La Presse Anarchiste

Alexandre de Humboldt

L’homme
à qui sont con­sacrées les présentes pages est
car­ac­térisé en ces ter­mes par la Grande Encyclopédie
française : « Alexan­dre de Hum­boldt a été
sans con­teste le plus grand nat­u­ral­iste de son temps. »

Pour
être for­mulé en français, ce juge­ment n’en
exprime pas moins l’opinion de tous les esprits qualifiés
d’Europe et des deux Amériques. Après 1832, date de
la mort de Gœthe, aucun nom alle­mand n’a acquis une gloire
com­pa­ra­ble dans le monde alors con­nu, excep­tion faite de
l’Extrême-Orient. Dans la seule Amérique, des régions
entières, des golfes, des chaînes de mon­tagnes, des
som­mets, un lac salé, une riv­ière, des vil­lages et des
villes por­tent le nom de notre savant, que l’on retrou­ve vingt-deux
fois sur les cartes. Même en Chine, dans les monts Nan-Chan,
toute une chaîne de mon­tagnes est égale­ment désignée
par son nom, et il en va de même d’un glac­i­er du Groenland.
Et les stat­ues, de bronze ou de mar­bre, élevées à
ce grand homme ne se comptent pas.

Car
cet amant et inves­ti­ga­teur pas­sion­né de la nature eut
l’étonnante for­tune de se voir applau­di non seule­ment par
ses pairs, mais par l’opinion en général. Où
qu’il se rendît, où que parvinssent ses œuvres, tous
l’adoptèrent et, bien­tôt, lui firent fête. Comme
si, loin d’être unique­ment accordé à ce qui fit
l’objet de son étude, plantes, minéraux, régions
ter­restres et cli­mats, il avait en out­re vécu sous le signe de
cette autre ten­dre force de la nature qui s’appelle l’humaine
sym­pa­thie. Il devait en con­naître les bien­faits tout au long de
son exis­tence, à qui jamais elle ne man­qua. Sa bonne étoile
voulut que tout ce qu’il entre­prit con­tribua à son bonheur
et qu’il n’entreprit rien dont il ne se promît une joie,
quitte, pour y attein­dre, à endur­er allè­gre­ment les
plus grands efforts, tant physiques que spirituels.

Voyons
d’un peu près com­ment s’est déroulée cette
vie, qui ne dura pas moins de qua­tre-vingt-dix ans, et qui fut à
la fois si active, si féconde et si riche de pensée.

Hum­boldt
naquit la même année que Napoléon, que Cuvier,
que Chateaubriand, que Wal­ter Scott : en 1769, à Berlin. Sa
famille, depuis une généra­tion apparte­nait à la
noblesse. Son père, dont tous les témoins ont vanté
la gaîté et les qual­ités d’homme du monde,
avait débuté comme offici­er, puis été
pro­mu cham­bel­lan de Frédéric le Grand, « le vieux
Fritz » comme l’appelait la voix pop­u­laire, et qui, à
l’époque, avait encore devant lui dix-sept années de
règne paci­fique. Quant à la mère de Humboldt,
née Colomb, elle descendait d’une famille de huguenots
français réfugiés en Prusse après la
révo­ca­tion de l’édit de Nantes, en 1685 ; elle avait
apporté en dot à son mari de con­sid­érables biens
fonciers, dont le fameux château de chas­se de Tegel, non loin
de Berlin, sur les bor­ds d’un lac de la Hav­el, dans ce gracieux
ter­ri­toire dont, sous la lumière de l’automne, les sombres
lacs, les prairies d’un vert sourd, les bois de pins saupoudrés
d’ocre et le ciel en demi-teinte sem­blent comme légèrement
passés au pastel.

Le
père, dont la bonne humeur avait été
prover­biale, mou­rut tôt ; la mère, quant à elle,
était de san­té pré­caire, ce qui ne fit
qu’aggraver sa sévérité vis-à-vis de
ses deux fils : Alexan­dre et son aîné de deux ans,
Guil­laume, à qui devait le lier tou­jours une pro­fonde amitié
et qui, tout au moins en Alle­magne, con­nut, comme linguiste,
diplo­mate et bril­lant homme du monde, une renom­mée qui n’eut
rien à envi­er à celle de son cadet. La célèbre
Rachel de Varn­hagen, dont à l’époque du roman­tisme le
salon fut le plus bril­lant de tout Berlin — lieu de ren­con­tre des
Fichte, Schelling, Schleir­erma­ch­er, des frères Schlegel et de
tant d’autres représen­tants de la lit­téra­ture avec
tout ce qu’il y avait de plus répan­du dans le monde de la
cour et de la ville —, Rachel, de qui l’on connaît
cepen­dant l’esprit cri­tique et les épi­grammes, a dit de
Guil­laume : « Il a de l’esprit autant qu’il veut. »
[[Dans
la plu­part des ouvrages de langue française, Guil­laume de
Hum­boldt ne laisse pas d’être en butte au reproche de s’être
mon­tré par­ti­c­ulière­ment acharné con­tre la France
lors des négo­ci­a­tions du Con­grès de Vienne, après
la chute de Napoléon. Eût-il dû, plénipotentiaire
de la Prusse, si vite oubli­er le dur régime de l’occupation
française et le démem­bre­ment de son pays ? Du moins,
l’équité la plus élémentaire
exig­erait-elle qu’on lui tînt compte que, loin de
s’identifier avec le vieil abso­lutisme prussien, il essaya plus
tard, devenu min­istre, de faire entr­er dans les faits la politique
libérale qu’il avait, comme on le ver­ra ci-dessous, définie
dans son livre les Lim­ites de la puis­sance de l’Etat, que
nom­bre de nos con­tem­po­rains, en notre âge de plus en plus
idol­âtre du « mon­stre froid » de Nietzsche,
devraient bien méditer. Et certes, chez G. de H., il s’agit
d’un libéral­isme aris­to­cra­tique ; mais cela empêche-t-il
pour autant l’indéniable affinité, si justement
soulignée par A. Prud­hom­meaux dès le pre­mier cahi­er de
cette revue, entre « libéraux et libertaires » ?
(Tr.)]]

Les
deux frères grandirent côte à côte,
instru­its par des pré­cep­teurs, dans la froide atmosphère
de la mai­son mater­nelle. On a voulu expli­quer par le manque de
ten­dresse de leur mère le côté sar­cas­tique de la
per­son­nal­ité d’Alexandre, de même que ce qu’il eut
de van­ité ou, du moins, de com­plai­sance à briller par
son esprit, trait dont, au reste, il ne lais­sa point de sourire
sou­vent lui-même. Peut-être l’explication est-elle
juste, — peut-être ne l’est-elle pas ? Chez un être
aus­si excep­tion­nelle­ment doué, le jeu des influ­ences ou de
l’hérédité est bien dif­fi­cile à
définir.

Le
pre­mier pré­cep­teur des frères Hum­boldt fut Campe, le
tra­duc­teur du Robin­son Cru­soë, et c’est peut-être
à son influ­ence qu’Alexandre dut de con­naître déjà
la pas­sion de la mer et des lux­u­ri­antes réalités
trop­i­cales. Le suc­cesseur de Campe, Kunth était un homme
remar­quable. Non seule­ment il s’entendait à admin­istr­er à
mer­veille les biens de madame de Hum­boldt mère, mais il sut
choisir pour les fils les pro­fesseurs les mieux qual­i­fiés pour
les pré­par­er à l’université. Ni l’un ni
l’autre ne fréquen­tèrent une école publique.
Lorsqu’ils entrèrent tous deux à l’université,
alors peu célèbre, de Francfort-sur‑l’Oder, la
volon­té mater­nelle leur imposa d’autres études que
celles de leur pré­dilection : Guil­laume dut suiv­re les
cours de droit et Alexan­dre ceux que nous appel­le­ri­ons aujourd’hui
d’économie poli­tique. Car il était entendu —
ain­si le voulait leur rang et la for­tune de la famille — qu’ils
devaient se pré­par­er au ser­vice de l’Etat. L’un et l’autre
firent ce qu’on exigeait d’eux, mais non sans que chacun
s’initiât par­al­lèle­ment à une discipline
con­forme à ses goûts, d’abord à Franc­fort, puis
à Gœt­tingue, Guil­laume choi­sis­sant la philoso­phie classique
et la lin­guistique com­parée, Alexan­dre la géologie,
la botanique et la phy­sique. A Gœt­tingue, Alexan­dre, qui
naguère avait été un enfant quel­que peu
retardé, s’épanouit tout à fait, car, dans
cette ville, ses véri­tables intérêts avaient
trou­vé leur nour­ri­t­ure, au point que dès lors un
nou­veau rythme, aus­si rapi­de qu’énergique, ne ces­sa de
présider à son con­tin­uel développe­ment. Parmi
ses com­pagnons d’études, il s’en trou­vait un avec qui, par
la suite, il devait plus d’une fois corres­pondre : le comte
Clemens de Met­ter­nich, plus tard pre­mier min­istre autrichien et qui,
adver­saire acharné de Napoléon exerça plus
qu’au­cun autre une influ­ence déci­sive sur les destins
de l’Europe cen­trale jusqu’aux explo­sions révolutionnaires
de 48. Après Gœt­tingue, Hum­boldt fut élève de
l’Académie de Ham­bourg, où il se vit ini­ti­er à
la haute admin­is­tra­tion, mais qu’il quit­ta pour entr­er à
l’Ecole des Mines de Freiberg. Il n’en était pas l’élève
depuis longtemps que l’Etat le nom­mait fonc­tion­naire de
l’administration des mines et des forges. Un pre­mier but —
pro­vi­soire, il le savait à part lui — était atteint.

