La Presse Anarchiste

Lectures

Les
présentes notes, ou dis­ons plutôt notules, vu leur
brièveté due au manque de place et encore plus, de
temps, n’ont aucune pré­ten­tion à l’actualité
immé­di­ate, la plu­part des ouvrages qui en font l’objet
n’étant rien moins que des vient de paraître. C’est
peut-être un incon­vénient. Mais aus­si bien n’a‑t-on
jamais eu ici l’ambition de faire con­cur­rence à la rubrique
ailleurs inti­t­ulée « le livre de la semaine ».

En
tout cas, le pre­mier des ouvrages à sig­naler dans cette trop
rapi­de revue de lec­tures n’est pas de ceux qui risquent de vieillir
dans l’espace d’une sai­son. Il s’agit de Jésus et
Israël,
de Jules Isaac (Fasquelle, édi­teur). L’ancien
com­pagnon du jeune Péguy social­iste y fait preuve, en dépit
de ses qua­tre-vingts ans, d’une jeunesse d’intelligence et d’une
puis­sance de tra­vail que le mar­tyre de sa femme et de sa fille,
assas­s­inées par les nazis, l’ont fait décider de
met­tre au ser­vice du meilleur com­bat qui se puisse entreprendre
con­tre la sanglante sot­tise anti­sémite, à savoir
l’analyse et l’exposé de cette folie col­lec­tive (c’est
le sujet d’un autre grand livre d’Isaac, Genèse de
l’antisémitisme)
et, d’autre part, de cette vérité
de fait que Jésus est, non seule­ment de nais­sance mais encore
de pen­sée, fils du peu­ple juif. Si même on est moins
porté que l’auteur à don­ner une impor­tance capitale
au Nazaréen, rien ne devrait mieux con­tribuer que sa
démon­stra­tion à délivr­er ceux qui se disent
chré­tiens des préjugés anti­juifs si longtemps
entretenus par l’Eglise, puis par les Etats qui se réclament
du chris­tian­isme. A titre d’exemple : la dévo­tion dite
chré­ti­enne représente la dis­per­sion du peu­ple juif,
soi-dis­ant con­séc­u­tive à la prise de Jérusalem
par Titus, comme le châ­ti­ment du déi­cide. Or, la
dis­per­sion du peu­ple juif est un fait accom­pli dès les VIIIe
et VIe siè­cles avant notre ère (à la suite de la
destruc­tion des deux roy­aumes hébreux, en 722 par Sargon
l’Assyrien, en 586 par le Chaldéen Nabu­chodonosor). A
l’époque de Jésus et, à plus forte rai­son, de
Titus la majorité du peu­ple juif ne vivait pas en Palestine.
Et c’est même ce qui ren­dit pos­si­ble la dif­fu­sion du
chris­tian­isme dans le monde, par l’intermédiaire des
com­mu­nautés juives établies au dehors, et dont à
l’origine il était l’affaire pro­pre : une affaire juive
(pp. 155–163).

On
conçoit que, né dans les con­di­tions que l’on sait, le
livre d’Isaac est un livre pas­sion­né. C’est ce qui le rend
si attachant, en même temps que si beau, car la pas­sion qui
l’anime est, non point, ce que l’on com­prendrait tout à
fait, pure­ment affec­tive, mais bien la pas­sion de la vérité.

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Chang­er
la vie,
de Jean Guéhen­no (Gras­set), dans mes sou­venirs de
lec­tures, s’associe secrète­ment, pour moi, à l’œuvre
de l’historien dont je viens de trop suc­cincte­ment par­ler. Et
pour­tant, rien de plus dif­férent quant au sujet, puisque c’est
le réc­it unique­ment per­son­nel de l’enfance et de la jeunesse
de l’auteur — « le seul livre, me con­fi­ait-il en me le
remet­tant, que j’eusse dû écrire ». Mais « changer
la vie », n’est-ce pas aus­si l’ambition de toute grande
reli­gion, très éminem­ment de la religion
judéo-chré­ti­enne ? et l’inspiration human­iste et
humaine d’un Guéhen­no, voi­sine en cela de celle, on le sait
bien, d’un Silone, s’apparente aux promess­es et à
l’attente des prophètes et de l’évangile. Je ne
ferai pas de phras­es ni de com­men­taires autour de ce beau livre si
sim­ple. Il vaut mieux en citer ne serait-ce que ces quelques lignes :

« Ma
mère se méfi­ait… Elle eût bien toléré
sur une planchette quelques livres… Mais ce tas de papi­er qui
s’enflait tou­jours lui sem­blait mon­strueux… Je serais un
« bour­geois », un « fainéant », un
« fiérot », comme elle me dis­ait en notre patois…

Tu
peux bien lire et lire. Jamais, entends-tu, jamais tu ne parleras
aus­si bien que ton père.

