Rien
ne prouve que notre mémoire abrite plus longtemps le souvenir
de nos défaites que les traces d’un bonheur passé.
Pourtant depuis de longues années, depuis le printemps 1933,
je ne peux évoquer Berlin, la capitale de la République
de Weimar, sans que vienne l’envelopper la grisaille
crépusculaire d’un jour d’hiver septentrional.
L’après-midi
d’un jour de semaine : le mercredi 25 janvier 1933.
On
sait que, plus que la plainte la plus déchirante d’un
mourant, c’est souvent son sourire euphorique qui nous empêche
de fuir la certitude de sa fin imminente… En ce lointain
mercredi, j’ai vu des centaines de milliers de Berlinois
couvrir de leur flot intarissable les avenues de la ville
immense ; hommes, femmes, adolescents, pour la plupart
ouvriers en chômage, communistes ou sympathisants, ils
passaient en colonnes compactes, infatigablement. Ils
manifestaient ainsi leur volonté de s’opposer par
tous les moyens au nazisme de plus en plus menaçant ;
ils proclamaient la force de leur nombre, de leur courage, de
leur dévouement — eux, qui étaient « DAS ROTE
BERLIN », Berlin, la Cité rouge.
Trois
jours avant, le dimanche 22 janvier, les troupes des SA et des
SS avaient transformé la Bülowplatz en camp armé,
cette place dominée par le Karl Liebknecht-Haus, la
« forteresse » du PC.
Hitler
avait besoin de prouver à Hindenburg, aux classes dominantes
et à la Reichswehr que les communistes n’oseraient pas
l’affronter : qu’ils ne déclencheraient pas la
guerre civile dans le cas de son arrivée au pouvoir.
Le
KPD, le parti communiste le plus fort du monde en dehors de
l’URSS, abandonna en ce dimanche la bülowplatz et les
quartiers ouvriers avoisinants à ces troupes brunes qu’il
avait pourtant menacé « de battre partout où
on les rencontrerait ». « Ne répondez pas
aux provocations, abstenez-vous de toute action ! » — ce mot
d’ordre surprit douloureusement les Berlinois et les
communistes parmi eux en particulier. Il n’en détermina
pas moins leur attitude qui annonçait la défaite
sans combat dont l’antifascisme allemand et bientôt le
monde entier allaient subir les conséquences : un désastre
permanent pendant douze ans.
Pour
sauver la face, le PC invita les ouvriers de Berlin à imiter
l’exemple des nazis : à venir manifester leur inébranlable
foi révolutionnaire aux mêmes endroits où
l’ennemi avait, trois jours auparavant, étalé
sa force paramilitaire sans rencontrer la moindre résistance.
En
me rappelant ce mercredi, il me semble retrouver jusque dans mes os
le vent froid qui nous attaquait sans cesse pendant les longues
heures de la démonstration. J’étais pourtant fort
chaudement habillé, à la différence de tant de
camarades, la plupart complètement appauvris par un chômage
de deux ou trois ans. Une chemisette d’été, un veston
usé, point de manteau, rarement un chandail ou une écharpe.
On surprenait dans leurs yeux et dans certains de leurs gestes cette
fébrilité qui trahit une faim quotidienne
insuffisamment trompée.
Ils
étaient alors, dans les heures de cet après-midi,
habités par une grande espérance et incapables de
croire que la lutte leur serait refusée, et avec elle le droit
de se sacrifier, s’il en était besoin, pour la Cause : la
Révolution prolétarienne, première étape
vers la société sans classes.
Le
30 janvier — c’est-à-dire le lundi avant — la jubilation
de l’ennemi eût pu leur apprendre que tout était
perdu, mais leur espoir ne pâlit point. Quelques semaines plus
tard, à l’occasion des dernières élections qui
voyaient s’affronter tous les partis de Weimar, des dizaines, sinon
des centaines de milliers d’électeurs socialistes et
communistes se dénonçaient eux-mêmes aux SA
vigilants qui patrouillaient dans la rue, à la police, à
la Gestapo : les fenêtres des logements ouvriers
s’ornaient de drapeaux ou de fanions rouges ; les trois flèches
d’un côté, le marteau et la faucille de l’autre
continuaient à s’y opposer. Bientôt les prisons, puis
les camps de concentration allaient imposer aux vaincus l’unité
dans la souffrance, mais non dans des rêves d’actions à
venir.
Vingt
ans et six mois plus tard, en juin 1953, les ouvriers de Berlin se
mirent de nouveau en marche : contre l’exploitation, contre les
nouveaux Messieurs et leurs mensonges tyranniques, contre ce parti
totalitaire dont le nom — Parti socialiste unifié —
indique exactement ce qu’il n’est pas.
Ils
furent vaincus par les tanks russes, comme en novembre 1956 les
révolutionnaires hongrois.
La
grisaille crépusculaire est lente à se dissiper, mais
de nouveau l’espoir est permis. On peut rêver d’un Berlin
redevenu « DAS ROTE BERLIN ».
Paris,
novembre 1959.
Manès
Sperber