J’étais
encore tout jeune, pas tout à fait vingt-trois ans, lorsque je
vins à Berlin, pour toujours, pensais-je alors, pour toute ma
vie. Berlin, au bout du compte, c’était notre capitale, et
l’esprit de décision doublé d’impétuosité
qui, à l’époque, inspirait mes faits et gestes,
exigeait le tout ou rien. Or, je voulais vivre, à la rigueur,
à la campagne, — sinon dans la capitale même, tout
comme les écrivains français vivent à Paris,
ceux d’Angleterre à Londres et ceux de Russie à
Moscou.
J’arrivais
de l’Allemagne du Sud et, jusque-là, je n’avais pas
entendu dire trop de bien de Berlin, mais cela m’était
parfaitement égal. Presque tous ceux qui, dans ma famille ou
parmi mes amis et connaissances, en voulaient à la Prusse et
déblatéraient contre la ville de la Sprée,
appartenaient à la génération de mes parents.
C’étaient gens de l’avant-guerre, comme on disait alors,
et leur opinion me laissait froid. Je ne voyais en eux que des
laissés-pour-compte des temps d’avant la République,
et leur fédéralisme dynastique ne m’intéressait
pas pour un sou. Vieilles rengaines, disais-je.
Berlin
m’enchanta du premier coup et ne m’a jamais déçu,
littéralement jamais. Ville composée d’une multitude
de villes, Berlin, vaste et vivant, en même temps était
beau ; la Pariser Platz où demeurait le peintre
Liebermann, l’avenue d’Unter den Linden, aussi large qu’un
fleuve, le Tiergarten, ce bois civilisé, les quartiers
résidentiels de l’Ouest, c’était là autant
d’espaces dont le décor néo-classique me ravissait.
Et je m’y suis promené pendant bien des heures.
Les
Berlinois, eux non plus, ne devaient pas me décevoir. L’un
des premiers personnages dont j’eus, à Berlin, l’occasion
de faire la connaissance et d’apprécier les qualités,
était Joachim von Winterfeldt, qui occupait dans le west
end de ces temps anciens un immense appartement de la
Matthaïkirchstrasse. Il me parla de Goethe, de Hölderlin
et, comme j’allais me retirer, me fit présent d’un recueil
de lettres du poète Bernhard von der Marwitz. Marwitz avait
été tué au front en 1918, et Winterfeldt l’avait
fort bien connu. C’est avec une surprise gravement émue que
je lus ce petit volume. Ainsi donc, il y avait encore en Prusse des
artistes et des gens cultivés s’intéressant à
l’art et à ceux qui s’y adonnent. La chose, pour moi,
était nouvelle, mais j’avais plaisir à la constater.
(Que le romantisme allemand a été proclamé à
Berlin, je ne devais l’apprendre que vingt ans plus tard, lorsqu’il
m’advint d’écrire un livre sur Auguste Schlegel). Dans mon
roman « Theodor Schindler », j’ai élevé
à Bernhard von der Marwitz un petit monument.
C’est
à Berlin que je fréquentai les premiers salons — les
premiers de l’Allemagne — où il me fut donné
d’avoir accès, et je me rappelle comme si c’était
d’hier la magnifique demeure du banquier A., sise dans la région
boisée du Grunewald. Monsieur et madame A. recevaient chaque
dimanche, et je fis chez eux la connaissance de plus d’une éminente
personnalité, dont Einstein qui, dans son beau visage, avait
deux soleils là où le commun des mortels a deux yeux,
le théologien Harnack, le grand metteur en scène Max
Reinhardt, et tant d’autres. Un jour vint s’asseoir à côté
de moi jeune novice l’ancien ambassadeur d’Allemagne en
Grande-Bretagne, le prince Lichnowsky, qui me raconta comment,
pendant l’été de 1914, s’étaient déroulées
à Londres les journées de ce fatal mois d’août.
