La Presse Anarchiste

Calendrier de la liberté

19 juillet 1936

Le 19 juillet 1936 a com­men­cé en Espagne la deuxième guerre mon­diale. Nous com­mé­mo­rons aujourd’hui cet évé­ne­ment. Cette guerre est ter­mi­née par­tout aujourd’hui sauf pré­ci­sé­ment en Espagne. Le pré­texte pour ne pas la ter­mi­ner est l’obligation de se pré­pa­rer à la troi­sième guerre mon­diale. Ceci résume la tra­gé­die de l’Espagne répu­bli­caine qui s’est vu impo­ser la guerre civile et étran­gère par des chefs mili­taires rebelles et qui se voit aujourd’hui impo­ser les mêmes chefs au nom de la guerre étran­gère. Pen­dant quinze années, l’une des causes les plus justes qu’on puisse ren­con­trer dans une vie d’homme s’est trou­vée constam­ment défor­mée et, à l’occasion, tra­hie pour les inté­rêts plus vastes d’un monde livré aux luttes de la puis­sance. La cause de la Répu­blique s’est trou­vée et se trouve tou­jours iden­ti­fiée à celle de la paix et c’est là sans doute sa jus­ti­fi­ca­tion. Par mal­heur, le monde n’a pas ces­sé d’être en guerre depuis le 19 juillet 1936 et la Répu­blique espa­gnole en consé­quence n’a pas ces­sé d’être tra­hie ou cyni­que­ment uti­li­sée. C’est pour­quoi il est peut-être vain de s’adresser comme nous l’avons fait si sou­vent a l’esprit de jus­tice et de liber­té, à la conscience des gou­ver­ne­ments. Un gou­ver­ne­ment, par défi­ni­tion, n’a pas de conscience. Il a, par­fois, une poli­tique, et c’est tout. Et peut-être la plus sûre manière de plai­der pour la Répu­blique espa­gnole n’est-elle plus de dire qu’il est indigne pour une démo­cra­tie de tuer une seconde fois ceux qui se sont bat­tus et qui sont morts pour notre liber­té à tous. Ce lan­gage est celui de la véri­té, il reten­tit donc dans le désert. La bonne manière sera de dire plu­tôt que si le main­tien de Fran­co ne se jus­ti­fie que par la néces­si­té d’assurer la défense de l’Occident, il n’est jus­ti­fié par rien. Cette défense de l’Occident, il faut qu’on le sache, per­dra ses jus­ti­fi­ca­tions et ses com­bat­tants les meilleurs si elle auto­rise le main­tien d’un régime d’usurpation et de tyrannie.

Puisque les gou­ver­ne­ments occi­den­taux ont déci­dé de ne tenir compte que des réa­li­tés, autant leur dire que les convic­tions de toute une par­tie de l’Europe font par­tie aus­si de la réa­li­té et qu’il ne sera pas pos­sible de les nier jusqu’au bout. Les gou­ver­ne­ments du XXe siècle ont une ten­dance regret­table à croire que l’opinion et les consciences peuvent se gou­ver­ner comme les forces du monde phy­sique. Et il est vrai que par les tech­niques de la pro­pa­gande ou de la ter­reur, ils sont arri­vés à don­ner aux opi­nions et aux consciences une conster­nante élas­ti­ci­té. Il y a cepen­dant une limite à toutes choses, et par­ti­cu­liè­re­ment à la sou­plesse de l’opinion. On a pu mys­ti­fier la conscience révo­lu­tion­naire jusqu’à lui faire exal­ter les misé­rables exploits de la tyran­nie. L’excès même de cette tyran­nie rend cepen­dant cette mys­ti­fi­ca­tion évi­dente et voi­ci qu’au milieu du siècle la conscience révo­lu­tion­naire de nou­veau s’éveille et se retourne vers ses ori­gines. D’un autre côté, on a pu mys­ti­fier l’idéal de liber­té pour lequel des peuples et des indi­vi­dus ont su se battre, alors même que leurs gou­ver­ne­ments capi­tu­laient. On a pu faire patien­ter ces peuples, leur faire admettre des com­pro­mis de plus en plus graves. Mais une limite est désor­mais atteinte qu’il faut annon­cer clai­re­ment, et pas­sée laquelle il ne sera plus pos­sible d’utiliser les consciences libres : il fau­dra au contraire les com­battre elles aus­si. Cette limite pour nous autres Euro­péens qui avons pris conscience de notre des­tin et de nos véri­tés le 19 juillet 1936, c’est l’Espagne et ses libertés.

