La Presse Anarchiste

Syndicalisme et « démarcation »

Nous
avons signa­lé, dans une pré­cé­dente chronique,
les doléances expri­mées par les syn­di­cats de la
construc­tion navale, à l’égard des arma­teurs anglais
qui confient dans une mesure tou­jours crois­sante la réparation
ou la construc­tion de bateaux à des chan­tiers navals
étran­gers. Les pro­prié­taires avaient eu beau jeu de
répondre que les syn­di­cats étaient res­pon­sables de cet
état de chose, puisque leurs éter­nelles revendications
de salaire créaient un dés­équi­libre entre les
prix anglais et les prix étran­gers. Comme pour don­ner raison
aux arma­teurs, les syn­di­cats viennent de pré­sen­ter une
nou­velle série de revendi­cations, qui portent à la
fois sur une aug­men­ta­tion des salaires et sur une réduction
des heures de tra­vail, à savoir l’introduction de la semaine
de 40 heures. Cet aspect des conflits sociaux concerne les relations
patrons-em­­ployés. Il en existe une autre qui est à
nou­veau au pre­mier plan de l’actualité, et qui met en cause
les syn­di­cats eux-mêmes. Il s’agit de ce qu’on nomme les « conflits de démar­ca­tion ». En deux mots, le problème
est le sui­vant : lorsqu’il s’agit de fixer une pièce de
bois sur une pièce de métal, qui doit exécuter
le tra­vail, les ouvriers du bois ou les ouvriers sur métaux ?
On voit que le pro­blème est cor­né­lien. Il devient
hau­te­ment dra­ma­tique quand on aborde les chan­tiers navals, car il ne
s’agit pas seule­ment de fixer du bois sur du fer, mais du bois rond
sur du fer car­ré, ou encore de la tôle rouge sur de la
tôle bleue. Les sources de conflits sont donc innom­brables. A
toutes occa­sions les ouvriers se mettent en grève, parce que
les syn­di­cats ne par­viennent pas à ré­partir à
l’amiable leurs attri­bu­tions res­pec­tives. Les choses sont allées
si loin qu’on cite comme exemple une grève qui a paralysé
un grand nombre de chan­tiers sim­ple­ment parce que les syndicats
n’avaient pu se mettre d’accord pour savoir qui numéroterait
à la craie les tôles, qui sont ensuite rassemblées
dans l’ordre don­né pour for­mer la coque du navire !

La
semaine der­nière encore, une nou­velle machine semi-automatique
a été intro­duite sur un chan­tier. Comme elle ne réclame
que le contrôle d’un seul ouvrier, les syn­di­cats (ils
n’étaient heu­reu­se­ment que deux en cause), faute d’accord
pour savoir qui des deux aurait le droit d’exécuter le
tra­vail, proposè­rent fina­le­ment à l’employeur
que cha­cun délègue un de ses adhé­rents pour
sur­veiller la machine en ques­tion. Mora­li­té : deux personnes
exé­cutent le tra­vail qu’une seule pour­rait faire… Le
mal­heur est qu’il existe bien un accord pour limi­ter ce
genre de conflit (le Gene­ral Demar­ca­tion Agree­ment de 1912), mais que
tous les syn­di­cats ne l’ont pas signé.

(Jour­nal
de Genève,
8 octobre 1959)

La Presse Anarchiste