On
vit alors quelle soif de savoir et quelle puis­sance de travail
pou­vaient s’affirmer en ce jeune homme de vingt-trois ans. Au bout
de quelques mois, il était déjà directeur des
mines des duchés d’Ansbach et de Bayreuth. Il accrut
aus­sitôt de huit fois l’extraction du min­erai d’or, fonda
une école libre pour les mineurs, une sorte d’assurance
con­tre la mal­adie et les acci­dents, inven­ta une meilleure lampe de
mineur, bref son atten­tion et ses soins visaient à l’important
comme au détail, et où qu’il inter­vînt le
pro­grès rem­plaçait la rou­tine. Mais ce n’est pas
tout. Pen­dant le temps restreint, trois années à peine,
de cette activ­ité, il écriv­it plusieurs grands ouvrages
qui, pour la pre­mière fois, attirèrent sur lui les
regards du monde savant. Ses vis­ites dans les mines l’avaient amené
à col­lec­tion­ner mouss­es et lichens, et il s’était
occupé de la crois­sance souter­raine de ces plantes, de même
que de la ques­tion de savoir pourquoi leur couleur est aus­si le vert.
Il émit l’hypothèse que, dans cer­taines conditions,
l’oxygène exerce sur la chloro­phylle une action com­pa­ra­ble à
celle qui, nor­male­ment, in­combe à la lumière. Un
sec­ond ouvrage s’intitulait : « Essai sur l’ex­citation
des fibres mus­cu­laires et nerveuses» ; les effets galvaniques
exer­cés sur les organ­ismes végé­taux et le corps
humain y sont traités de telle sorte que l’auteur de cette
péné­trante étude peut être mis au nombre
des ini­ti­a­teurs de l’électrothérapie.

Un
de ses amis a décrit à l’époque l’infatigable
zèle sci­en­tifique de Hum­boldt et l’«incomparable
ardeur à la tache » qui lui fai­sait met­tre à
prof­it chaque instant, — trait dont on peut admet­tre qu’il
n’était pas tou­jours des plus faciles à supporter
pour son entourage. Il n’avait besoin que de qua­tre heures de
som­meil ; les vingt autres heures du jour, il était plus
éveil­lé que la plu­part. Il sem­ble que les énergies
dont il était le foy­er se fussent dès lors
har­monieuse­ment sub­or­don­nées les unes aux autres, comme en
fait preuve la joie si sou­vent exaltée que lui procu­rait le
tra­vail. Cet ent­hou­si­asme et sa curiosité de l’univers ne
pou­vaient que le porter à quit­ter le ser­vice de l’Etat, où
il n’avait cepen­dant trou­vé qu’approbation et la promesse
de l’avancement le plus rapi­de. Il envoya sa demande de congé
au min­istère, lais­sant vague­ment enten­dre qu’il pourrait,
peut-être, plus tard, lorsqu’il serait vrai­ment riche de
con­nais­sances et d’expérience, envis­ager de reprendre
quelque fonc­tion offi­cielle… Mais ce n’étaient là
que claus­es de style. La pen­sée des voy­ages l’emplissait
désor­mais tout entier ; le reste ne comp­tait plus.

Tout
d’abord, il n’alla pas encore bien loin. Certes, il avait
beau­coup rêvé de la Russie et de la Sibérie,
mais, pour com­mencer, ce furent seule­ment l’Autriche, Venise et la
Suisse, où il ren­dit vis­ite à Genève, en 1795,
au physi­cien Marc-Auguste Pictet et à l’homme qui s’était
don­né pour tâche d’étudier la nutri­tion des
plantes, de Saus­sure. Depuis lors, il ne ces­sa de considérer
Pictet comme un ami : Genève, un cer­tain temps, l’attira
fort ; ce fut un véri­ta­ble coup de foudre, comme il ressort
d’une de ses let­tres à Pictet : « C’est une de mes
plus douces espérances qu’après avoir par­cou­ru les
tropiques, con­tem­plé une grande par­tie de l’univers, je
puisse un jour me repos­er au bord de votre lac » [[En
français dans le texte.]]. Ici,
ajoutait-il, rég­nait la paix si indis­pens­able aux activités
de l’esprit et si favor­able aux ver­tus civiques. Genève, à
l’époque, bril­lait aux yeux du monde entier de tout l’éclat
que lui con­férait l’honneur d’être le séjour
d’un nom­bre sur­prenant de grands esprits adon­nés à
l’étude des sci­ences de la nature.

Ces
pre­mières escapades étaient régulièrement
suiv­ies d’un retour au pays, dont l’un en un lieu dont on ne
saurait exagér­er l’importance : Iéna. Là
séjour­nait alors son frère Guil­laume ; là
Schiller pro­fes­sait l’histoire ; là venait sou­vent du proche
Weimar — vingt kilo­mètres — dans son con­fort­able équipage,
Goethe, lequel joignait en effet à tant d’autres fonctions
celle de cura­teur de l’université. Iéna, pour
les frères Hum­boldt, ce fut donc l’approche et la
fréquen­ta­tion des deux poètes, une mutuelle attraction
ne tar­dant pas à s’établir, d’une part, entre
Guil­laume et Schiller et, de l’autre, sur la base de leurs communs
intérêts pour les phénomènes de la nature,
entre Goethe et Alexan­dre. Goethe, à qui rien n’échappait,
avait déjà remar­qué cer­tains écrits du
jeune savant. Tous deux s’accordaient alors dans la con­cep­tion « nep­tu­ni­enne » de la nais­sance des con­ti­nents, autrement dit
leur pro­gres­sive, silen­cieuse et paci­fique orig­ine sédimentaire,
en oppo­si­tion à la théorie plu­toni­enne sou­tenant, au
con­traire, la for­ma­tion vol­canique des ter­res de notre globe. Ce
plu­ton­isme ramenant l’évolution de notre planète à
une arbi­traire suc­ces­sion d’éruptions vio­lentes, choquait
pro­fondé­ment le Goethe d’après le voy­age en Italie,
si entière­ment con­ver­ti au culte de l’insensible et constant
devenir. Dans Faust, il s’est moqué des vul­can­istes et,
lorsqu’il en venait à par­ler d’eux, il jetait feu et
flammes : « Quoi qu’il en soit, je tiens à écrire
que je maud­is cet assour­dis­sant tohu-bohu de la création
nou­veau style ». Or, il se trou­vait con­fir­mé dans son
sens par mon­sieur le con­seiller aux mines Hum­boldt — lequel
d’ailleurs, plus tard, s’inclinant devant la leçon des
faits, devait pass­er dans le camp des vul­can­istes, au grand chagrin
de Goethe, qui cepen­dant ne l’en esti­ma pas moins. Jusque dans un
âge avancé les vis­ites de Hum­boldt le plongèrent
dans la plus vive euphorie. Cet homme, à ses yeux, valait à
lui seul toute une académie. « Il ne restera ici que
quelques jours, dit-il une fois à Eck­er­mann, et je sens déjà
que ce sera comme si j’allais vivre des années. »

