La Presse Anarchiste

Spectacles

L’un
des tests les plus affli­geants que nous ayons eu récem­ment de
la sot­tise à quoi peut abou­tir le sur­in­tel­lec­tua­lisme et
l’asservissement à la mode d’une ville comme Paris est
bien le scan­da­leux insuc­cès de la pièce que Daniel
Gué­rin avait tirée du roman de Silone Le Grain sous
la neige,
si intel­li­gem­ment mise en scène au Théâtre
de l’Alliance fran­çaise par Mau­rice Jac­que­mont. Je dois
l’avouer, ce n’est pas sans appré­hen­sion que je m’étais
ren­du au spec­tacle, le carac­tère pro­fon­dé­ment intérieur
du livre me parais­sant peu pro­pice à une transposition
dra­ma­tique (et cette crainte ne lais­sait pas d’être renforcée
par le sou­ve­nir d’un essai plu­tôt mal­heu­reux du même
genre ten­té, avec le même roman par Silone en une pièce
inti­tu­lée Et il se cacha, repré­sen­tée
naguère en alle­mand à Zurich ; pour­quoi, me disais-je,
faut-il que ce soit tou­jours « Le grain…» que l’on
mette à la scène alors que l’on a tant de peine à
com­prendre que des œuvres comme, par exemple, Fon­ta­ma­ra ou
Le Secret de Luc
n’aient encore trou­vé per­sonne qui les
porte au théâtre ou à l’écran?). On peut
donc m’en croire : si contre mon attente, je me suis tout de suite
sen­ti gagné par l’authenticité du texte de
l’adaptation créée par Gué­rin, par la
sobrié­té des tableaux et par le jeu par­fait de
presque tous les acteurs — Nico­las Bataille, dans le rôle de
Pie­tro Spi­na, était admi­rable, Jac­que­mont, dans celui de Simon
la Fouine, éton­nant de jus­tesse, et, dans le per­son­nage du
valet Venan­zio, Gey­mond Vital d’un poids ter­rien, d’une présence
rares — oui, si tant de beau tra­vail a eu vite fait de dis­si­per mes
doutes, ce n’est pas parce que, tra­duc­teur du livre et donc
fami­lia­ri­sé avec tout ce qu’il recèle, j’aurais été
seule­ment et naï­ve­ment content d’en retrou­ver sur les planches
l’atmosphère, les détails et les inten­tions. Loin
d’être pour moi une sorte de réca­pi­tu­la­tion, la pièce
vivait d’elle-même et me « repay­sait » bien au-delà
de ce que j’aurais cru pos­sible. Le hasard vou­lait, en effet, que
je me fusse trou­vé, quelques semaines aupa­ra­vant, au cœur des
Abbruzzes, dans le pays même de l’action et, posi­ti­ve­ment, je
« recon­nais­sais » ces Ita­liens mon­ta­gnards si peut rhéteurs
et si proches du mes­sage, qu’il faut dire évangélique,
que Silone nous adresse à tra­vers eux. — Je sup­pose que ce
der­nier point explique en par­tie la bou­de­rie du public. En France,
les lettres s’accommodent très bien, et com­ment ! du
catho­li­cisme, mais une pen­sée d’essence « chrétienne »,
voi­là qui déroute à la fois et les clients du
pape et les esprits forts. Ajou­tez à cela que, pour un
« rené­gat » de l’orthodoxie rouge comme Silone,
les orga­ni­sa­tions dites de gauche qui, en fait, « font » le
suc­cès des œuvres, com­ment dire ? conformes-au-non-conformisme
« offi­ciel », s’abstiennent évi­dem­ment de bouger —
sans comp­ter cer­taines cir­cons­tances exté­rieures qui ont joué
aus­si, comme par exemple le choix du Théâtre de
l’Alliance fran­çaise, depuis long­temps spécialisé
dans le théâtre expé­ri­men­tal pour esthètes ;
or, il est évident que la pièce d’un Silone, les
esthètes s’en foutent et que ceux pour qui elle est faite,
ouvriers de base et intel­lec­tuels non embri­ga­dés, ne prennent
pas spon­ta­né­ment le che­min de la salle du bou­le­vard Raspail. —
Il reste une issue : que la pièce, comme il en est question,
soit tra­duite et don­née en Alle­magne ; après quoi, elle
nous revien­dra, avec toutes les chances d’être un triomphe,
puisque nos badauds de rédac­tions ont, dans notre période
de « gran­deur », pris le pli de por­ter aux nues tout ce
qui, de la phi­lo­so­phie de Hei­deg­ger au théâtre de
Brecht, nous arrive d’outre-Rhin. Une forme comme une autre, en
somme, et pas uni­que­ment fâcheuse, de l’intégration
européenne…

*
* * *

Quelques
amis se sont éton­nés que l’on ait expri­mé ici
un enthou­siasme aus­si total pour le film de Fran­çois Truffaut
Les Quatre cents coups. Selon eux, il y aurait eu quand même
plus d’une réserve à faire. Ce n’est pas sûr,
mais, mal­heu­reu­se­ment, la nou­velle réa­li­sa­tion du même
cinéaste, « Tirez sur le pia­niste », malgré
de nom­breux indé­niables mérites de détail,
ferait plu­tôt mettre en doute sa voca­tion à doter le
ciné­ma d’œuvres vrai­ment exis­tantes. Il y a aus­si un
manié­risme des mau­vaises manières. Soit dit sans
l’intention, qui serait ridi­cule, de décer­ner une bonne ou
mau­vaise note à tel ou tel film, mais parce qu’il nous
semble légi­time de res­ter, si l’on peut dire, à
l’écoute des pro­messes d’un art actuel­le­ment menacé
dans ses œuvres vives. — C’est le même sou­ci de diagnostic
qui nous fera éga­le­ment signa­ler en pas­sant l’anomalie du
suc­cès réser­vé à Zazie dans le métro,
de Louis Malle. Dieu que cette inter­mi­nable mauvaise
plai­san­te­rie, où cer­tains ont vou­lu voir je ne sais quelles
inten­tions méta­phy­siques, était donc assom­mante ! Plus
assom­mante encore que le livre de Que­neau. A pro­pos de Que­neau, c’est
Madame Simone de Beau­voir qui raconte qu’elle-même et Sartre
lui ayant deman­dé ce qu’il devait à son pas­sage dans
le sur­réa­lisme, ils obtinrent cette réponse : « Le
sen­ti­ment d’avoir eu une jeu­nesse. » « Nous l’avons
envié », ajoute-t-elle. Qui connaît l’inféodation
de notre mémo­ria­liste aux plus imper­tur­bables lour­deurs de
l’esprit de sérieux ne peut, ici, que la comprendre.
Mais Que­neau, et tous nos intel­lec­tuels avant tout sou­cieux d’être
ou de res­ter du der­nier bateau devraient bien s’aviser que rien ne
fait plus triste et vieux jeu qu’une jeu­nesse indûment
pro­lon­gée. Que rien non plus ne détourne davantage
(voir la pré­cé­dente note sur la confondante
incom­pré­hen­sion ren­con­trée par la pièce de
Silone) de la saine et nor­male accep­ta­tion de ce qui est simple et
vrai. — Par bon­heur, un film sans grande pré­ten­tion nous
aura du moins prou­vé que l’humain, cela peut quand même
faire des œuvres qui réus­sissent. Je veux par­ler de Pas­sage
du Rhin,
où tout, mais en par­ti­cu­lier Azna­vour, console un
peu de vivre par­mi nos contemporains.

S.

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