La Presse Anarchiste

La poésie

Il faut en prendre notre par­ti — qui n’est pas le sien — Ara­gon dans ses trois der­niers recueils, Le Roman inache­vé, Elsa, Les Poètes (tous trois à la NRF), prouve une fois de plus qu’il est un très grand poète.

Dans le lyrisme actuel, il est de plus har­dis cher­cheurs, mais dont la recherche, presque tou­jours, abou­tit à cet anéan­tis­se­ment de la poé­sie que consti­tue sa condam­na­tion, de plus en plus, à l’incommunicable. Et certes, on peut com­prendre ceux qui, tout comme Proust disant que si les plus beaux poèmes du 19e siècle ne sont peut-être pas de Bau­de­laire, Bau­de­laire n’en est pas moins le plus grand poète du 19e siècle, se sentent plus d’affinités avec la poé­sie en puis­sance de tel ou tel de nos don­neurs d’énigmes qu’avec la poé­sie en acte du chantre du Crève-Cœur.

Et l’on peut éga­le­ment com­prendre les esprits qui, accou­tu­més par les fidé­li­tés du cœur et de la mémoire à mettre au-des­sus de tout la suprême dis­cré­tion d’un Vil­drac ou d’Eluard, regrettent que le miracle — car c’en est un — de la com­mu­ni­ca­tion retrou­vée s’accompagne, chez Ara­gon, de tant de vir­tuo­si­té, voire de pro­pen­sion au pas­tiche [[Sur cette ques­tion des pas­tiches aux­quels Ara­gon éprouve, un peu trop sou­vent peut-être, le pen­chant de se livrer, je confes­se­rai ron­de­ment que je ne lui en fais aucun reproche. C’est Goethe qui a dit que ceux d’entre nous qui ne savent pas que nous sommes tous des sal­tim­banques sont de bien dis­tin­gués per­son­nages. Non seule­ment je trouve par­fai­te­ment légi­time de prendre plai­sir au côté par­fois caf’conc’ que, très consciem­ment, cultive l’auteur de tant de chan­sons qui ne boudent même pas le bout-rimé, mais un pas­tiche évident peut en outre, chez lui, deve­nir réus­site ; qu’on lise, par exemple, le poème sur les bou­ti­quiers (« C’est un sale métier que de devoir sans fin…»); pour moi, c’est véri­table délice (un peu vicieux, je l’admets) que de retrou­ver là, en ces années-ci, le pur vitriol de Laurent Tailhade.]].

Mais que l’on veuille bien lire seule­ment ces quelques vers :

Connais­sez-vous la rose-lune
Connais­sez-vous la rose-temps
L’autre res­semble autant à l’une
Que dans le miroir de l’étang
L’une à l’autre se reflétant…

Toutes les roses que je chante
Toutes les roses de mon choix
Toutes les roses que j’invente
Je les vante en vain de ma voix
Devant la Rose que je vois

Je l’avouerai : devant pareille per­fec­tion, j’envoie pro­me­ner toutes les réserves.

Comme je les envoie pro­me­ner — éga­le­ment les poli­tiques — quand, dans Le Roman inache­vé, je relis le poème « A Guen­dri­kov per­eou­lok nous étions tous ensemble assis » :

Com­ment trou­ver les mots pour expri­mer cette chose poignante
Ce sen­ti­ment en moi dans la chair ancré qu’il pleuve ou qu’il vente
Que tout ce que je fais tout ce que je dis tout ce que je suis
Même de l’autre bout du monde aide ce peuple ou bien lui nuit
Et nuit à mon peuple avec lui Crains ah crains jusque dans tes rêves
Quand l’outil pèse qu’on sou­lève d’agir comme un bri­seur de grèves…

Bien sûr, il n’y a rien de plus clair que cette pro­fes­sion de foi, rien non plus de plus ren­sei­gnant sur les consé­quences de confor­misme à tout prix quelle implique et que mon devoir — ma foi — est de com­battre. Mais outre que la sin­cé­ri­té n’en fait point de doute, elle est ici, cette croyance — tout comme l’imbuvable foi de Clau­del (Etiemble a fort bien mon­tré ces rap­ports) — trans­fi­gu­rée — non : incar­née en poésie.

Par­lant ici poé­sie, il n’y a pas d’autre critère.

Et puis, quand je me remé­more ces deux autres vers, si émou­vants d’être sèche­ment prosaïques :

Com­ment cou­rir avec ce cœur qui bat trop vite
Que s’est-il donc pas­sé La vie et je suis vieux

je me dis qu’une sorte de sagesse — qui l’eût jamais cru du « for­ce­né qui chaque nuit (atten­dit) l’aube » ? — se lève de ces trois livres. Une sorte de retour sur soi — et à soi. Que nous sommes loin — heu­reu­se­ment — de l’Aragon qui écri­vait Les Com­mu­nistes, ce long pen­sum dont la lec­ture ame­na je ne sais plus lequel de nos amis à faire entrer, à com­bien juste titre alors, dans l’«école du sui­cide » l’ancien auteur des chefs‑d’œuvre qui s’intitulaient, par exemple, Les Voya­geurs de l’impériale ou Auré­lien. Depuis, à l’étonnement de l’ami Nadeau j’ai quant à moi dit ailleurs l’étrange résur­rec­tion du sui­ci­dé avec cet autre chef‑d’œuvre — inat­ten­du — de La Semaine sainte. Sur le plan poé­tique, les trois recueils signa­lés ici marquent, à mon sens, la même reprise de conti­nui­té de talent, pour ne pas dire, et cepen­dant ce ne serait pas dire trop, de génie.

S.

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