La Presse Anarchiste

La communication

D’une
lettre à son ami Paul Géral­dy, écrite pendant
les années noires et tou­chant la ques­tion de la communication,
notre cama­rade Georges Navel a extrait pour nous les pages suivantes.

Saint-Etienne-les-Orgues,
29. 8. 43

[…]
Je ne suis réel­le­ment pas un écri­vain, un de ces hommes
qui peuvent écrire pour un public sans visage, et j’ai pour
ça une extrême gau­che­rie, une grande timi­di­té, je
ne saute l’obstacle, de temps en temps, qu’à coup
d’effort. C’est une affaire, une lente affaire, presque une
affaire à déses­pé­rer. Il me faut le coup de
fouet du « Navel, vous devriez écrire ça »
que vous me don­niez de temps en temps. Le sou­ci d’une œuvre, si
modeste soit-elle, devient de moins en moins pro­fond. Hors de
l’amitié, je suis sans res­sources pour com­mu­ni­quer. Je veux
dire l’amitié intel­li­gente, éclai­rée, car j’ai
de bons copains à qui j’ai peu envie d’écrire, bien
que les lettres soient pour moi quelque chose de vital. L’équivalent
de l’amour, de la pro­me­nade et de la médi­ta­tion. Comme la
pro­me­nade, l’amour, la médi­ta­tion, elles nécessitent
même un état de réveil, une bonne forme physique,
il fau­drait presque me pei­gner, me raser, me bros­ser, mais le plaisir
de se com­mu­ni­quer est si curieux, qu’elles ont en retour aus­si une
action tonique. Si j’étais très mal­heu­reux et que je
sache vous le dire, je ces­se­rais de l’être, et probablement
aus­si si j’étais trop heureux.

Je
ne peux pas écrire à un ami avec lequel je ne suis pas,
et nous ne sommes pas ensemble sans par­ler. En marge de la vie, les
conver­sa­tions de ce genre dont les lettres ne sont en somme que le
rési­du sont un de ces biens pré­cieux qui ne sont pas
encore cata­lo­gués. Etre au vif de soi-même, par moments,
être témoin aus­si et accom­pa­gné d’un « voilà
qui inté­res­se­rait Géral­dy ». Plai­sir de la
décou­verte et de la conver­sa­tion, soli­tude qui n’en est plus
une. Au bout de ça, une lettre qui tra­hit plus ou moins. Il y
a beau­coup de faits dans la vie, des inci­dents, des sou­cis, des
aven­tures, mais plus que ça, c’est un long mono­logue de la
conscience, le plus vrai, le long rêve et ce qu’elle murmure
à côté. Elle se pro­mène, elle s’attrape
à un tas de trucs, elle confond même les trucs avec
elle-même, elle se délivre, il me semble qu’une
cer­taine déli­vrance est dans le sen­ti­ment d’une présence
éveillée, d’une com­pa­gnie qu’elle se redonne dans
son rêve, et de la conver­sa­tion qui se noue sur tous ces trucs
de la vie dont il s’agit de recon­naître le caractère,
que ce soit l’amour ou la poé­sie de la culture du hari­cot et
même les déboires pra­tiques. Mais le caractère
pro­fond du mono­logue inter­rom­pu, de cette conver­sa­tion, c’est le
plai­sir qu’elle donne, d’être du clair sur du vague, et de
la com­pa­gnie dans l’isolement, c’est sur­tout son détachement.
Elle est toute au moment, les lettres ne sont que des signes,
impor­tants comme tous les signes mais qui après avoir fait
leur tra­vail de signes peuvent finir au feu ou en cha­peau de
gen­darme. Vous ne croyez pas ? Le risque des conver­sa­tions à
dis­tance, c’est de débor­der, de tour­ner au mono­logue, au
jour­nal, alors que la com­pa­gnie est leur fond…

Les
Pel­le­grin ont pen­dant les vacances un gosse qui garde leurs vaches.
Il a onze ans. C’est un lycéen. Cor­neille sous le bras ou un
cahier. Le der­nier était pour une pièce en cinq actes.
Au bout du pre­mier acte, le cahier était égaré.
Il vient de com­men­cer un jour­nal, dédié à une
petite fille loin­taine, son amie. Raids sur le sucre, ciga­rettes de
maïs fumées clan­des­ti­ne­ment, mépris pour
« Cour­gette », une fillette que nous avons avec nous, il
consigne tout. Je lui ai don­né de grands encouragements.

« Réveil.
J’en ai marre de gar­der les vaches, de toute cette vie, mais après
le déjeu­ner, les bonnes tar­tines, le café au lait, le
beurre, je suis de bonne humeur, il fait beau. »

Le
jour­nal d’un gosse peut être une chose éton­nante, je
le lui ai dit. Il consigne ça dans son cahier qu’il
m’apporte le lendemain :

« Georges
m’a dit que je pou­vais pas­ser à la postérité
comme Racine et Cor­neille, puis il m’a par­lé tel­le­ment qu’il
avait la salive aux coins de la bouche. »

Je
pro­teste : « Je ne t’ai pas dit ça comme ça. Tu
me fais par­ler comme un imbé­cile et un fou furieux avec de la
salive, qui bave. Je ne t’ai pas dit non plus : Ne prends pas des
feuilles de cahier pour fumer tes maïs, tiens je te don­ne­rai du
vrai papier à ciga­rettes, et l’histoire sur la dan­seuse n’a
pas été ame­née comme ça, ton père
croi­ra que je te fais fumer, que je te parle des femmes comme à
un adulte, tu deviens dangereux. »

Puis
je lui dis encore :

« Moi
aus­si je vais faire un journal. »

« Mais
vous n’aurez rien à mettre. Je repique des poireaux,
j’arrache des hari­cots, ça sera vite dit. »

« Et
la vie inté­rieure, alors. Ce matin, mes hari­cots avec leurs
feuilles pour­ris­santes, la lumière un peu blême ; ça
sen­tait l’automne comme dans un bois, autant que si j’avais été
avec un che­val avec des feuilles jusqu’au ventre à me
bala­der dans la forêt de Chan­tilly. Et cette odeur donne un
curieux sen­ti­ment d’attente, une sorte de miel de mélancolie…
d’attente amou­reuse, c’est du Wat­teau qui entre dans les veines.
Et puis je peux dire la fraî­cheur du corps le matin, le plaisir
de se dépla­cer même avec des gestes utiles. Qu’est-ce
que tu crois, on peut dire beau­coup de choses avec les hari­cots. On
n’est jamais chaque jour le même. Aujourd’hui, c’est le
28 août, il y a un an qu’il n’y a pas eu le 28 août.
Et celui-ci ne res­semble pas à celui-là de l’année
dernière. »

Georges
Navel

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