Un
autre salon où je me rendais de temps à autre était
celui de madame von Nostiz. Hélène Nostiz était
un esprit supérieur et un écrivain de race. Ses
souvenirs sur la vieille Europe sont un très beau livre. Et
quelle vitalité dans cette femme ! De ma vie je n’oublierai
comment je fis sa connaissance. J’étais alors pauvre comme
Job et habitais sous les toits, tout en haut d’un immeuble de la
Nürnberger Platz. Certain jour, j’entendis qu’on
sonnait et, lorsque j’eus ouvert la porte, entra dans ma chambre
Hélène von Nostiz. Je venais de publier je ne sais plus
quoi dans je ne sais plus quel journal. Le style de mon papier avait
plu à madame de Nostiz, et c’est pourquoi elle venait
trouver l’auteur. Elle voulait me connaître et m’inviter.
Madame von Nostiz aurait pu être ma mère, mais il y
avait justement cela à Berlin, ce mélange — et Dieu
sait si c’est un mélange aussi délicieux que rare —
de curiosité et d’amabilité qui précisément
amenait cette dame d’un âge respectable à rendre
visite à un jeune homme parce qu’elle lui trouvait du
talent.
Par
la suite, lorsque ma bourse fut un peu mieux garnie, j’allais
chaque été en Bavière, toujours selon le même
itinéraire : par la Thuringe jusqu’à Francfort, puis,
de là par Fribourg, jusqu’au lac de Constance que je
longeais ensuite en direction de Munich, et enfin de Munich jusqu’en
Haute-Bavière. J’aimais à connaître peu à
peu à fond ces régions et ces villes, à comparer
ce qui pouvait l’être, à rapprocher, à juger
l’un par l’autre tant de lieux, du moins ceux de leurs traits qui
tolèrent le rapprochement.
En
ces mêmes années, ce sont les capitales de la France, de
l’Angleterre, de la Russie, Paris, Londres, Moscou, que je pus
aussi admirer, étudier sur place et comparer à Berlin.
Car les capitales se peuvent étudier comme autant de pays ;
elles sont plus que des grandes villes : de petits univers. Venir de
Berlin était au reste bien agréable. C’était
comme un titre. J’en ai fait mainte fois l’expérience au
cours des années vingt, aussi bien dans les villes de Pologne
orientale qu’à Paris. Berlin, loin à la ronde,
signifiait beaucoup, avait le renom d’une métropole jeune,
intéressante. La capitale de la première République
était loin de n’être pas aimée. Aujourd’hui,
l’Europe se voudrait européenne (et je donnerais cher pour
qu’elle le fût); alors, elle l’était déjà
dans une large mesure.
J’avais
très vite, à Berlin, fait la connaissance de nombreux
écrivains : Bert Brecht et Arnold Bronnen, qui se tutoyaient,
Gottfried Benn et Alfred Döblin, Gerhart Pohl et Ernst Jünger.
Cette pléthore de talents faisait partie intégrante de
la vie berlinoise. C’est seulement sur la fin des années
vingt que la politique envahit aussi nos milieux, comme une crue
inonde une ville, et qu’elle réussit à séparer
nombre d’entre nous. Elle a tué ou changé en
inimitiés incurables des amitiés solides. Je suis
souvent allé voir Gottfried Benn dans son cabinet de médecin,
si berlinois, de la Belle-Alliancestrasse, mais je ne puis me
souvenir que nous ayons jamais échangé un seul mot de
politique. Je ne veux pas du tout dire par là que c’était
bien ; mais c’était ainsi. Brecht, lui non plus, à
cette époque, ne parlait pas de politique, mais de marxisme.
Chez
cet homme laborieux s’il en fut, les conversations sur des sujets
sérieux faisaient partie du travail, et cela était
éminemment berlinois. A Berlin, en effet, on ne cessait jamais
de travailler un peu, même lorsqu’on n’en avait pas l’air,
qu’on allait, disons, au cinéma ou au théâtre
ou que, tout en fumant des cigares, on discutait avec ses amis, par
exemple, du marxisme.
Bernard
von Brentano