Quant
à l’impression faite par Goethe sur son cadet de vingt ans,
nous pou­vons en juger par une let­tre où Hum­boldt après
son grand voy­age en Amérique, en évoque le sou­venir : «… dans les forêts de l’Amazone comme sur les plus hautes
chaînes des Andes, je com­pris qu’animée pour ainsi
dire par un même souf­fle, la vie, d’un pôle à
l’autre, est égale­ment infuse dans les minéraux, les
plantes et les bêtes, tout comme dans le cœur ardent des
hommes. Partout m’assaillait le sen­ti­ment de la forte empreinte
dont m’auront mar­qué ces ren­con­tres de Iéna lorsque,
élevé au-dessus de moi-même par les vues de
Goethe sur la nature, je m’en étais trou­vé comme
enrichi de nou­veaux organes. » On découvrirait
dif­fi­cile­ment plus beau témoignage de l’action exercée
par un grand homme sur un esprit encore jeune et non moins grand,
prenant ain­si con­science dans les soli­tudes du Nou­veau Monde de tout
ce que sa sci­ence de la nature devait à sa ren­con­tre avec le
poète. Car ces « nou­veaux organes » dont il se
sen­tait enrichi, était-ce autre chose que l’intuition de
l’unité de toutes les formes de la vie et le pressentiment
de l’harmonie du cos­mos appelée à pren­dre conscience
d’elle-même dans la con­nais­sance que peut en acquérir
l’humaine rai­son ? Nous retrou­vons, en la let­tre à l’instant
citée, comme un écho de l’esprit dans lequel Goethe
avait entre­pris ses recherch­es sur le gran­it ou rédigé
son essai sur La méta­mor­phose des plantes, procédé
à ses obser­va­tions anatomiques sur le troisième
max­il­laire, sa « décou­verte », ou encore élaboré
sa Théorie des couleurs, et essayé de définir
la nature et la for­ma­tion des nuages. De la nature et des sciences
qui en entre­pren­nent la descrip­tion, Goethe avait, pour son temps,
une con­nais­sance que l’on peut dire com­plète, si même
les notions qu’il s’en fai­sait étaient d’un artiste
con­ce­vant l’activité des forces cos­miques à la façon
d’une inspi­ra­tion tou­jours agis­sante et s’il lui paraissait
per­mis de partout dis­cern­er avec quel joyeux élan la vie
uni­verselle ne cesse d’engendrer formes après formes. C’est,
pen­sait-il, dans la con­tem­pla­tion de ces dernières que notre
esprit acquiert struc­ture et rai­son d’être, lui dont la tâche
est à la fois de pren­dre forme et de créer des formes.
« Bien con­sid­éré, tout objet nou­veau, a dit
Goethe, sus­cite en nous un nou­v­el organe ». Ne sont-ce pas là
les ter­mes mêmes de Hum­boldt évo­quant et l’époque
de Iéna et le sou­venir du sou­verain poète ? Sans doute
les y avait-il alors enten­dus et déjà faits siens. En
Hum­boldt, c’est l’esprit de Goethe qui fit lever la grande
mois­son. Cela n’éclate pas seule­ment dans le ton même
de la cita­tion ci-dessus rap­portée, mais en out­re se
man­i­feste, si pos­si­ble, avec encore plus d’évidence dans
l’aspiration du savant à tou­jours con­juguer idée et
expéri­ence, sans jamais per­me­t­tre à la pen­sée de
s’égarer dans la spécu­la­tion ni à la
rigoureuse con­nais­sance des faits de se per­dre dans les détails.
C’est sous le signe de l’harmonie que l’esprit humain, en tant
que sujet de la con­nais­sance, doit, selon lui, approcher la nature,
laque­lle, en effet, depuis les Grecs, n’a cessé d’être
conçue comme un ensem­ble, un ordre, lui aus­si, har­monieux : le
cos­mos. Cette idée, la retrou­ver agis­sante dans tous les
aspects de la nature et la savoir, la vouloir le moteur ultime,
égale­ment, de la créa­tion artis­tique (tout en exigeant
des artistes de s’élever à la con­science d’une
telle vérité), cela est pro­prement classique,
c’est l’une des pen­sées vitale­ment essen­tielles du
clas­si­cisme alle­mand, lui-même héri­ti­er de l’expérience
human­iste de notre Occi­dent. Et c’est à Iéna que
cette pen­sée s’était révélée à
Hum­boldt, qui devait tou­jours lui rester fidèle.

Mais
en ce qui con­cerne l’expérience telle qu’elle se réalise
dans les sci­ences de la nature, il était résolument
mod­erne, ouvert à toutes les recherch­es les plus hardies de
son temps et ne leur marchan­dant ni son apport ni son enthousiasme.
La ten­dance appelée plus tard pos­i­tive des sci­ences était,
chez lui, un besoin élé­men­taire. Aus­si vint-il
rejoin­dre l’actif lab­o­ra­toire où l’élite des
savants de l’époque étaient à l’œuvre
accu­mu­lant décou­vertes sur décou­vertes : Paris.
N’était-il pas l’un de leurs pairs, fait pour s’entretenir
d’égal à égal avec le mathématicien
Lagrange, le nat­u­ral­iste Cuvi­er, avec le théoricien de la
mécanique céleste Laplace, avec Lamar­ck et Geoffroy
Saint-Hilaire, lumières de la botanique et de la zoolo­gie avec
l’astronome et phy­sicien Delam­bre, et tant d’autres encore ?
De nature éminem­ment so­ciable, il se liait avec facilité.
Plus tard, le physi­cien Ara­go devait devenir l’un de ses plus
intimes amis. « Je vis, écrivait-il à Pictet,
avec tous les nat­u­ral­istes… J’ai fait quelques lec­tures à
l’Institut nation­al ; j’ai tout le droit (d’être heureux)
de l’accueil qu’on me fait. » [[En
français dans le texte.]]. Son frère
Guil­laume habitait alors Paris et y tenait mai­son ouverte ; Alexandre
pou­vait donc dou­ble­ment se sen­tir chez soi. Et pourtant
l’attrait des con­trées loin­taines et des périples
mar­itimes dont avait rêvé sa jeunesse con­tin­u­ait à
le hanter.

A
la mort de leur mère, les frères Hum­boldt avaient
hérité de sa for­tune. Le pro­jet du Direc­toire de fréter
un bâti­ment chargé de faire à la voile, en cinq
ans, le tour du monde, étant venu à sa connaissance,
Alexan­dre ne cacha pas son plus ardent désir, et il fut
invité. Le voy­age, toute­fois, n’eut pas lieu, mais rien,
désor­mais, n’eût pu retenir celui qui devait être
le plus fameux explo­rateur de son temps. Accompagné
d’Aimé Bon­pland, son invité, botaniste de qua­tre ans
plus jeune que lui, dont il avait par hasard fait la con­nais­sance à
Paris, et qui lui avait aus­sitôt plu par son humeur enjouée,
il se ren­dit, presque unique­ment à pied, à Madrid, où
le roi Charles IV accor­da aux deux étrangers toutes les
facil­ités req­ui­s­es pour par­courir les pays d’outre­mer
rel­e­vant de la couronne d’Espagne. Munis des plus récents —
et plus coû­teux — instru­ments pou­vant servir aux mesures
ter­restres et célestes, l’un et l’autre s’embarquaient,
à La Corogne, sur la fré­gate espag­nole « Pizarro », et pre­naient la mer au début de juin 1799. La
dernière image que leur offrit l’ancien monde fut la
sil­hou­ette du château de San-Anton où, pas­sant pour
poli­tique­ment sus­pect, Malaspina, qui avait reçu la mis­sion de
recon­naître le fameux pas­sage du Nord­-Ouest entre
l’Atlantique et le Paci­fique, était incarcéré
depuis son retour. Mais les deux jeunes voyageurs ne se laissèrent
pas longtemps abat­tre par cette triste vue. « Quel bonheur
m’est accordé ! écrivait au pays Hum­boldt, à
peine mon­té sur le pont ; de joie, la tête me tourne.
L’homme doit vouloir le bien et le grand, le reste dépend du
destin…»