La pire faute que puissent com­mettre les gou­ver­ne­ments occi­den­taux serait d’ignorer la réa­li­té de cette limite. Notre pire lâche­té serait de la leur lais­ser igno­rer. J’ai lu, dans les très curieux articles qu’un jour­nal qui nous a habi­tués à plus de neu­tra­li­té, consacre à ce qu’il appelle le pro­blème espa­gnol que les chefs répu­bli­cains espa­gnols ne croient plus guère à la répu­blique. Si cela était vrai, cela jus­ti­fie­rait les pires entre­prises contre cette répu­blique. Mais l’auteur de ces articles, M. Creach, par­lant de ces chefs répu­bli­cains, ajoute « ceux du moins qui vivent en Espagne ». Par mal­heur pour M. Creach, par bon­heur pour la liber­té de l’Europe, les chefs répu­bli­cains ne vivent pas en Espagne. Ou, s’ils y vivent, M. Creach ne peut les ren­con­trer dans les minis­tères et les salons de Madrid. Ceux qu’il connaît et qu’il dit être répu­bli­cains ont ces­sé de croire à la répu­blique en effet. Mais ils ont ces­sé d’y croire à par­tir du moment où ils ont accep­té de la sou­mettre une deuxième fois à ses meur­triers. Les vrais, les seuls chefs répu­bli­cains qui vivent en Espagne ont une opi­nion si caté­go­rique que je crains qu’elle ne puisse plaire à M. Creach, ni à ceux qui, pour ser­vir Fran­co, ne cessent de se récla­mer du dan­ger de guerre et des néces­si­tés de la défense occi­den­tale. C’est l’opinion de ces com­bat­tants clan­des­tins qu’il faut faire connaître parce que, seule, elle peut indi­quer la limite sur laquelle nous nous tenons tous et que, en ce qui nous concerne, nous ne lais­se­rons pas fran­chir. C’est pour­quoi je vou­drais que ma voix fût bien plus forte qu’elle n’est et qu’elle par­vînt direc­te­ment à ceux dont c’est la tâche de défi­nir la poli­tique occi­den­tale en fonc­tion de la réa­li­té pour leur por­ter des décla­ra­tions sans ambi­guï­tés du res­pon­sable du plus puis­sant mou­ve­ment clan­des­tin espa­gnol. Ces décla­ra­tions dont je cer­ti­fie l’origine et l’authenticité sont courtes. Les voi­ci : « Par les cou­tumes, la culture, la civi­li­sa­tion, nous appar­te­nons au monde occi­den­tal et nous sommes contre le monde orien­tal. Mais Fran­co res­tant au pou­voir, nous ferons ce qu’il faut pour empê­cher qu’aucun homme jamais ne prenne chez nous les armes pour l’Occident. Nous sommes orga­ni­sés pour cela. »

