La Presse Anarchiste

Correspondance

Zurich,
le 2 novembre 1960

Cher
Jean Bloch-Michel,

Je
lis à l’instant votre « Lettre de Paris » dans
Tem­po pre­sente sur le mani­feste des 121 et le procès
Jean­son. Je dois vous le dire tout de suite : je me sens beau­coup plus
proche de vos ana­lyses que du point de vue de nos amis ita­liens, trop
pré­oc­cu­pés, me semble-t-il, de don­ner rai­son en bloc
aux hommes, cer­tai­ne­ment de bonne volon­té, mais qui ne
brillent pas tou­jours par le dis­cer­ne­ment, autour des­quels vient —
il faut le dire : grâce à eux — de se cris­tal­li­ser un
pre­mier mou­ve­ment de résis­tance aux méthodes les plus
inquié­tantes de ce régime de la Ve que vous et moi
n’avons pas vou­lu condam­ner dès le prin­cipe, mais qui
évi­dem­ment de plus en plus achève de tout à fait
gas­piller le cré­dit que l’on avait pu s’astreindre, ou se
rési­gner à lui accorder.

Mais
il est deux points sur les­quels vous me sem­blez contri­buer, sans le
vou­loir, à la confu­sion qui fausse les juge­ments en la
matière :

1.
Le mani­feste, au contraire de ce que vous écri­vez, n’est pas
un appel à l’insoumission ni à l’aide au
FLN. Je l’ai en ce moment sous les yeux (en Suisse, on a pu le
publier sans ris­quer les foudres judi­ciaires) et constate qu’il se
contente de dire — tout en lais­sant entendre, c’est vrai, qu’il
les approuve — que ceux qui choi­sissent l’une ou l’autre de ces
deux déci­sions le font pour des rai­sons res­pec­tables. S’il
en était autre­ment, si, veux-je dire, il y avait incitation,
les pour­suites, comme, res­tant logique avec vous-même, vous le
dites aus­si  — seraient chose nor­male (non pas, bien sûr,
ain­si que vous vous en expli­quez, les sanc­tions professionnelles
éga­le­ment visées, avec rai­son, par le télégramme
à Mal­raux de Silone, Chia­ro­monte, Mora­via, Pio­vene, L. Venturi
et Vittorini).

2.
Avec les auteurs mêmes du mani­feste, avec nos amis italiens,
avec éga­le­ment la jus­tice mili­taire — tout le monde
là-des­sus semble s’accorder étran­ge­ment — vous
pré­sen­tez sous le même éclai­rage et le refus de
par­ti­ci­per à la guerre, de la part de ceux qui décident
d’être insou­mis, et la déci­sion, tout au contraire, de
la faire, mais du côté du FLN. C’est exac­te­ment ce que
M. J. J. Schrei­ber, poli­ti­cien bour­geois s’il en fut, encore qu’à
pré­ten­tions de « gauche », écri­vait tout
uni­ment dès avant le pro­cès du réseau et la
rédac­tion du mani­feste : l’insoumission et le sou­tien au FLN
sont, énon­çait-il comme un axiome, une seule et même
chose. Il n’est que trop nor­mal qu’un tel point de vue s’affirme
dans notre pays de vieille cen­tra­li­sa­tion et de tra­di­tion jacobine.
On croi­rait relire Cle­men­ceau : « qui n’est pas avec nous est
contre nous » ou les fameuses accu­sa­tions de « faire le jeu
de l’ennemi » qui per­mirent à ces héri­tiers du
jaco­bi­nisme qu’étaient et sont les dis­ciples de Lénine
de mon­ter tous leurs pro­cès de sor­cel­le­rie. Mais si cela est
nor­mal chez les auto­ri­taires de toutes nuances, avouons que ce l’est
moins de la part d’intellectuels pro­tes­ta­taires ou de ceux qui,
soit pour les approu­ver tout à fait soit, comme vous-même,
en cri­ti­quant leurs pos­sibles erreurs, leur témoignent, bien
nor­ma­le­ment, leur sym­pa­thie. Or, pour moi qui, vous le devi­nez bien,
ai tou­jours pen­sé que le droit à l’insoumission n’est
pas une chose qu’on reven­dique, mais que l’on prend, c’est
pré­ci­sé­ment, dans le mani­feste, cette assi­mi­la­tion du
refus d’obéissance et du por­tage des valises des terroristes
d’en face qui m’eût empê­ché de le signer.
Comme c’est elle qui me paraît com­pro­mettre la portée
morale et poli­tique du sur­saut de conscience de ceux des jeunes qui
ne rejoignent pas leur uni­té. Alors que le sou­tien du FLN —
qui implique que l’on se fasse sur lui les naïves illusions
contre les­quelles s’éleva si jus­te­ment Camus, ou que l’on
voie dans son exis­tence, comme Jean­son — et, depuis, Sartre — une
occa­sion de pous­ser à l’on sait trop bien quelle catastrophe
soi-disant béné­fique — ne donne que trop facilement
pré­texte aux gens « bien », même quand ceux
qu’ils accusent n’en peuvent mais, de crier à la trahison.
 — Un mou­ve­ment comme celui des étu­diants, de la jeu­nesse en
géné­ral et des syn­di­cats non asser­vis à la CGT
ne peut espé­rer contri­buer à rap­pro­cher la fin de cette
guerre absurde — et c’est cela qui compte — qu’à la
condi­tion de se dis­tan­cer des jusqu’au-boutistes à l’envers
qui, très sou­vent par une géné­ro­si­té mal
com­prise, aident le GPRA à per­sé­vé­rer dans son
bel­li­cisme à tout prix.

Sans
comp­ter le résul­tat, non seule­ment juri­dique mais bien plus
encore humain que pour­rait avoir un esprit de refus ain­si jailli non
point tant de belles consi­dé­ra­tions abs­traites que du tragique
même de l’événement — et conçu en
dehors de toute com­pro­mis­sion avec l’autre camp :
la
recon­nais­sance, enfin admise, et qui va déjà de soi
dans tant de pays de tra­di­tion pro­tes­tante où la liberté
reste un plu­ra­lisme, des motifs de conscience et de rai­son au nom
des­quels l’éternel sus­pect, je veux dire l’individu, peut
et même, en telles cir­cons­tances don­nées, se doit de ne
pas accep­ter la ser­vi­tude des armes.

Si
l’on pou­vait en arri­ver à ce com­men­ce­ment de
déto­ta­li­ta­ri­sa­tion (par­tielle) de nos démocraties
encore encras­sées de des­po­tisme gré­gaire, tant de
mal­heurs qui, depuis six ans, déso­lent l’Afrique auraient
fina­le­ment un peu ser­vi et la liber­té en général
et les liber­tés (au plu­riel) des peuples (éga­le­ment au
plu­riel) d’Algérie.

Et
c’est essen­tiel­le­ment pour essayer de sou­te­nir la cause liée
à ce fra­gile espoir que j’ai tenu à vous soumettre
ces remarques (dont je me per­mets d’envoyer copie à
Chia­ro­monte), me disant aus­si qu’elles pour­ront peut-être au
moins contri­buer à cla­ri­fier, ne fût-ce que
rela­ti­ve­ment, l’un des plus angois­sants pro­blèmes de cette
époque déri­soire, dont les pires tra­gé­dies sont
déci­dé­ment tou­jours à base de malentendus.

Bien
ami­ca­le­ment à vous.

J.
P. Samson

La Presse Anarchiste