« Et
il est vrai, je n’y suis jamais par­venu… « Par­ler aus­si bien
que mon père ? » Qu’entendait-elle par là et que
serait-ce donc ? Ce serait n’être jamais une bête
savante et van­i­teuse. Ce serait ne jamais par­ler selon les livres…
Ce serait ne jamais par­ler pour ne rien dire… être
présent à toute la vie. Ce serait par­ler
tou­jours pour et selon le salut ter­restre de tous les hommes, pour
qu’ils soient un peu heureux et gar­dent la lib­erté et
l’honneur. Alors la vie peut-être chang­erait. »

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Suite
aux Mémoires d’une jeune fille rangée, la
dernière pub­li­ca­tion de Madame Simone de
Beau­voir, La Force de l’âge (Gal­li­mard) n’obéit
cer­taine­ment pas au souhait de Guéhen­no de ne jamais parler
selon les livres. On serait ten­té de dire qu’au
con­traire l’auteur ne fait que cela. Ce serait assez injuste,
cette pure intel­lectuelle — si éton­nam­ment douée pour
tout ce qui ne relève pas de l’art — quelque
inca­pable qu’elle sem­ble être de se découvrir
elle-même autrement que par le détour de l’abstrait,
finis­sant, de fait, par y par­venir. Et si éloigné
que l’on soit de pas mal des idées dont elle s’engoue, on
ne peut qu’estimer la sincérité de son
per­sévérant effort pour com­pren­dre et se libér­er.
— Et puis quel doc­u­ment de pre­mier ordre, d’abord évidemment
sur Sartre, et aus­si sur la genèse, les hardiess­es, les
préjugés de l’intelligentsia dite de gauche.
Le livre a beau être ter­ri­ble­ment long et, voudrait-on dire, ne
nous faire grâce de rien, on ne peut s’en détacher.
« Sans qu’il soit ques­tion, dis­ais-je cet hiv­er à
Silone, d’être d’accord en tout avec une de Beau­voir, on
ne cesse, la lisant, de se ren­seign­er. » Alors l’ami romain,
bien sûr pen­sant aus­si au titre de cette revue :
« Beau­voir et Sartre, oui, fit-il, voilà des témoins. »

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Un
autre témoin — franche­ment antipathique mais de taille :
Céline. Evidem­ment, il faut du courage pour lire Nord
(
NRF), son dernier bouquin, suite à Un château
l’autre,
et, tout comme « Un château…» (pour
ne pas repar­ler de la pire dés­in­té­gra­tion de Nor­mance),
écrit dans le style haché, loque­teux, détraqué
prob­a­ble­ment néces­saire à cet homme aujourd’hui
foudroyé, comme à l’évocation de ce vrai
voy­age au bout de la nuit qu’auront été ses
lam­en­ta­bles jours d’Allemagne. De l’Allemagne aux abois sous les
bom­barde­ments et l’effroyable effon­drement de sa folie. A peu près
aus­si foli­chon à lire qu’un compte-ren­du d’audience du
procès Eich­mann. Mais en ce détraque­ment même, la
maîtrise de Céline reste entière. Que cela nous
plaise ou non, il est le seul qui, dans la prose de ce temps noir,
sou­ti­enne la com­para­i­son avec cette autre cat­a­stro­phe de génie :
Jean Genet. — Et puis, il y a de ces ren­con­tres. Songer que
l’apocalypse alle­mande a trou­vé là pour témoin
pareil écrivain, et français, et que le bled où
on l’a plan­qué (sous les bombes) est à deux pas de
Neu­rupin, ville natale de cet autre Français (ou à peu
près, encore que de langue alle­mande et de surcroît
nation­al­iste prussien) que fut le seul vrai romanci­er de l’ancienne
Alle­magne, Theodor Fontane, dont avec l’ironie qu’on devine
Céline décrit, encore debout sur l’une des immenses
places où le « grand » Frédéric
fai­sait défil­er ses grenadiers, l’effigie solen­nelle et
bour­geoise­ment pépère… A croire que, comme celle
d’Hamlet, la folie de notre his­toire a, elle aus­si, de la méthode.

Au
fait : cette prose, à des titres si divers, résolument
inno­va­trice d’un Genet ou d’un Céline n’enrichit-elle
point nos let­tres de cet apport d’inédit qu’en prose comme
en poésie leur eût peut-être déjà
imposé un Cen­drars — s’il avait tra­vail­lé ; ce
mal­heureux Cen­drars dont, faute de con­trôle de soi, il ne nous
reste plus, comme j’osais à mon cœur défen­dant le
sug­gér­er plus haut, que l’absence ?

