La Presse Anarchiste

Périodiques

Ici,
nous ne sommes pas sou­vent d’accord avec Robert Louzon, dont, comme
j’ai eu plus d’une fois l’occasion de le dire à Pierre
Monat­te, la lucid­ité trop sou­vent sim­pli­fi­ante (c’est
presque une con­tra­dic­tion dans les ter­mes), engen­dre si fréquemment,
en dépit de toutes les qual­ités de l’homme,
par­al­o­gismes et juge­ments spé­cieux. Mais cette fois-ci, il
faut recon­naître que le fécond polémiste et
fidèle mem­bre du « noy­au » de la Révo­lu­tion
pro­lé­tari­enne
vient de faire preuve d’une perspicacité
qua­si vision­naire. Dans un arti­cle écrit le 8 avril (R. P.
d’avril 61), Louzon, tout comme s’il avait déjà
pressen­ti et le putsch mil­i­taire du 22 et la consécutive
recrude­s­cence du « con­tre-ter­ror­isme » à laquelle
nous n’avons pas fini d’assister, inti­t­u­lait l’une de ses notes
« La sec­onde guerre d’Algérie est commencée »,
et disait :

« La
guerre qui a débuté dans l’Aurès en novembre
54 est une guerre de la pop­u­la­tion algéri­enne indigène
con­tre l’Etat français et elle peut être appelée
la pre­mière guerre d’Algérie ; bien qu’elle soit
sans doute encore assez loin d’être ter­minée il a
suf­fi cepen­dant qu’on puisse en entrevoir la fin, il a suf­fi qu’il
soit ques­tion de pour­par­lers de paix et qu’on ait envisagé
la pos­si­ble créa­tion d’un Etat algérien pour qu’une
sec­onde guerre ait aus­sitôt com­mencé : celle des
Européens d’Algérie con­tre la pop­u­la­tion algérienne,
la guerre des « pieds noirs » con­tre les « bicots ».

« Pour
qui con­naît tant soit peu l’Algérie, il est
inimag­in­able que, non point seule­ment les « ultras », les
« activistes », comme on se plaît à dire, mais
la qua­si-total­ité des Européens d’Algérie ne
réagisse avec la dernière vigueur le jour où un
Etat algérien, c’est-à-dire un Etat où la
pré­dom­i­nance appar­tiendrait néces­saire­ment aux neuf
mil­lions d’indigènes et non au mil­lion d’Européens,
serait institué.

« Aus­si
bien le pro­lo de Bab-el-Oued que le riche colon de la Mitid­ja ou de
l’Oranais se refuseront à être admin­istrés et
gou­vernés par des « troncs de figu­ier» ; cela serait
pour eux un véri­ta­ble sac­rilège ; ils s’y refuseront
avec la même vio­lence et en déploy­ant le même
fanatisme que ceux dont seraient capa­bles les Afrikan­ders de l’Orange
ou du Trans­vaal si on voulait leur impos­er un Etat régi par
les Cafres ! »

*
* * *

Sur
la plu­part des ques­tions qui nous ont tous agités et angoissés
ces derniers mois : man­i­feste des 121, portée et leçons
de la grève belge, crise con­go­laise, interprétation
à don­ner au dernier référen­dum, etc., il n’est
pas exagéré de dire que les Cahiers du socialisme
lib­er­taire
ont été à peu près la
seule pub­li­ca­tion qui ait con­stam­ment évité toute
dém­a­gogie. Gas­ton Lev­al, leur ani­ma­teur, sans une seule fois
faire bon marché des motifs humains en cause, ne se permet
jamais, comme tant de plumi­tifs dits de gauche n’y ten­dent que trop
générale­ment, de les utilis­er — et ce serait
cepen­dant si facile — à des fins de pro­pa­gande au ser­vice de
ses pro­pres idées. Sa foi, bien plus grande que n’est la
mienne (je l’avoue sans en être fier) dans les possibilités
d’une réal­i­sa­tion des grands principes de l’idéal
lib­er­taire, ne l’empêche pas — et peut-être l’y
aide-t-elle ? — de voir les choses comme elles sont ni de subodorer
aus­si tout de suite les manœu­vres des « appareils »
tou­jours si prompts, les beaux masques, à nous les présenter
à leur manière. C’est à pro­pos de lui que De
Smet dis­ait récem­ment dans L’Ordre libre : « le
seul qui, sur le Con­go, écrive des choses raisonnables ».
Et il est de fait qu’en ce temps où l’absence de scrupule
des oppor­tunismes ne le dis­pute en incon­sis­tance qu’aux
automa­tismes de fidél­ités tout abstraites ou aux
vati­c­i­na­tions d’un roman­tisme sen­ti­men­tal, Lev­al et sa revue (trop
peu dif­fusée bien sûr) sem­blent être là
pour nous rap­pel­er cette chose aujourd’hui presque toujours
oubliée : le bon sens de la raison.