Ceci est une réa­li­té que les réa­listes de l’Occident feront bien de médi­ter. Et non pas seule­ment en ce qui concerne l’Espagne. Car le com­bat­tant qui parle ici, et dont la vie aujourd’hui est un per­pé­tuel dan­ger, est le frère d’armes de cen­taines de mil­liers d’Européens qui lui res­semblent, qui sont déci­dés à lut­ter pour leurs liber­tés et cer­taines valeurs d’Occident, qui savent aus­si que toute lutte sup­pose un mini­mum de réa­lisme, mais qui ne confon­dront jamais réa­lisme et cynisme et qui ne pren­dront pas les armes pour défendre l’Occident avec les Maures de Fran­co et la liber­té avec les admi­ra­teurs de Hit­ler. Il y a là en effet une limite qui ne sera pas dépas­sée. Pen­dant près de dix ans, nous avons man­gé le pain de la honte et de la défaite. Au jour de la déli­vrance, au som­met de la plus grande espé­rance, nous avons appris de sur­croît que la vic­toire aus­si était tra­hie et qu’il nous fal­lait renon­cer à quelques-unes de nos illu­sions. À quelques-unes ? Sans doute ! Après tout, nous ne sommes pas des enfants. Mais non point à toutes, mais non point à notre fidé­li­té la plus essen­tielle. Sur cette limite clai­re­ment tra­cée se tient en tout cas l’Espagne qui, une fois de plus, nous aide à voir clair. Nul com­bat ne sera juste s’il se fait en réa­li­té contre le peuple espa­gnol. Et s’il se fait contre lui, il se fera sans nous. Nulle Europe, nulle culture ne sera libre si elle se bâtit sur la ser­vi­tude du peuple espa­gnol. Et si elle se bâtit sur cette ser­vi­tude, elle se fera contre nous. L’intelligent réa­lisme des poli­tiques occi­den­taux abou­ti­ra fina­le­ment à gagner à leur cause cinq aéro­dromes et trois mille offi­ciers espa­gnols et à s’aliéner défi­ni­ti­ve­ment des cen­taines de mil­liers d’Européens. Après quoi, ces génies poli­tiques se congra­tu­le­ront au milieu des ruines. À moins que les réa­listes entendent réel­le­ment le lan­gage du réa­lisme et com­prennent enfin que le meilleur allié du Krem­lin n’est pas aujourd’hui le com­mu­nisme espa­gnol, mais le géné­ral Fran­co lui-même et ses sou­tiens occidentaux.

Ces aver­tis­se­ments peut-être seront inutiles. Mais pour le moment, et mal­gré tout, il reste une petite place pour l’espérance. Que ces aver­tis­se­ments soient faits, qu’un com­bat­tant espa­gnol ait pu tenir le lan­gage que j’ai dit et cela prouve au moins que nulle défaite ne sera défi­ni­tive tant que le peuple espa­gnol, comme il vient de le prou­ver, garde sa force de com­bat. Para­doxa­le­ment, c’est ce peuple affa­mé, asser­vi, exi­lé de la com­mu­nau­té des nations qui est aujourd’hui le gar­dien et le témoin de notre espé­rance. Lui du moins, bien dif­fé­rent en cela des chefs de M. Creach, est vivant, souffre et lutte. Il l’est à ce point qu’il embar­rasse les théo­ri­ciens du réa­lisme qui affir­maient que ce peuple son­geait d’abord à sa tran­quilli­té. Il y son­geait si peu qu’il a fal­lu que ces théo­ri­ciens jettent du lest. Les jour­naux où s’exprime labo­rieu­se­ment aujourd’hui ce qui pré­tend être l’élite euro­péenne se sont éver­tués à expli­quer le phé­no­mène des grèves espa­gnoles d’une manière qui lais­sait intactes les vraies forces du régime fran­quiste. Leur der­nière trou­vaille est que ces grèves ont été favo­ri­sées par la bour­geoi­sie et l’armée. Mais ces grèves ont été faites d’abord par ceux qui tra­vaillaient et souf­fraient, voi­là la véri­té. Et si comme il est pos­sible des patrons et des évêques espa­gnols y ont vu une occa­sion d’exprimer, sans payer de leur per­sonne, leur oppo­si­tion, alors ils ne sont que plus mépri­sables d’avoir comp­té sur la peine et le sang du peuple espa­gnol pour dire ce qu’ils étaient inca­pables de crier eux-mêmes. Ces mou­ve­ments ont été spon­ta­nés et cet élan garan­tit la réa­li­té des décla­ra­tions de notre cama­rade et fonde le seul espoir que nous puis­sions nourrir.

