La Presse Anarchiste

Le temps des tribuns

Tous nos amis se réjoui­ront avec nous de retrou­ver une fois de plus ici l’un des aspects les plus authen­ti­que­ment humains de la poé­sie tout ensemble si simple et si médi­tée de Claude Le Maguet. Et en outre, l’hommage que ce beau texte rend, fût-ce inci­dem­ment, au sou­ve­nir de Jau­rès en a fait paraître la publi­ca­tion par­ti­cu­liè­re­ment oppor­tune en cette année du cen­te­naire (Jau­rès est né en 1859 — l’année même, éton­nante et signi­fi­ca­tive « relève », de la mort de Hum­boldt) que la presse, même socia­liste, ne semble guère avoir tenu digne­ment à célébrer.

Là, des gars che­ve­lus, avec des yeux étranges, —
A rêver sans som­meil nos fronts avaient pâli ;
Des vierges en ban­deaux, à la Botticelli ;
Par­mi les conju­rés, qui délé­guait ces anges ?

Comme des papillons atti­rés par la flamme,
Autour de l’Idéal on tour­noyait le soir.
A l’envi cré­pi­taient les ailes de l’espoir.
Paris la nuit, voi­là, si vous cher­chiez son âme.

L’un des nôtres disait le cœur dur des semaines,
Le soleil déro­bé, le manque d’univers,
L’isolement plus froid que les rudes hivers,
Le car­na­val hon­teux des ruines et des peines.

Bras rom­pus, corps minés avaient de la mémoire :
Ce fut à fond de cale un voyage étouffant.
Et le vieillard déçu ne son­geait qu’à l’enfant,
A faire de la vie une magique histoire.

Quand, sur son che­val noir, pas­sait la tyrannie,
Le peuple de Paris aus­si­tôt s’assemblait.
Un dis­cours me han­ta depuis comme un couplet,
Comme un refrain de chasse aux heures d’insomnie :

« Il faut de temps en temps reprendre la Bastille.
On a beau n’aimer pas se ser­vir d’un fusil,
Par­fois la tâche exige un chan­ge­ment d’outil.
Peuple, l’oseras-tu sans que ton cœur vacille ? »

Ouvrier, ton métier, n’est pas celui des armes,
Pen­sais-je, et ta colère est pareille au fruit mûr
Qui fait ployer la branche et tombe au pied du mur.
Sans crime on veut sor­tir du Royaume des Larmes.

Non, la main de tra­vail n’est pas faite à ces choses.
En fait de sang ver­sé je ne vois que le sien.
Toute bête, au repos, elle a l’air d’un bon chien,
D’un pauvre chien pataud qui s’égratigne aux roses.

Si le cœur n’était pas la pierre d’une fronde,
Ah ! docte la truelle, et juste le marteau,
Et pen­sive l’aiguille œuvre­raient sans défaut !
Magi­cienne, la Main peut nous refaire un monde.

Jau­rès enfin cin­glait vers les terres nouvelles.
Alors, tous les four­bus, allé­gés de leur plomb,
Se croyaient les marins d’un Chris­tophe Colomb
Qui voguait au grand large avec ses caravelles.

On était venu là deman­der l’Espérance
Comme on ten­drait son verre en récla­mant du vin.
Celui des ora­teurs ne cou­lait pas en vain.
Il était de bons crus pour noyer la souffrance.

Puis un hymne empor­tait tout reste de disgrâce.
Sous un ciel tra­ver­sé d’un long ruis­seau de lait,
Sa bonne étoile en main dans l’ombre on s’en allait,
Pour­sui­vant jusqu’au jour le mal­heur à la trace.

1944
Claude Le Maguet

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