finit par
léguer tout ce qu’il possédait.
Quand
le grand ouvrage de sa vie, le Cosmos, eut commencé de
paraître, le succès fut indescriptible. On faisait
littéralement la chasse aux volumes, versant des sommes folles
aux libraires pour s’assurer le privilège d’être
parmi les premiers servis. L’ancien condisciple des années
d’études à Gœttingue entre-temps et pour un temps
l’un des puissants de l’Europe mais que le flot de l’histoire
contemporaine avait depuis rejeté sur ses rives, Metternich,
félicita Alexandre de Humboldt en ces termes : « Je vous
remercie des heures véritablement bénies que vous
m’avez procurées. Et j’appelle ainsi les heures qui me
permettent d’échanger l’ingrat terrain des troubles du
temps contre celui des sciences de la nature. »
Mais
l’ouvrage devait demeurer inachevé. Le 6 mai 1859, alors
qu’il travaillait à la rédaction du cinquième
volume, Humboldt cessa de vivre. Combien ce grand amant de la nature
en demeura jusqu’à la fin l’enfant chéri, elle le
prouva dans la façon même dont elle le rappela de cette
terre : douce, légère, rapide fut la fin de cette
longue existence.
Jamais
auparavant Berlin n’avait vu pareilles funérailles. Elles
eurent quelque chose de triomphal, comme si le funèbre cortège
eût été un hommage de plus à la vie. Une
foule immense suivit le cercueil qu’attendait, tête nue,
devant la cathédrale, le régent [[Guillaume
Ier, d’abord régent pendant la folie de Frédéric-Guillaume
IV, puis roi de Prusse (1861) et, en 1871, empereur d’Allemagne.
(Tr.)]] et futur empereur.
Toute la ville était en deuil, comme, à travers le
monde, tant d’amis et d’admirateurs qui, sachant qui fut
Humboldt, mesuraient de quels trésors d’intelligence
l’univers se trouvait appauvri par la disparition de ce grand
homme.
Sur
sa table de travail, on trouva trois billets ; chacun portait, tracés
par la plume rapide de Humboldt ces mots de la Genèse : « Ainsi furent achevés les cieux et la terre et toute leur
armée. »
Max
Rychner
(Traduit
de l’allemand par J. P. Samson).