Gar­dons-nous de croire que la cause répu­bli­caine vacille ! Gar­dons-nous de croire que l’Europe ago­nise ! Ce qui ago­nise, de l’Est à l’Ouest, ce sont ses idéo­lo­gies. Et l’Europe peut-être, dont l’Espagne est soli­daire, n’est si misé­rable que parce qu’elle s’est détour­née tout entière, et jusque dans sa pen­sée révo­lu­tion­naire, d’une source de vie géné­reuse, d’une pen­sée où la jus­tice et la liber­té se ren­con­traient dans une uni­té char­nelle, éga­le­ment éloi­gnée des phi­lo­so­phies bour­geoises et du socia­lisme césa­rien. Les peuples d’Espagne, d’Italie et de France gardent le secret de cette pen­sée, et le gar­de­ront encore pour qu’il serve au moment de la renais­sance. Alors le 19 juillet 1936 sera aus­si l’une des dates de la deuxième révo­lu­tion du siècle, celle qui prend sa source dans la Com­mune de Paris, qui che­mine tou­jours sous les appa­rences de la défaite, mais qui n’a pas encore fini de secouer le monde et qui pour finir por­te­ra l’homme plus loin que n’a pu le faire la révo­lu­tion de 17. Nour­rie par l’Espagne et, en géné­ral par le génie liber­taire, elle nous ren­dra un jour une Espagne et une Europe, et avec elles de nou­velles tâches et des com­bats enfin à ciel ouvert. Ceci du moins fait notre espoir et nos rai­sons de lutter.

Cama­rades espa­gnols, en disant cela je n’oublie pas, croyez-le bien, que, si quinze années sont peu de choses au regard de l’histoire, les quinze années que nous venons de pas­ser ont pesé d’un ter­rible poids sur beau­coup d’entre vous, dans le silence de l’exil. Il y a quelque chose dont je ne sais plus par­ler, pour l’avoir trop dit, et c’est le désir pas­sion­né qui est le mien de vous voir retrou­ver la seule terre qui soit à votre mesure. Ce soir encore, je sens l’amertume qu’il peut y avoir à ne vous par­ler que de luttes et de com­bats renou­ve­lés au lieu du juste bon­heur auquel vous avez droit. Mais tout ce que nous pou­vons faire pour jus­ti­fier tant de souf­frances et de morts, c’est de por­ter en nous leurs espoirs, de ne pas faire que ces souf­frances aient été vaines et que ces morts soient soli­taires. Ces quinze années impla­cables qui ont usé tant d’hommes à la tâche et ont for­gé quelques autres dont c’est le des­tin que de jus­ti­fier les pre­miers. Si lourd que cela soit, c’est ain­si que les peuples et les civi­li­sa­tions s’élèvent. Et après tout, c’est vous, c’est de l’Espagne en par­tie, que quelques-uns d’entre nous avons appris à se tenir debout et à accep­ter sans défaillance le dur devoir de la liber­té. Pour l’Europe et pour nous, sou­vent sans le savoir, vous avez été et vous êtes des maîtres de liber­té. Ce dur devoir qui n’en finit plus, c’est à notre tour main­te­nant de le par­ta­ger avec vous, sans défaillance et sans com­pro­mis­sion. Là est votre jus­ti­fi­ca­tion. J’ai ren­con­tré dans l’histoire depuis que j’ai l’âge d’homme beau­coup de vain­queurs dont j’ai trou­vé la face hideuse. Parce que j’y lisais la haine et la soli­tude. C’est qu’ils n’étaient rien quand ils n’étaient pas vain­queurs. Pour être seule­ment, il leur fal­lait tuer et asser­vir. Mais il est une autre race d’hommes, qui nous aide à res­pi­rer, qui n’a jamais trou­vé d’existence et de liber­té que dans la liber­té et le bon­heur de tous et qui puise par consé­quent jusque dans les défaites des rai­sons de vivre et d’aimer. Ceux-là, même vain­cus, ne seront jamais solitaires.