Aus­sitôt
en mer, Hum­boldt se mit en devoir d’utiliser ses instruments
de mesure, tant au point de vue astronomique que météorologique,
et de procéder à des obser­va­tions sur l’eau de mer,
sa flo­re et sa faune. Il ne lais­sa pas non plus de rec­ti­fi­er les
cartes marines. Sex­tant, téle­scope, micro­scope, baromètre,
théodo­lite et bous­sole ne cessèrent dès lors
d’être mis à con­tri­bu­tion, — et cela devait
con­tin­uer cinq années durant. La grande aven­ture de sa vie
avait com­mencé. Le « Pizarro » suiv­ait la même
route que, jadis, les car­avelles de Colomb. A la mi-juil­let, nos
voyageurs débar­quent par­mi la foule indi­enne de Cumana, au
Venezuela. Trois mois plus tard, Hum­boldt écrivait à un
ami de Iéna qu’ils avaient, lui et Bon­pland, trouvé
six cents nou­velles espèces de plantes, mis en lumière,
grâce à l’anatomie com­parée des coquillages
marins, quelques don­nées zoologiques jusque-là
encore incon­nues, déter­miné géographiquement
avec exac­ti­tude une quin­zaine de lieux « pou­vant servir plus
tard de repères fix­es pour une carte de l’intérieur
du pays» ; ils avaient aus­si ajoutait-il, mesuré pour
la pre­mière fois, grâce au baromètre, l’altitude
des chaînes côtières, pu, d’autre part, observer
une éclipse de soleil « tout en déterminant,
grâce au dis­posi­tif de Bird, les hau­teurs cor­re­spon­dantes de
l’astre », dont il joignait les cal­culs. Bien enten­du, ils
observèrent aus­si, pen­dant que les dormeurs con­tin­u­aient leur
som­meil, la grande chute d’étoiles filantes de cette
année-là, unique dans l’histoire de l’astronomie,
et qui, cer­taine nuit, dura de deux à cinq heures du matin. La
nature sem­blait avoir voulu accueil­lir son fidèle avec toute
la pompe tro­picale ; elle lui offrit jusqu’à un
trem­ble­ment de terre, à pro­pos duquel il écrit « avoir avec éton­nement con­staté que, pen­dant la durée
du phénomène, la décli­nai­son magnétique
avait dimin­ué de 1,1 degré ».

Tout
cela dans à peine plus de trois mois. Et c’est dans le même
style, avec la même fièvre qu’allaient se succéder
les années du grand voy­age : à pied, à mulet, en
pirogue et sur les deux mers — de Cara­cas à San Fer­nan­do et
San Car­los, puis, côté du Paci­fique, après Bogota
et Quin­to, jusqu’à Lima, et cela sans jamais cesser
d’écrire, de dessin­er, de mesur­er, en pieds, en tois­es, en
degrés Réau­mur. Les deux savants étudièrent
Cuba en détail, et une pub­li­ca­tion sci­en­tifique de premier
ordre con­sacrée à l’île fut le fruit de leurs
recherch­es ; dans les Andes, ils gravirent, non pas d’ailleurs tout
à fait jusqu’au som­met, le Chimb­o­ra­zo et furent, de ce fait,
longtemps con­sid­érés comme les ascen­sion­nistes pouvant
revendi­quer d’avoir vain­cu la cime qui pas­sait alors pour la plus
élevée du globe. Hum­boldt s’adonna en out­re, tout
comme son frère en Europe, à l’étude des
langues : « La langue caraïbe, par exem­ple, allie,
écrit-il, à la richesse du vocab­u­laire, la grâce,
la force et la déli­catesse. Elle n’est pas dépourvue
de ter­mes exp­ri­mant les idées abstraites, sait parler
d’avenir, d’éternité, d’exis­tence, etc. Je
m’initie on ne peut plus aisé­ment à la langue inca ;
elle est ici (Quin­to, Lima, etc.) couram­ment en usage dans le
meilleur monde et d’une telle richesse de tours sub­tils et nuancés
que les jeunes hommes, s’ils veu­lent dire quelque galanterie aux
per­son­nes du beau sexe, se met­tent à par­ler inca lorsqu’ils
ont épuisé toutes les ressources du castillan ».
Cette étude de la langue inca l’amène à des
recherch­es sur la préhis­toire de ces peu­ples et il soutient,
avec rai­son, que l’Amé­rique a cer­taine­ment con­nu une
civil­i­sa­tion supérieure à celle que trouvèrent
les Espag­nols à leur arrivée en 1492. Il écrit,
en out­re : « Je tiens pour haute­ment vraisem­blable l’existence
de rela­tions anté­rieures entre les peu­ples de l’Ouest
de l’Amérique et ceux de l’Asie ori­en­tale. Nous savons que
les aven­turi­ers à la recherche de la pierre philosophale
devant assur­er aux humains l’immortalité, franchirent la
par­tie ori­en­tale de la mer de Chine. Le hasard ne peut-il pas avoir
amené des expédi­tions de ce genre jusqu’aux rives de
l’Alaska et de la Cal­i­fornie ? » Or, on le sait, la science
actuelle tend à se ral­li­er à cette hypothèse.

Impos­si­ble
d’énumérer tout ce qu’il lui fut don­né de
voir et de soumet­tre à son obser­va­tion. Il rame­na de son
voy­age plus de soix­ante mille plantes, dont six mille trois cents
nou­velles espèces. Et si la déter­mination des
rap­ports entre le bassin de l’Orénoque et celui de
l’Ama­zone devait retenir une grande part de son atten­tion, il
n’en entre­prit pas moins avant tout une enquête approfondie
sur le Mex­ique, où il séjour­na toute la dernière
année de son absence d’Europe. Dans un ouvrage en cinq
vol­umes, il n’en a pas seule­ment fondé la car­togra­phie et la
géolo­gie, sans par­ler de ses recherch­es, les premières
en l’espèce, con­cer­nant les orig­ines his­toriques des
civil­i­sa­tions mex­i­caines, mais en out­re, sur la base de statistiques
de la pop­u­la­tion et du com­merce, il étu­dia jusqu’à
l’économie du pays. Led­it ouvrage, qu’il rédi­gea en
français, a pour titre Essai poli­tique sur le Roy­aume de la
Nou­velle
Espagne. Depuis sa pub­li­ca­tion, Hum­boldt est pour
les Mex­i­cains l’un des leurs ; et de fait son livre a puissamment
con­tribué à révéler à l’ancien
comme au nou­veau monde cette vaste région aupar­a­vant très
insuff­isam­ment connue.

Après
un séjour de trois semaines auprès du président
des États-Unis, Jef­fer­son, Hum­boldt et Bon­pland quittèrent
l’Amérique. Ils débar­quèrent à Bordeaux
— en 1804 — avec les innom­brables caiss­es ren­fer­mant leurs
col­lec­tions de minéraux et de végé­taux, et se
rendirent aus­sitôt à Paris. Mais con­trar­iés dans
leurs pro­jets par les guer­res de Napoléon con­tre l’Autriche
et la Prusse, ils gag­nèrent Berlin. Pour­tant, dès 1805,
Hum­boldt reve­nait à Paris où il voulait pub­li­er son
ouvrage mon­u­men­tal, car il savait la facil­ité de trou­ver dans
cette métro­pole et des col­lab­o­ra­teurs et les meilleurs
spé­cial­istes de l’illustration et de la typogra­phie, sans
par­ler de l’avantage d’y pou­voir entr­er en con­tact avec les
poten­tats de l’édition. C’est sur plusieurs décennies
que devait s’étendre la pub­li­ca­tion des vingt in-folio et
des dix in-quar­to aux­quels leur auteur con­sacra six cent mille francs
de l’époque, autrement dit toute sa for­tune, et qui parurent
sous le titre général de Voy­age aux régions
équinox­i­ales du Nou­veau Con­ti­nent, 1799–1804, par Alexan­dre de
Hum­boldt et André Bon­pland, — rédigé par A. de
Hum­boldt.
Grandiose et fière entre­prise ! L’Histoire
naturelle
de Pline comp­tait trente-sept livres, et il est permis
de penser que Hum­boldt, soucieux d’égaler le grand Latin,
aura nour­ri l’ambition de pren­dre place à côté
de lui dans le pan­théon des clas­siques. Il tra­vail­la dix-huit
années con­séc­u­tives à Paris ; la Prusse, son
pays, d’abord occupée par Napoléon, se libérait
du joug étranger par la cam­pagne de 1813, les colonies
espag­noles qu’il avait par­cou­rues procla­maient leur indépendance,
les Bour­bons reve­naient sur le trône, et pen­dant tous ces
événe­ments le savant prussien vécut en toute
quié­tude au bord de la Seine, se voy­ant tou­jours accorder
par son roi et renou­velle­ment de son con­gé et aide financière,
sans jamais cess­er de fréquenter les plus hautes sphères
du grand monde, où l’on appré­ci­ait fort sa gaîté
et son esprit et où il lui était don­né de
ren­con­tr­er des hommes tels que Chateaubriand ou Guizot, comme aussi,
bien enten­du, les plus fameuses illus­tra­tions des sci­ences de la
nature.

