Nous
sommes un certain nombre d’amis qui, depuis assez longtemps déjà,
suivons avec plaisir et sympathie les articles que M. Edmond Beaujon
publie parfois dans le Journal de Genève. Finesse et
bon sens, de même que le vrai souci de la liberté, ne
sont plus de nos jours, s’ils l’ont jamais été,
choses qui courent les rues. Aussi nous réjouissons-nous
particulièrement de pouvoir reproduire ci-dessous le présent
essai et nous faisons-nous un devoir de remercier le signataire de
nous avoir généreusement autorisés à le
soumettre à l’attention de nos lecteurs.
Faisons
d’abord un petit voyage à travers les esprits touchés
par la fusée. Prenons l’Express. Le 17 septembre, Mme
Françoise Giroud y écrit : « Pour la première
fois dans l’histoire du monde, le triomphe d’un peuple ne traduit
pas la victoire d’un groupe d’hommes au détriment d’un
autre, mais la victoire de tous les hommes sur la matière. Et
si ce n’est pas cela le progrès, qu’est-ce que c’est ? »
Eh bien, je regrette : le progrès consiste à mieux
pratiquer le métier d’homme, chacun dans sa partie, ce qui
suppose moins de confusion chez l’intellectuel. La fusée
lunaire est bel et bien le triomphe d’un groupe de techniciens et
de savants, et ce triomphe est ambivalent, c’est-à-dire
qu’il s’agit d’une victoire à deux têtes, dont
l’une est une tête de mort. La matière n’est pas
vaincue dans ce qu’elle a de mauvais, mais dans ce quelle a
d’inviolé. Evidemment, un Baudelaire a triste figure devant
nos psychologues et romanciers, lui qui en est encore à
écrire. « Il ne peut y avoir de progrès (vrai,
c’est-à-dire moral) que dans l’individu et par l’individu
lui-même. » Quelle idée ridicule ! Comme si le
progrès ne consistait pas à descendre d’abord sa
propre pente passionnelle, quitte à monter ensuite jusqu’à
la lune ! Comme l’écrit Roger lkor : « Toute la
pensée dite moderne s’ingénie à briser les
instruments de la maîtrise de soi, raison, volonté,
énergie, à exalter la violence et à libérer
le jaillissement le plus authentique des profondeurs. » [[« Figaro
littéraire » du 26 septembre.]] Il
faut ajouter que ce sont les instruments de bord dont chacun de nous
dispose, et qu’ils sont nécessaires à la navigation à
travers soi-même. En les brisant, on perd le sentiment de
l’espace intérieur. Or, il n’existe plus pour l’homme de
liberté, s’il vient à perdre l’espace intérieur
où s’élaborent ses décisions.
Rien
n’est plus favorable à la cause totalitaire que la confusion
entre les deux espaces, le cosmique et le psychique. Non seulement
cette confusion dévalorise l’espace intérieur au
profit de l’autre, infiniment plus prestigieux, mais elle impose
l’idée que le premier à parcourir l’espace et à
toucher la lune est nécessairement celui qui a les vues les
plus larges, l’esprit le plus percutant, et la doctrine la plus
ouverte, en même temps que la seule réellement
socialiste.
Or,
voici que M. David Rousset vient d’écrire ces lignes : « Lorsque les membres de la Commission internationale contre le régime
concentrationnaire déclarent : des structures
concentrationnaires d’une importance considérable existent
en Union soviétique et dans la République populaire de
Chine, cela implique nécessairement qu’en conséquence
ces deux États ne sont point des États socialistes, si du moins on
accorde à ces termes le sens que les socialistes en général
et les marxistes lui ont toujours donné. »
Cette
remarquable mise au point, qui implique autant de courage que de
patience et de labeur au service d’une cause qui est celle de
l’homme, puisqu’elle est la cause de la vérité, on
la trouve dans les pages que M. Rousset intitule Le sens de notre
combat, et qui servent d’introduction au livre de M. Paul
Barton : L’Institution concentrationnaire en Russie, 1930 – 1957
[[Les
Documents de « Tribune libre », Plon.]].
Complété
par une importante bibliographie, cet ouvrage fortement documenté
se révèle au lecteur comme un témoignage de
premier ordre sur notre temps. C’est en effet une création
originale de notre temps, que les camps de travail correctif,
dénomination officielle, en Russie, des camps de
concentration. Ils supposent l’existence d’un nouveau genre de
forçats : ceux qui sont condamnés au travail pour leurs
opinions, et ils introduisent une procédure nouvelle de
déshumanisation. Staline fait ici figure d’inventeur :
Hitler et le nazisme viennent en second. Quant aux staliniens
chinois, ils font preuve de génie inventif en créant
chez le condamné un vrai sentiment de culpabilité, qui
brise toute résistance.
Quelle
que soit la méthode il s’agit d’atteindre un seul résultat : fabriquer des humains qui aient exactement le format mental imposé
par le pouvoir. Le travail et la rédemption obligatoire pour
péché de dissidence. Dans la première partie de
son ouvrage, Pierre Barton prouve que Staline inclinait à
croire ce péché irrémissible ; d’où le
slogan : « Plus il en meurt, mieux ça vaut ».
Puis, sont venues les difficultés démographiques. Il a
fallu dès lors qu’on meure le moins possible, tout en
produisant davantage. Il a fallu équiper les travailleurs et
les nourrir un peu mieux, la contradiction entre le travail forcé
et la technique moderne ayant finalement éclaté, de
même que le risque inhérent au fait d’employer des
opprimés comme agents de l’oppression : à Vorkouta un
soldat venu de Moscou se marie avec une prisonnière amnistiée
en 1953. Un jour, cette femme découvre son frère parmi
les détenus. Elle lui parle à travers les barbelés.
Les bagnards manifestent en sa faveur. Une sentinelle somme la femme
de se retirer. Le mari survient, tire sur la sentinelle, tue sa
femme, et se suicide.
En
exposant, dans sa seconde partie, comment l’institution se défait,
tout en se transformant quelque peu sous l’action des réseaux
clandestins et des grèves et notamment grâce au passage
de la grève insurrectionnelle à la grève
revendicative, l’auteur prend soin d’établir que le
système concentrationnaire est toujours en vigueur et que les
condamnés de droit commun peuvent de nouveau servir de
gardiens aux condamnés politiques, les premiers jouissant
d’une situation privilégiée par rapport aux seconds.
Quand le Norvégien Otto Larsen quitta les camps de Potma, en
juillet 1953, un de ses camarades de détention, qui y restait,
lui dit : « Quand tu seras rentré chez toi, les Russes
peuvent bien annoncer que tous les prisonniers politiques ont été
relâchés de ce genre de chose — il embrassa du geste
le camp — et que ce genre de chose n’existe plus. N’y crois
pas. Ne laisse personne y croire. Tu pourras seulement y ajouter foi
lorsque les ouvriers des pays capitalistes seront autorisés à
voyager ici et à circuler dans ce pays… Et n’écoute
pas non plus les balivernes que te raconteront les délégations
rentrant de Russie après avoir bien bu et bien mangé et
reçu un bon accueil. Ce sont là les plus dangereux des
hommes…»
Edmond
Beaujon