17 juin 1953

N’appartenant à aucun par­ti, et fort peu ten­té pour le moment d’entrer dans aucun, il me semble que ce serait don­ner son sens à notre réunion de ce soir si je par­ve­nais à rendre claires en quelques phrases les rai­sons qui m’ont conduit à cette tri­bune. Pour bien situer ces rai­sons, il faut dire avant toute chose que les évé­ne­ments de Ber­lin ont sus­ci­té dans cer­tains milieux une assez ignoble joie qui ne peut être la nôtre. Au moment où, après deux ans d’agonie, les Rosen­berg étaient conduits à la mort, la nou­velle qu’on tirait sur les ouvriers de Ber­lin-Est, loin de faire oublier le sup­plice des Rosen­berg comme l’a ten­té la presse qu’on appelle com­mu­né­ment bour­geoise, ajou­tait seule­ment pour nous au mal­heur obs­ti­né d’un monde où un à un, sys­té­ma­ti­que­ment, tous les espoirs sont assas­si­nés. Quand « le Figa­ro » parle avec élo­quence du peuple révo­lu­tion­naire de Ber­lin, il nous don­ne­rait à rire si le même jour « l’Humanité » fus­ti­geant ce qu’elle appelle comme au bon temps « les meneurs » ne nous met­tait devant les yeux la tra­gé­die où nous vivons et la double mys­ti­fi­ca­tion qui pros­ti­tue jusqu’à notre langage.

Mais si je crois impos­sible que les émeutes de Ber­lin fassent oublier les Rosen­berg, il me semble bien plus affreux encore que des hommes qui se disent de gauche puissent essayer de dis­si­mu­ler dans l’ombre des Rosen­berg les fusillés alle­mands. C’est pour­tant ce que nous avons vu et ce que nous voyons tous les jours, et c’est pour­quoi jus­te­ment nous sommes ici. Nous y sommes parce que si nous n’y étions pas, per­sonne appa­rem­ment par­mi ceux dont c’est la voca­tion pro­cla­mée de défendre le tra­vailleur n’y serait. Nous sommes ici parce que les ouvriers de Ber­lin risquent d’être tra­his après avoir été tués, et d’être tra­his par ceux-là mêmes dont ils pou­vaient espé­rer la solidarité.

Quand on se pré­tend voué à l’émancipation des tra­vailleurs, le sou­lè­ve­ment d’ouvriers qui, en Alle­magne, en Tché­co­slo­va­quie, refusent que leurs normes de tra­vail soient aug­men­tées et qui en viennent logi­que­ment à récla­mer des élec­tions libres, démon­trant ain­si à tous les intel­lec­tuels dyna­miques qui leur prê­chaient le contraire que la jus­tice ne peut se sépa­rer de la liber­té, ce sou­lè­ve­ment et la grande leçon qu’il entraîne, et la répres­sion qui l’a sui­vi ; oui, ce sou­lè­ve­ment ne méri­tait-il pas quelques réflexions ? Ne méri­tait-il pas, après tant de posi­tions pro­cla­mées à tort et à tra­vers, une affir­ma­tion ferme et claire de soli­da­ri­té ? Quand un tra­vailleur, quelque part au monde, dresse ses poings nus devant un tank et crie qu’il n’est pas un esclave, que sommes-nous donc si nous res­tons indif­fé­rents ? Et que signi­fie alors que nous inter­ve­nions pour les Rosen­berg si nous nous tai­sons devant Gœttling ?