L’histoire
en action l’intéressait beau­coup moins que son œuvre.

Poli­tique­ment
par­lant, il était ce que l’on allait bien­tôt appeler
un « libéral ». Il avait, en 1789, fondé de
grands espoirs sur la Révo­lu­tion française et salué
la chute de la féo­dal­ité. Et il devait rester fidèle
à l’espérance de sa jeunesse en la progressive
libéra­tion du genre humain, égale­ment plus tard
lorsque, à par­tir de 1827, il pas­sa à Berlin les
trente-deux dernières années de sa vie au ser­vice de
deux rois qui furent des sou­verains fort con­ser­va­teurs. La politique
ne le touchait pas d’aussi près que son frère
Guil­laume, qui fut ambas­sadeur et min­istre, un min­istre incommode,
d’ailleurs, et dont le chance­li­er Hard­en­berg se débar­ras­sa à
la pre­mière occa­sion, — sur quoi le min­istre éconduit
se remit en toute sérénité à ses études
lin­guis­tiques. Guil­laume de Hum­boldt, à qui l’on doit de
remar­quables essais sur Goethe et Schiller, a égale­ment publié
un ouvrage inti­t­ulé « les Lim­ites de la puis­sance de
l’État »,
vigoureuse prise de par­ti con­tre
l’autorité et pour l’homme, qu’il faut sans
cesse sauve­g­arder ou libér­er des empiète­ments du
pou­voir. La seule attri­bu­tion de l’Etat devrait se borner à
garan­tir la sécu­rité des per­son­nes, alors que tout ce
qui est du domaine des valeurs supérieures doit échapper
à sa com­pé­tence et ne relever que du seul juge­ment de
l’individu, auquel il con­vient donc d’accorder le max­i­mum de
lib­erté pos­si­ble, car c’est de l’individu, de la personne
humaine que tout, en fin de compte, dépend, le reste n’étant
que sec­ondaire, puisque impro­pre à ren­dre à cha­cun le
seul ser­vice qui vaille, qui est d’élever l’homme à
la véri­ta­ble human­ité. « Le vrai but de l’homme,
a‑t-il écrit, réside dans la cul­ture la plus haute et
le mieux pro­por­tion­nelle­ment répar­tie de ses facultés
natives, par là même fon­dues en un tout harmonieux. »
Ces mots, Schiller eût pu les sign­er. Mais Guil­laume de
Hum­boldt va plus loin encore. Il ne se borne pas à définir
l’homme par lui-même et dans son rap­port avec la société
et l’Etat, car, dit-il, « la for­ma­tion de la personnalité
est la fin suprême du cos­mos ». Opti­misme et grandiose
foi en l’homme où se reflète, avec le sou­venir de la
Bonne Nou­velle, cet idéal­isme d’alors qui n’est plus
guère, pour nos con­tem­po­rains, qu’une Atlantide, un
con­ti­nent dis­paru. Lorsque Guil­laume de Hum­boldt écriv­it son
essai sur l’Etat idéal, il n’y avait que cinq ans que
Frédéric le Grand était mort. Ce despote éclairé
jugeait bien autrement du genre humain, « cette race maudite »,
comme il l’appelait, et c’est pour la tenir en respect qu’il
avait bâti son Etat en con­séquence. L’État de
Hum­boldt, si exclusive­ment chargé d’assurer le bonheur
des indi­vidus, les bien-pen­sants, par la suite, l’appelèrent
railleuse­ment « der Nachtwächter-Staat », I’Etat
veilleur de nuit, dan­gereux veilleur, au reste, car, n’hésitons
pas à l’ajouter, le bon­heur de tous, qu’est-ce autre chose
que le déchaîne­ment des égoïsmes et par
con­séquent, abom­i­na­tion des abom­i­na­tions, l’anar­chie ?
Tant il est vrai que celui qui méprise « cette race
mau­dite »  que sont pour lui les êtres humains passe
aisé­ment pour réal­iste, alors que tout esprit qui fait
con­fi­ance à l’homme est aus­sitôt accusé de
n’être qu’un songe-creux et un Don Quichotte.

Si
nous venons de nous éten­dre quelque peu sur les conceptions
politi­co-sociales de Guil­laume de Hum­boldt, c’est que, dans cet
ordre de prob­lèmes — sur beau­coup d’autres, il en allait
autrement — Alexan­dre lui était frater­nelle­ment proche. Pour
lui égale­ment, la rela­tion avec le prochain et les
réal­ités de l’esprit était autrement
impor­tantes que toute poli­tique. Son roi, voulant le nommer
ambas­sadeur à Paris, il décli­na cet hon­neur. Avec
Napoléon, à la cour de qui il avait été
invité, cela ne mar­cha pas du tout. Napoléon et Goethe,
voilà qui avait été par­fait dès la
pre­mière minute, et la con­ver­sa­tion fut aus­si prompte à
s’engager que riche d’aperçus, l’empereur allant jusqu’à
affirmer qu’il avait lu Werther sept fois. Mais lorsqu’il
eut devant lui le Prussien Hum­boldt, d’une taille à peu près
aus­si petite que la sienne, et qui déclarait avoir à
six repris­es, au cours de son voy­age d’Amérique, relu Paul
et Vir­ginie dont les descrip­tions exo­tiques continuaient
à l’enchanter au cœur même des réalités
trop­i­cales, le guer­ri­er couron­né se mon­tra de glace. « Vous vous occu­pez de botanique ? fit­-il. Ma femme aussi ».
Et après cet apoph­tegme d’un lacon­isme tout clas­sique, il se
détour­na pour accueil­lir le suiv­ant des vis­i­teurs. Vis-à-vis
des réal­ités de l’Etat, Alexan­dre de Humboldt
témoignait d’une froideur que l’on peut presque qualifier
d’indifférence. En 1806, alors que les Français
occu­paient Berlin, où lui-même, alors, résidait,
c’est à peine s’il daigna regarder ce qui se passait
autour de lui, tout absorbé qu’il était par la tâche
de mesur­er, d’heure en heure, les vari­a­tions de la déclinaison
mag­né­tique. Il tenait pour assuré qu’une connaissance
appro­fondie de la nature et de ses lois per­me­t­trait de se faire une
idée plus vraie de l’homme et de ses créations —
société, Etat ; à côté de
l’histoire, la nature devait, esti­mait-il, servir d’initiatrice à
une vie en com­mun bien organisée.