*
* * *

Dans
la revue vien­noise Forum (mai 61), G. N., à pro­pos du
procès Eich­mann, écrit :

« Devant
le tri­bunal com­para­is­sent aus­si tous les Alle­mands (et Autrichiens)
pour avoir, dans leur pays, lais­sé régn­er cette honte ;
et com­para­is­sent aus­si les démoc­ra­ties occi­den­tales, dont la
tiédeur empêcha de sauver des mil­liers et des milliers
de vic­times ; comme est égale­ment au banc des accusés le
com­mu­nisme sovié­tique, qui, pré­cisé­ment à
l’occasion du procès Eich­mann, inten­si­fie sa campagne
anti­sion­iste et pour lequel ce ne sont pas les nazis mais les juifs
qui sont les vrais coupables (v. à ce sujet l’article publié
par la Nou­velle Gazette de Zurich du 15 avril).»

Mais
on ne saurait trop insis­ter sur la pré­cieuse con­tri­bu­tion à
la con­nais­sance du grand écrivain autrichien Her­mann Broch que
con­stitue la par­tie majeure de ce même cahi­er de Forum,
com­posée à l’occasion du 10e anniver­saire de la
mort du romanci­er philosophe dont l’œuvre, avec celles de Kaf­ka et
de Musil, représente l’un des apports fon­da­men­taux de
l’Autriche à la prise de con­science, tout ensemble
prob­lé­ma­tique et créa­trice, que, sous toutes les
lat­i­tudes, s’efforcent d’être, en la per­son­ne de leurs plus
hardis pio­nniers, les let­tres vivantes. A des textes de Daniel Brody
(qui pré­side à l’édition des œuvres complètes
de Broch au « Rhein-Ver­lag », Zurich), de Mme Doris
Stephan, de Joseph Strel­ka font suite six let­tres inédites
adressées par Her­mann Broch à Friedrich Torberg,
l’actuel rédac­teur en chef de Forum. — Entre
toutes, cette cita­tion de Broch devrait être longuement
méditée : « Dich­tung legit­imiert sich in der
meta­ph­ysis­chen Evi­denz, die den Men­schen erfüllt und zu der sie
vorstösst, wenn die ratio­nalen Mit­tel des Denkens hinzu nicht
reichen. »
(La poésie [et d’une manière
générale la lit­téra­ture] a sa jus­ti­fi­ca­tion dans
l’évidence méta­physique qui emplit l’homme et à
laque­lle elle parvient là où les moyens rationnels de
la pen­sée y sont insuffisants.)

*
* * *

Il
s’en faut de peu que je ne cherche noise à Pierre Bou­jut. Ce
ne serait pas gen­til, et mal le remerci­er de la page si chaleureuse,
trop généreuse en tout cas, qu’il me con­sacre dans la
Tour de Feu
du mois d’avril. Mais aus­si, cette idée de
me faire fig­ur­er dans un trip­tyque inti­t­ulé « Les petits
prophètes », et dont les deux pre­miers volets sont
con­sacrés à, révérence par­ler, deux veaux
à cinq pattes en com­pag­nie desquels je n’en reviens pas de
me voir ain­si logé. Prophète ? Heureuse­ment, ami Boujut,
que vous com­mencez par écrire que je n’ai jamais prétendu
l’être. Et petit ? Bien sûr, la famil­iar­ité de
votre jeunesse, je sup­pose, avec l’Écriture doit vous faire
paraître l’épithète toute naturelle. Mais
quelque juste qu’elle puisse être, com­prenez que l’on ne
soit pas néces­saire­ment ravi de l’entendre crier sur les
toits. — Bah, sans ran­cune, et mer­ci quand même — merci
surtout pour les grands amis — Mar­tinet, Serge, Camus,
Silone (j’eusse ajouté : Fritz Brup­bach­er) — aux­quels vous
me faites l’honneur de m’associer.

Dans
ce même numéro de la Tour de Feu, out­re la
chronique habituelle de Miatlev (sorte de log­or­rhée quasi
géniale, et par­fois désopi­lante), je tiens à
sig­naler avant tout l’article de Roger Noël-May­er sur la
poésie espag­nole actuelle, en par­tie con­sacré à
ren­dre compte de la pré­face de Claude Couf­fon à la
tra­duc­tion, par celui-ci, du livre de Blas de Otero, « Parler
clair » (En castel­lano) (Seghers, édi­teurs), et de
« Veinte años de poe­sia » de José-Maria
Castel­let. Roger N.-M. se félicite en par­ti­c­uli­er de voir ces
deux ouvrages con­firmer la thèse qu’il s’emploie à
défendre depuis dix ans, à savoir qu’il n’y a pas
solu­tion de con­ti­nu­ité, dans la poésie espag­nole, entre
la généra­tion de Lor­ca et celle d’aujourd’hui. Les
cita­tions qu’il donne, et que l’on voudrait pou­voir reproduire
toutes, sem­blent, pour notre pro­pre joie égale­ment, l’établir
avec évi­dence. Faute de place, ne citons — hélas ! —
que ces quelques lignes de Blas de Otero (dans la tra­duc­tion de
Claude Couffon):

Dieu est mort il y a longtemps, avant-hier. Il sent déjà.
Voici ma voix voiles ten­dues vers l’avenir.
Ma voix guidant ses pas par­mi les ruines,
belle comme un voy­age autour du monde…
Voici ma voix : je vous la laisse, écrite en espagnol.
Espagne, n’oublie pas que nous avons souf­fert ensemble.

Comme
le dit R. Noël-May­er : « Allez donc chercher chez nous des
équivalences ! »

S.


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