C’est pour­tant la démis­sion à laquelle nous avons assis­té ; et c’est pour­quoi autant que l’indignation, c’est le dégoût qui nous fait par­ler ce soir. En ce qui me concerne en tout cas, il m’a sem­blé qu’on ne pou­vait pas avoir la conscience tran­quille à si peu de frais. J’admire et j’envie, bien enten­du, l’heureuse faci­li­té avec laquelle cer­taine presse de gauche et ses col­la­bo­ra­teurs ont neu­tra­li­sé, le mot est juste, la tra­gé­die de Ber­lin. J’admire que, dès le pre­mier jour, nos organes du pro­grès aient si spon­ta­né­ment dis­cer­né que les mani­fes­ta­tions de la Sta­lin Allee avaient été ins­pi­rées par le gou­ver­ne­ment russe. Cette ingé­nieuse expli­ca­tion s’est trou­vée un peu obs­cur­cie à par­tir du moment où les balles ont fau­ché les mani­fes­tants du Krem­lin. Mais elle avait réus­si déjà à brouiller quelques idées. Après quoi, il a suf­fi de quelques maquillages typo­gra­phiques pour exi­ler en page trois la nou­velle la plus impor­tante qu’on ait reçue depuis des années. J’admire encore qu’un jour­na­liste ait pu conclure un récit des évé­ne­ments de Ber­lin, qu’il avait vus sur­tout par per­sonnes inter­po­sées, en nous aver­tis­sant que le départ des Russes, aban­don­nant les Alle­mands à eux-mêmes, lais­se­rait le champ libre à des atro­ci­tés plus sinistres encore que celles qu’a vues notre Libé­ra­tion. On peut s’émerveiller en effet que la seule leçon qu’il nous faille tirer des émeutes de Ber­tin est que nous aurions dû, en somme, pleu­rer sur le départ de Hit­ler. Ce n’est plus enfin de l’admiration, mais une sorte de consi­dé­ra­tion res­pec­tueuse que j’éprouve devant ce jour­na­liste d’un heb­do­ma­daire, sup­po­sé de gauche, qui, à l’occasion d’une rela­tion des mêmes évé­ne­ments, a pu écrire sans blê­mir qu’il fal­lait admi­rer la dis­ci­pline et le sang-froid des troupes russes.

Mais enfin mal­gré toute cette admi­ra­tion il y a au moins un argu­ment dont il me semble qu’on ne peut se conten­ter ; celui qui consiste à dire que nous ne sommes pas suf­fi­sam­ment ren­sei­gnés. Car, après tout, on n’est jamais qu’à moi­tié ren­sei­gné sur ce qui se passe dans les régimes tota­li­taires, quels qu’ils soient. Et, faut-il alors que la dic­ta­ture seule soit sous­traite au juge­ment de l’opinion publique parce que seule elle se refuse à infor­mer l’opinion publique ? Et faut-il se taire sur toutes les Bas­tilles sous pré­texte que leurs pri­son­niers ne sont pas reliés direc­te­ment et par un fil spé­cial aux direc­teurs de nos jour­naux ? Le fait que les évé­ne­ments qui nous occupent se soient pas­sés à quelques pas du sec­teur occi­den­tal a seul empê­ché qu’ils ne soient entiè­re­ment camou­flés. Sans cela nous aurions igno­ré cette émeute ou nous ne l’aurions apprise que comme nous avons appris les révoltes en Tché­co­slo­va­quie, peu à peu, à tra­vers les murs épais des polices et des pri­sons. Mais ces évé­ne­ments se sont dérou­lés sous des yeux des Ber­li­nois, sous une camé­ra hol­lan­daise aus­si, et nous ne pou­vons plus igno­rer qu’il s’est agi d’abord, et quelle que soit l’exploitation que des deux côtés on ait vou­lu en faire, d’une révolte ouvrière contre un gou­ver­ne­ment et une armée qui se vou­laient au ser­vice des ouvriers. Et si nous n’en étions pas suf­fi­sam­ment per­sua­dés les dis­cours du gou­ver­ne­ment de Ber­lin-Est nous le confir­me­raient. Ceux qui après cela disent publi­que­ment qu’ils ne sont pas suf­fi­sam­ment ren­sei­gnés, je les mets au défi de se le dire eux-mêmes, dans la soli­tude, à l’heure de la véri­té. Dès lors, l’obscurité qui pèse sur cer­taines régions de la révolte, l’ignorance où nous sommes du sort de mil­liers d’hommes, il est indigne de les uti­li­ser au pré­ju­dice des seules vic­times. Si cette igno­rance accuse quelqu’un, ce sont les auteurs de la répres­sion, non les révol­tés. Car enfin c’est cela qu’il faut dire, qui pour moi est la condam­na­tion der­nière, qu’aujourd’hui même des hommes sont encore tués pour avoir crié la liber­té ouvrière, et que pour­tant nous ne sau­rons jamais leurs noms. Mais parce que ces vic­times à jamais res­te­ront ano­nymes, faut-il les liqui­der une fois de plus, et cette fois dans notre mémoire ? Nous savons seule­ment qu’ils sont des tra­vailleurs dres­sés pour la défense de leur condi­tion et parce que nous ne savons même pas leurs noms, vous en tire­riez pré­texte pour les faire encore plus ano­nymes, pour leur refu­ser l’état qui est le leur, leur dis­pu­ter leur titre de tra­vailleur et même, chaque fois qu’il est pos­sible, les désho­no­rer en les trai­tant de canailles et de fascistes ?