Son
patri­o­tisme, égale­ment, était assez particulier.
Lorsque Napoléon occu­pa et humil­ia la Prusse, son pays, et
qu’ensuite vint la guerre, Hum­boldt, nous l’avons vu, res­ta fort
allè­gre­ment à Paris auprès de ses naturalistes
et de son cher Karl von Steuben, jeune pein­tre dont il avait fait la
con­nais­sance dans l’atelier de Gérard. A tel point qu’en
dépit de toute sa tolérance, son frère Guillaume
trou­va que cela allait, peut-être, un peu loin et que, vu la
sit­u­a­tion poli­tique, il eût en tout cas été « plus hon­or­able de ne pas tenir compte de cer­tains avantages ».
Mais il est vrai que Guil­laume, tout adver­saire qu’il se dis­ait du
pou­voir, se trou­vait alors, en qual­ité de con­seiller de son
sou­verain, au quarti­er général des alliés, où
il ne pou­vait guère ne pas voir les choses sous un angle assez
dif­férent. Et il ajoutait : « Eschyle aurait trouvé
étrange que quelqu’un eût voulu l’empêcher de
pren­dre part à la bataille de Marathon pour qu’il trouvât
le loisir d’écrire quelques vers de plus. » Mais ce
juge­ment cri­tique, loin de s’adresser directe­ment à
Alexan­dre — Guil­laume s’en fût bien gardé — l’aîné
ne le for­mu­la que dans une let­tre à sa femme. Le nationalisme
en était encore à ses tout pre­miers débuts, car
c’est seule­ment la grande révo­lu­tion qui venait de lui
ouvrir la car­rière. Less­ing avait même défi­ni le
patri­o­tisme, cette forme pour­tant la plus humaine­ment fondée
de l’amour du pays, « une héroïque faiblesse »
et, dans un poème de Goethe, on peut lire : « Bin
Welt­bürg­er, bin Weimaran­er…», suis citoyen du monde,
suis Weimarien. Citoyen du monde, voilà ce qu’était
aus­si le grand voyageur Alexan­dre de Hum­boldt, en cela encore tout à
fait enrac­iné dans la tra­di­tion du 18e siè­cle et de la
grande lit­téra­ture alle­mande à son aurore telle que
l’appelèrent à l’être un Winck­el­mann, un
Wieland, un Herder. Oui, esprit, à cet égard, tout du
18e, il igno­rait pour lui-même et com­bat­tait chez
autrui tout ce qui, fût-ce de loin, pou­vait rap­pel­er le
fanatisme.

Le
pre­mier écrivain qui lui fit impres­sion était Georg
Forster, qui avait par­ticipé au sec­ond tour du monde du
cap­i­taine Cook et avec qui Hum­boldt entra en rap­port lorsqu’il
était étu­di­ant à Gœt­tingue. C’est avec
Forster qu’il avait fait un voy­age en Hol­lande, en Bel­gique et en
Angleterre. Il admi­rait chez cet ami de dix ans son aîné
la maîtrise de l’expression et de la langue et fit de lui son
mod­èle. Lorsque tous deux, en 1790, revin­rent d’Angleterre
en pas­sant par Paris, ils assistèrent, sur le Champ-de-Mars,
aux pré­parat­ifs de la fête de la Fédération
pour le pre­mier anniver­saire de la prise de la Bastille, dont la
célébra­tion atti­rait dans la cap­i­tale une foule aussi
innom­brable qu’enthousiaste. Les deux jeunes hommes se sentirent
comme trans­portés par cette vue de tout un peu­ple de frères
prêts à s’embrasser les uns les autres au nom de
l’humanité et de la géné­reuse rhétorique,
encore toute vibrante, de la déc­la­ra­tion des droits de
l’homme. Com­ment, à vingt ans, rester insen­si­ble à
pareil spec­ta­cle, surtout en com­pag­nie de Forster qu’il admi­rait de
tout son être et dont le ravisse­ment ne con­nais­sait plus de
bornes ? Forster, au reste, devait aller jusqu’aux dernières
con­séquences, pren­dre part, là aus­si sans la moindre
retenue, aux agisse­ments du club des jacobins de Mayence, jusqu’au
jour où, accusé de haute trahi­son, il lui fallut
s’enfuir. Son refuge fut Paris, d’où le print­emps des
peu­ples devait se répan­dre sur le monde et où il mourut
sous la Ter­reur, en 1794 aban­don­né de tous, même de sa
femme et de ses enfants. Mais Hum­boldt ne devait jamais renier le
cre­do de son heureuse jeunesse, non plus que le sou­venir de l’ami
mal­heureux. Certes, il n’avait rien du doc­tri­naire, mais ces
journées du Paris de 1790 avaient allumé dans son âme
un espoir dont la flamme ne devait jamais s’éteindre.

Lorsque,
à par­tir de 1827, il fut revenu vivre à Berlin, d’abord
en qual­ité de cham­bel­lan, puis de con­seiller d’Etat de
Frédéric­ Guil­laume III, la vox pop­uli
inven­ta pour lui le surnom de « démo­crate de cour ». Ce n’était pas si faux. L’idée des droits
de l’homme ne restait point, à ses yeux, vide rhétorique.
En Amérique du Sud, il avait pu voir un com­merce d’esclaves
encore des plus prospères, pra­tiqué surtout par
des Européens et cet abus l’avait au plus haut point outré.
« Il serait facile de démon­tr­er, écrit-il dans
son ouvrage sur Cuba, que le total des esclaves africains importés
de 1670 à 1825, s’est élevé à près
de cinq mil­lions… Ce chiffre effrayant ne com­prend même pas
la foule des mal­heureux esclaves qui ont péri pen­dant la
tra­ver­sée, ou, con­sid­érés comme une marchandise
sans valeur, furent tran­quille­ment jetés par-dessus bord ».
Et quelle ne fut pas son indi­gnation de décou­vrir que,
dans l’édition anglaise de son œuvre, les pas­sages relatifs
à l’esclavage avaient été omis, car peu de
prob­lèmes lui tin­rent plus pro­fondé­ment à cœur.
C’est à son ini­tia­tive que l’on doit une loi, qui fut
effec­tive­ment pro­mul­guée, en ver­tu de laque­lle tout esclave
qui met­trait le pied sur le sol prussien serait automatiquement
affranchi. Certes, pra­tique­ment, cette loi ne put guère avoir
d’effet, mais il s’agissait du principe. Et le même esprit
se retrou­ve dans sa reven­di­ca­tion de l’émancipation des
juifs et de leur accès à l’égalité
civique avec les autres citoyens, comme au reste dans son constant
souci de pren­dre la défense des minorités, des faibles,
des humil­iés et offen­sés. Le jour vint même où
la cour trou­va fort à pro­pos d’utiliser « son »
démoc­rate, qu’elle chargea de la représen­ter aux
funé­railles des vic­times de la révolution
berli­noise de mars 1848. Sa blan­che et rétive chevelure
au vent, Hum­boldt, presque octogé­naire, mar­cha derrière
les cor­bil­lards, cepen­dant que le peu­ple n’en finis­sait pas de lui
témoign­er sa chaleureuse sym­pa­thie. Sit­u­a­tion, pour lui,
assuré­ment étrange.

Pas
plus étrange que celle qui, au fond, était déjà
la sienne depuis que, répon­dant à l’appel de son
sou­verain, il avait pour Berlin quit­té Paris, d’ailleurs
sans grand ent­hou­si­asme. Ce n’est pas de gaîté de cœur
qu’il avait aban­don­né ses habi­tudes, ses ami­tiés, la
société de tant de savants, non plus qu’accepté
l’attache d’un lien, il le savait, plutôt étroit
avec la cour. Il rég­nait dans l’entourage du trône un
esprit ultra-religieux, pour ne pas dire piétiste, tout à
fait con­traire à sa nature, et les con­cep­tions politiques
qu’il était de bon ton d’y pro­fess­er, tout orientées
vers le passé et moins pro­pres à favoris­er la vie qu’à
lui impos­er leur frein, ne l’attiraient pas davantage.