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Qu’à
côté de telles muta­tions (qui sont bien autre chose que
l’illégitime recherche du nou­veau pour le nou­veau) et de
l’authentique con­quête sur l’inconnu, avant elles informe,
qu’elles représen­tent, une lit­téra­ture spontanément
fidèle aux valeurs de tou­jours : sérieux de
l’interrogation des êtres, beauté non voy­ante d’une
langue encore nour­rie du meilleur de la tra­di­tion, human­isme — même
chré­tien, mais non cléri­cal — ait droit à
l’existence et nous puisse val­able­ment repos­er et con­sol­er des
con­fu­sions à la mode, c’est ce que fait bien voir un roman,
déjà rel­a­tive­ment ancien (1958), de Pierre-Hen­ri Simon,
Por­trait d’un offici­er (édi­tions du Seuil).
L’histoire de cet aris­to­crate et offici­er de méti­er que
l’horreur et surtout l’indignité des guer­res coloniales
amè­nent à don­ner sa démis­sion, pose sans éclat
mais aus­si sans défail­lance, avec compréhension,
sym­pa­thie, fer­meté dans la mod­éra­tion, les problèmes
que le mal­heur des temps a ren­dus si angois­sants pour les jeunes
hommes d’aujourd’hui. Un très remar­quable livre.

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Si
l’ouvrage de P.-H. Simon n’est pas sans par­fois évo­quer le
meilleur Vigny de « Servi­tude et Grandeur », un autre livre
non moins étranger aux fluc­tu­a­tions de la mode, nous fait
enten­dre une voix, elle aus­si, de haut lig­nage : de Madame de Sévigné
à Vau­ve­nar­gues et à cette part de Chateaubriand la plus
secrète et la moins asservie à l’obsession de se
met­tre en scène, nom­breux sont, non point les modèles
(mot dan­gereux, car on se représen­terait alors, fort
inex­acte­ment, un manque d’originalité vraie) mais les
par­rainages de ce Je vous écris… de Mar­cel Arland
(Gras­set), qui a toutes les chances d’être son chef‑d’œuvre,
et même un chef‑d’œuvre tout court. On a autant de gêne
à essay­er de par­ler de ce livre que l’on en éprouverait
à faire des phras­es après la lec­ture de tel poème
qui vous est allé droit au cœur. Rien, en ces pages d’un
moral­iste poète, de com­plaisam­ment sen­ti­men­tal. C’est même
tout le con­traire, dic­tées qu’elles sont par l’ennemi juré
de la sen­ti­men­tal­ité : le sen­ti­ment. Et l’intelligence. Après
les avoir lues, on se dit que la présence peut être un
présent, et le don d’écrire, un destin.

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L’important
essai de René Girard, Men­songe roman­tique et Vérité
romanesque
(Gras­set), est peut-être, comme me le dis­ait le
philosophe Lucien Gold­mann en me le recom­man­dant chaude­ment, « un
très beau livre ». Seule­ment, voilà, dès le
début je suis tombé sur un pas­sage comme celui-ci : « Don
Qui­chotte a renon­cé, en faveur d’Amadis, à la
prérog­a­tive fon­da­men­tale de l’individu : il ne choisit plus
les objets de son désir, c’est Amadis qui doit choisir pour
lui. Le dis­ci­ple se pré­cip­ite vers les objets que lui désigne,
ou sem­ble lui désign­er, le mod­èle de toute chevalerie.
Nous appellerons ce mod­èle le médi­a­teur du
désir…» Oh que tout cela est donc dit légèrement
et sans appuy­er. Penser aus­si que le chapitre où fig­urent ces
lignes, le pre­mier, s’intitule « Le désir
tri­an­gu­laire ». Et comme, bien enten­du, dans la suite du livre,
ne cessent de revenir ces gen­til­less­es en tri­an­gles, médiations
et autres gra­cieusetés à réjouir le cœur des
médecins de Molière, on ne peut s’empêcher de
penser : quel dom­mage, si l’ouvrage recèle — et c’est
bien pos­si­ble — quelque sub­stan­tifique moelle, qu’il soit écrit,
comme le pre­mier traité venu de M. Gaë­tan Picon, dans ce
jar­gon de la cri­tique dite philosophique, qui ressem­ble, en plus
triste — et dire que par-dessus le marché l’auteur ose se
référ­er à Cer­van­tès ! — à la
rhé­torique de ces romans de cheva­lerie con­tre lesquels le
grand Espag­nol par­tit en guerre. N’en croirait pas ses yeux le
valeureux et vengeur pein­tre satirique de nos ridicules et de toutes
les nuées. — Encore un des coups de la mode.

J.
P. S.


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