Non, c’est, cette besogne que nous refu­sons de ser­vir, c’est pour com­pen­ser un peu cette répu­gnante cui­sine que nous sommes tous ici. Et pour éclai­rer enfin en une phrase les rai­sons de notre pré­sence à tous, il faut dire que devant les tra­vailleurs alle­mands et tchèques réduits main­te­nant au silence, nous refu­sons qu’il puisse nous être crié un jour : « Ils les ont assas­si­nés et vous, vous les avez enter­rés honteusement. »

J’ai peu de choses à ajou­ter pour clô­tu­rer cette réunion. Bien des choix déci­sifs ont été faits par cha­cun d’entre nous depuis la Libé­ra­tion. Mais aujourd’hui devant l’événement le plus grave qui se soit pro­duit depuis cette Libé­ra­tion, voi­ci, à mon sens l’heure du choix défi­ni­tif. Il me paraît impos­sible que des hommes qui se disent atta­chés à la digni­té et à l’émancipation des tra­vailleurs puissent, par leur silence, accep­ter l’exécution d’ouvriers dont le seul crime est de s’être dres­sés contre une condi­tion maté­rielle insup­por­table. Ni les uns ni les autres n’avons pu empê­cher cette tra­gé­die, cela est vrai. Mais la répres­sion n’est pas arrê­tée et nous pou­vons encore, par la mani­fes­ta­tion de notre opi­nion, peser, si peu que ce soit, sur la suite. Lorsque les pre­miers signes d’antisémitisme sont appa­rus à l’Est, c’est l’indignation spon­ta­née de ceux qui, à l’Ouest, n’étaient pas seule­ment des par­ti­sans qui, d’une cer­taine manière, a démon­tré aux gou­ver­ne­ments popu­laires qu’ils ne pou­vaient pas lais­ser s’établir cette per­ver­sion. Et c’est pour­quoi, avec vous tous, je m’adresse à ceux dont nous n’avons pas oublié qu’ils furent nos cama­rades pour leur dire : quand même nous ne sau­ve­rions qu’une vie de tra­vailleur alle­mand dans les jours qui viennent, cette vie vau­drait la peine que nous soyons réunis et elle vaut la peine que ceux au moins qui se sont tus parlent main­te­nant et nous aident à la sau­ver. Ne pré­fé­rez pas vos rai­son­ne­ments et vos rêves à cette misère qui crie vers nous depuis deux semaines, n’excusez pas le sang et la dou­leur d’aujourd’hui sur la consi­dé­ra­tion d’un ave­nir his­to­rique qui sera pri­vé de sens au moins pour ceux qu’il aura tués. Croyez-nous, pour la der­nière fois, quand nous vous disons qu’aucun rêve d’homme, si grand soit-il, ne jus­ti­fie qu’on tue celui qui tra­vaille et qui est pauvre. Per­sonne ne vous demande de rien renier de ce que vous croyez ou vou­lez. Mais au nom même de la véri­té que vous pré­ten­dez ser­vir, récla­mez seule­ment avec nous cette com­mis­sion d’enquête où seront repré­sen­tées toutes les cen­trales syn­di­cales et qui ser­vi­ra du moins de média­teur dans un drame dont l’enjeu n’est pas la socié­té idéale dont vous dis­pu­tez et dont vous rêvez pour un jour encore invi­sible ; mais la ter­rible mort dont des humi­liés sont mena­cés aujourd’hui même pour avoir cru, comme le Marx dont on leur par­lait tous les jours, que l’égalité ne pou­vait et ne devait pas se pas­ser de la liberté.

Albert Camus

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