Mais,
d’autre part, en Alle­magne, les sci­ences de la nature connaissaient
un puis­sant essor, de même que la neuve uni­ver­sité de
Berlin fondée en 1810 par son frère Guil­laume. Y
enseignaient, au temps de Hum­boldt, Hegel, Schleier­ma­ch­er, Ranke, les
frères Grimm, les philo­logues Lach­mann et Böckh ; de ce
dernier, Hum­boldt, suiv­it même les cours. Dans la ville
vivaient des écrivains comme Armin, Eichen­dorff, Chamisso,
tant d’autres encore. A peine instal­lé, Hum­boldt tint une
série de con­férences qui allaient servir de base à
l’œuvre majeure de sa vieil­lesse, le Cos­mos, et qui lui
val­urent une sorte de pop­u­lar­ité, mais du meilleur aloi.
Lui-même ne fai­sait pas par­tie de l’université ; il
voulait rester aus­si libre que pos­si­ble, et cela d’autant plus que
la cour le récla­mait déjà bien assez. Cette
dernière servi­tude alla d’ailleurs s’accentuant après
qu’en 1840 fut mon­té sur le trône Frédéric-Guillaume
IV, qui avait pour lui de l’affection et voulait tou­jours le savoir
dans son entourage. Hum­boldt étant un jour tombé
malade, le roi pas­sa des heures à son chevet en lui faisant la
lec­ture. Tous ceux qui ont approché ce monar­que s’accordaient
pour van­ter son esprit, son intel­li­gence, mais, d’un tempérament
aus­si enflam­mé qu’instable, il témoignait toujours
d’une indé­ci­sion qua­si mor­bide dès qu’il s’agissait
pour lui d’un choix poli­tique de quelque impor­tance. S’il savait
par cœur toutes les tra­duc­tion d’Antigone, le land­tag de
Rhé­nanie [[Très
con­tro­ver­sées étaient alors toutes les questions
rel­a­tives à la réforme de l’État prussien en
général et, en par­ti­c­uli­er, aux compétences
qu’il eût con­venu de recon­naître, par exem­ple en
Rhé­nanie, aux par­lements provin­ci­aux. (Tr.)]] l’intéressait infin­i­ment moins. Pénétré
d’idées médié­vales et de la croy­ance, chez lui
moins médié­vale que roman­tique, en la monar­chie de
droit divin, Frédéric-Guil­laume IV reculait
peureuse­ment devant les réal­ités, si différentes,
de son époque, jusqu’à ce qu’il lui fal­lut enfin,
en 1857, après avoir don­né des signes de plus en plus
évi­dents d’aliénation men­tale, se démet­tre du
pou­voir. Jusqu’à cette date, il n’avait jamais cessé
de trou­ver auprès de lui la présence de son chambellan
de prédilec­tion, lequel d’ailleurs n’aura point laissé
de se répéter plus d’une fois la mor­dante définition
de Frédéric le Grand : « En bon allemand,
cham­bel­lan cela veut dire jocrisse de chambre ».

Il
n’en reste pas moins que cette sit­u­a­tion à la cour aura
per­mis à Hum­boldt d’exercer une action bénéfique
tant au prof­it des sci­ences qu’à celui des savants et des
artistes. De quelle con­stance ne témoigna-t-il pas dans le
sou­tien des jeunes tal­ents, dans l’effort inlass­able pour assurer
au mérite soit une place soit la sécurité
matérielle. C’est à Hum­boldt que le philo­logue Böckh,
dans son dis­cours académique, appli­qua ce pas­sage d’une ode
de Pin­dare : « Toutes les joies dont il combla autrui, qui donc
les pour­rait énumérer ? »

A
soix­ante ans, Hum­boldt entre­prit encore une fois un grand voyage, —
un voy­age de neuf mois à tra­vers la Russie et la Sibérie,
jusqu’à l’Altaï, jusqu’aux fron­tières de
Chine. Plus une course à bride abattue qu’autre chose. Il ne
se sen­tait pas les coudées franch­es, car, invité du
tzar et tou­jours sous escorte, il lui était inter­dit de
pren­dre la moin­dre note sur les con­di­tions sociales de régions
presque unique­ment par­cou­rues au galop. Il se bor­na à relever
ses mesures, décou­vrit dans l’Oural du pla­tine et suggéra
la créa­tion de sta­tions météorologiques. A peine
était-il de retour qu’il avait déjà achevé
de rédi­ger un ouvrage en deux vol­umes, les Frag­ments de
géolo­gie et de cli­ma­tolo­gie asi­a­tiques
[[En
français dans le texte.]]. Une tâche
de plus de terminée.

Pen­dant
les seize dernières années qui lui restaient à
vivre, l’infatigable vieil­lard allait se con­sacr­er tout entier à
une œuvre unique et immense, le Cos­mos. La con­cep­tion qui
pré­side à tout l’ouvrage remonte au temps loin­tain de
sa jeunesse, à son séjour à Iéna. Dès
1796, il écrivait à Pictet : « Je conçus
l’idée d’une physique du monde » [[En
français dans le texte.]]. Cette idée
qui, depuis lors, l’avait tou­jours accom­pa­g­né, toujours
guidé, devait désor­mais ordon­ner tout le trésor
d’expérience de sa longue vie, la total­ité de son
savoir. « J’ai, écrivait-il dans une let­tre à
son ami Varn­hagen, for­mé le pro­jet insen­sé de décrire
tout l’univers matériel, tout ce que nous savons aujourd’hui
des phénomènes des espaces sidéraux et de la vie
ter­restre, depuis les nébuleuses jus­qu’à la
géo­gra­phie des mouss­es sur les rochers de gran­it, — oui,
tout cela dans un seul ouvrage qui, par la fraîcheur de
l’expression, par­le simul­tané­ment à l’esprit et au
cœur. Toute grande idée, toute idée impor­tante dont la
lueur vien­dra à se faire jour en quelque occa­sion que ce soit,
devra être évo­quée en même temps que les
faits. Ce livre, autrement dit, portera témoignage d’une
époque de l’évolution de l’esprit humain (dans sa
con­nais­sance de la nature)».

Ce
plan grandiose, ency­clopédique, con­nu par un seul esprit en un
âge que car­ac­téri­saient déjà une division
du tra­vail et une spé­cial­i­sa­tion fort poussées, fait
l’effet d’un dernier bloc erra­tique où se sou­vient encore
le siè­cle des Lumières. Il y avait quelque chose de
faustien dans cette aspi­ra­tion à une image totale du monde.
Une dernière fois, un uomo uni­ver­sale allait affronter
l’univers en exigeant de la seule rai­son de com­pren­dre et
d’expliquer comme un développe­ment, lui aus­si, naturel, les
étapes de notre con­nais­sance du monde et donc de l’itinéraire
de l’esprit. Est-ce là un objec­tif exclusivement
sci­en­tifique ? Ce serait trop peu dire, car l’entreprise est
égale­ment d’un philosophe et ne relève pas moins de
la poésie. Hum­boldt écrivait encore à Varn­hagen : « Le but véri­ta­ble à attein­dre est une vue
per­spec­tive de toutes les choses que nous savons en 1841. »
Inten­tion, en vérité, éminem­ment esthétique
et dont la pour­suite ne s’était encore jamais si
con­sciem­ment imposée à lui dans aucun de ses précédents
ouvrages. Sans doute, l’homme de sci­ence qu’il était,
régulière­ment au fait des plus mod­ernes résultats
des recherch­es des astronomes et des météorologistes,
jamais il ne songea à le renier lorsqu’il se mit en devoir
de traiter des espaces sidéraux et des astres, de définir
la con­sti­tu­tion de notre planète ou de préciser
l’influence exer­cée par l’atmosphère sur la
géo­gra­phie ter­restre et la vie végé­tale et
ani­male, — non plus qu’il ne le renia davan­tage en décidant,
sur les cinq tomes pro­jetés, d’en con­sacr­er un tout entier,
non seule­ment aux modal­ités du sen­ti­ment de la nature à
tra­vers les âges, mais encore aux représen­ta­tions que
les hommes ont don­nées du monde naturel dans leurs créations
artis­tiques depuis Homère. Les formes de tous les
phénomènes de la nature avaient, à ses yeux, une
impor­tance fon­da­men­tale. N’avait-il pas écrit jadis une
Phys­iog­no­monie des plantes ? man­i­fes­tant ain­si que la
prédilec­tion de Goethe pour la mor­pholo­gie con­tin­u­ait à
vivre en lui-même. Mais il n’attachait pas une importance
moin­dre au devenir, à l’apparition des choses, autrement dit
à leur his­toire. La terre a sa longue his­toire, la pensée
humaine sûr toutes les choses de cette terre a son histoire
aus­si, courte certes, mais riche et grandiose, et qui fait par­tie de
tout le reste. Com­ment les Alpes se sont-elles constituées ?
Quelles influ­ences ont-elles exer­cées, ain­si que le gulf
stream,
sur notre cli­mat ? Quelle influ­ence le cli­mat a‑t-il eue
à son tour sur la répar­ti­tion et la crois­sance des
végé­taux ? Qu’a pen­sé, sur ce point, Aris­tote ? Com­ment Raphaël ou Claude Lor­rain ont-ils vu et peint tel ou
tel paysage ? Toutes ques­tions qui, avec tant d’autres encore, sont
mutuelle­ment sol­idaires, quelque éloignés qu’en
puis­sent être les objets. L’histoire de la nature et
l’histoire de l’humanité ne font qu’un, elles
s’articulent organique­ment ; et, pour Hum­boldt, l’aspect
essen­tiel de l’histoire humaine est l’histoire de l’esprit [[Le
lecteur sera peut-être ten­té de voir ici comme une
antic­i­pa­tion de l’hégélianisme, et certes il y a des
affinités, d’époque et nationales. Toute­fois si l’on
doit aus­si con­stater chez Hum­boldt une aspi­ra­tion à la
total­ité, il s’agit chez lui d’une total­ité bien
dif­férente, sem­ble-t-il, de celle à laque­lle prétendait
l’idéalisme de son sys­té­ma­tique con­tem­po­rain, dont
l’auteur du Cos­mos a dit lui-même qu’il avait « fait pass­er en con­tre­bande » (eingeschmuggelt) le christianisme
dans la philoso­phie. Con­tre­bande dont l’hégélianisme
à rebours de Marx reste, à sa façon, l’héritier
plus ou moins incon­scient. (Tr.)]].

Jamais,
aupar­a­vant, il n’avait pris si net­te­ment con­science de l’intime
con­nex­ion qui relie la chose à dire à la façon
dont on la dit. Jamais les pures ques­tions de style ne l’avaient
autant retenu que pen­dant sa rédac­tion du Cos­mos. Il
savait, certes, que les écrits con­sacrés aux sciences
de la nature ne restent val­ables que pour une péri­ode de temps
lim­itée, car les décou­vertes ultérieures les
dépassent tou­jours. Alors que trois mil­lé­naires n’ont
pas « dépassé » l’Iliade. Hum­boldt n’en
essaya pas moins d’éterniser par l’art les connaissances,
for­cé­ment pas­sagères, acquis­es par son temps dans le
domaine des sci­ences trai­tant des réal­ités naturelles.
Il avait con­nu un poète, le plus grand d’entre ses
con­tem­po­rains et de toutes les let­tres alle­man­des, qui était
aus­si un nat­u­ral­iste. Pourquoi n’y aurait-il pas eu également
un nat­u­ral­iste qui fût aus­si un poète ? On peut lire
dans le Cos­mos : « L’étude de la science
générale de la nature éveille en nous comme des
organes qui y dor­maient depuis tou­jours ». C’est, presque mot
pour mot, la phrase même de Goethe que nous avons citée
au début.

Hum­boldt
a rédigé en français toute une série
d’ouvrages. Je ne sais, quant à moi, quel juge­ment la
cri­tique française, seule com­pé­tente en la matière,
porte sur les dons lit­téraires de leur auteur, qui, nous
l’avons vu, met­tait si haut Paul et Vir­ginie. En Amérique,
il pré­tendait que l’espagnol était devenu pour lui la
langue la plus naturelle. Et il sem­ble avoir entre­pris nom­bre de
fécon­des expédi­tions dans d’autres domaines
lin­guis­tiques encore. Mais, au temps du Cos­mos, sa langue
mater­nelle le reprit tout entier, de même que le sen­ti­ment des
valeurs qui lui sont pro­pres. Non qu’il s’en fût jamais
éloigné, mais à présent il en découvrait
avec ravisse­ment, comme s’il se fût agi d’un être
per­son­nel, toutes les ver­tus : « Notre admirable, sim­ple et
har­monieuse langue descrip­tive…», écrivait-il
lorsqu’il osa for­mer le pro­jet d’apporter à toute la
mul­ti­plic­ité du réel le dou­ble couron­nement de la
pen­sée et du verbe.

L’entreprise,
à vrai dire, était presque au-dessus des forces
humaines. Loin de se borner à ses fonc­tions de conseiller
d’Etat, il tra­vail­lait jusqu’à trois heures du matin dans
son cab­i­net sur­chauf­fé, car depuis ses voy­ages aux pays du
soleil il lui fal­lait tou­jours être entouré d’une
chaleur qua­si trop­i­cale. Son bras droit, atteint de rhu­ma­tismes, se
révoltait, mais il endurait stoïque­ment la douleur, qui
lui rap­pelait les nuits glacées pen­dant lesquelles il avait
dor­mi à même le sol dans sa chère Amérique
du Sud. Ses sou­venirs et ses con­nais­sances pra­tique­ment illimitées
s’unissaient pour exiger qu’il leur don­nât, si l’on peut
dire, la parole. Dans une let­tre de la dernière année
de sa vie, Goethe avait écrit à Zel­ter : « Notre
con­quérant de la planète est peut-être le plus
grand artiste du mot par­lé ». Et de fait, la prose ailée
du savant vieil­lard garde quelque chose de l’improvisation hardie
des pro­pos tenus devant un pub­lic de choix ; c’est tou­jours un peu
de la rhé­torique, mais de grand style. Toute­fois, en tant que
chose écrite, il y a là une faib­lesse, mais c’est une
faib­lesse d’Hercule. La masse des réal­ités auxquelles
il s’en pre­nait ne se lais­sait pas tou­jours soulever ; si puissante
qu’elle fût, sa volon­té, elle aus­si, avait des
lim­ites. Et le don d’ubiquité poé­tique ne s’apprend
pas.

Alexan­dre
de Hum­boldt ne s’est jamais mar­ié. Les femmes, dans sa vie,
n’ont joué presque aucun rôle, si l’on excepte la
femme de son frère Guil­laume, à laque­lle le liait une
vive ami­tié. Mais frère et belle-sœur depuis longtemps
repo­saient sous terre dans le parc de Tegel. Si nom­breux que fussent
vis­i­teurs ou impor­tuns, la soli­tude, sou­vent, l’effleurait de sa
froide présence. Les seuls êtres qui l’entourassent
jour après jour étaient son valet de cham­bre Seifert et
les siens ; il leur en eut une telle recon­nais­sance qu’il finit par
léguer tout ce qu’il possédait.

Quand
le grand ouvrage de sa vie, le Cos­mos, eut com­mencé de
paraître, le suc­cès fut inde­scriptible. On faisait
lit­térale­ment la chas­se aux vol­umes, ver­sant des sommes folles
aux libraires pour s’assurer le priv­ilège d’être
par­mi les pre­miers servis. L’ancien condis­ci­ple des années
d’études à Gœt­tingue entre-temps et pour un temps
l’un des puis­sants de l’Europe mais que le flot de l’histoire
con­tem­po­raine avait depuis rejeté sur ses rives, Metternich,
félici­ta Alexan­dre de Hum­boldt en ces ter­mes : « Je vous
remer­cie des heures véri­ta­ble­ment bénies que vous
m’avez procurées. Et j’appelle ain­si les heures qui me
per­me­t­tent d’échanger l’ingrat ter­rain des trou­bles du
temps con­tre celui des sci­ences de la nature. »

Mais
l’ouvrage devait demeur­er inachevé. Le 6 mai 1859, alors
qu’il tra­vail­lait à la rédac­tion du cinquième
vol­ume, Hum­boldt ces­sa de vivre. Com­bi­en ce grand amant de la nature
en demeu­ra jusqu’à la fin l’enfant chéri, elle le
prou­va dans la façon même dont elle le rap­pela de cette
terre : douce, légère, rapi­de fut la fin de cette
longue existence.

Jamais
aupar­a­vant Berlin n’avait vu pareilles funérailles. Elles
eurent quelque chose de tri­om­phal, comme si le funèbre cortège
eût été un hom­mage de plus à la vie. Une
foule immense suiv­it le cer­cueil qu’attendait, tête nue,
devant la cathé­drale, le régent [[Guil­laume
Ier, d’abord régent pen­dant la folie de Frédéric-Guillaume
IV, puis roi de Prusse (1861) et, en 1871, empereur d’Allemagne.
(Tr.)]] et futur empereur.
Toute la ville était en deuil, comme, à tra­vers le
monde, tant d’amis et d’admirateurs qui, sachant qui fut
Hum­boldt, mesuraient de quels tré­sors d’intelligence
l’univers se trou­vait appau­vri par la dis­pari­tion de ce grand
homme.

Sur
sa table de tra­vail, on trou­va trois bil­lets ; cha­cun por­tait, tracés
par la plume rapi­de de Hum­boldt ces mots de la Genèse : « Ain­si furent achevés les cieux et la terre et toute leur
armée. »

Max
Rychner

(Traduit
de l’allemand par J. P. Samson).


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