La Presse Anarchiste

Mes rencontres avec Lucien Jacques

 

Ori­gi­naire
d’un vil­lage de l’Argonne, il avait cueilli les fraises des bois
quelques prin­temps avant de deve­nir un enfant de Paris où sa
famille était venue habi­ter. Son père était
cor­don­nier, phi­lo­sophe en échoppe, grand bou­qui­neur à
la veillée comme le cor­don­nier de Manosque, le père de
Gio­no. Sur les bancs d’une école du XVe Lucien jusqu’au
cer­ti­fi­cat s’était trou­vé assis, auprès de son
copain Hen­ri Pou­laille, fils d’un charpentier.

Plus
tard, le nom de la rue de leur école, source de culture peu
connue, avait le même effet qu’Oxford ou Cam­bridge ; à
défaut de pou­voir citer le lycée Louis-le-Grand ou
Hen­ri-IV aux gens curieux de savoir où ils avaient fait leurs
études, en emprun­tant l’air snob, les deux amis s’amusaient
à répondre : C’était à Lacordaire.

Appren­ti
typo sans doute puisqu’il pou­vait pra­ti­quer assez bien ce métier,
puis tra­vaillant pour des déco­ra­teurs, le peintre s’était
for­mé en sui­vant les cours du soir. S’il aimait lire
Mon­taigne et Vil­lon, il avait lu aus­si les livres du père
Kro­pot­kine et appro­ché les milieux libertaires.

Assis
dans ma brouette, à l’ombre du mûrier des
Neuf-Fon­taines, Lucien coif­fé de son béret de berger
alpin et filant la laine de ses mou­tons pour se tri­co­ter des
chaus­settes ou un chan­dail, m’avait racon­té certains
épi­sodes amu­sants de sa vie au régi­ment, un bel
après-midi des années noires.

Conscrit
de la classe 12, le jeune artiste avait son­gé à un
départ pour l’étranger avant de rejoindre la caserne
avec beau­coup d’hésitation. L’amitié d’un aristo,
son capi­taine, col­lec­tion­neur de toiles et admi­ra­teur d’Isadora
Dun­can, dont Lucien avait été le secré­taire, lui
valut le pri­vi­lège de n’être occu­pé que par des
tra­vaux de déco­ra­tion. La Bel­gique enva­hie, le peintre devint
brancardier.

Pour
oublier dans la vie simple et sous le beau ciel les cris des petits
gars qu’il avait vu mou­rir, le cau­che­mar ter­mi­né il était
venu habi­ter Saint-Paul, près de Vence. J’avais connu son
nom par les cahiers des « Humbles » ou « L’Outil et
la Plume » après la paru­tion de « La Pâque
dans la Grange », poèmes du fan­tas­sin-bran­car­dier, cris
de révolte et de pitié ; quelques années après
« Le Feu » de Barbusse.

« La
Colombe d’or » était encore une modeste auberge
fré­quen­tée par des pay­sans et des artistes pauvres.
Paul Roux l’aubergiste savait faire de très beaux bouquets
et il aimait la pein­ture, accep­tait une toile en paie­ment des
jour­nées de pen­sion. Lucien pei­gnit pour son auberge quelques
pan­neaux offerts main­te­nant à la vue des ban­quiers et des
vedettes du ciné­ma. En ces années-là, dans ses
« Cahiers de l’artisan », Lucien publia les vers d’un
jeune poète de Manosque, employé de banque, puis lui
écri­vit pour l’encourager à se faire connaître.
Après quelques échanges épis­to­laires, Lucien
Jacques ren­con­tra Jean Gio­no qui, fai­sant l’envoi d’un récit
à la revue « Com­merce » sur ses indi­ca­tions, allait
vive­ment éveiller l’attention des édi­teurs. A son
tour, en 1938, sur les conseils de Jean Gio­no, Lucien s’était
déci­dé à faire publier par la NRF les « Carnets
de Moles­kine », un bon livre, ses notes de jeune sol­dat en
détresse.

C’est
en 1939 que j’ai connu Lucien en pas­sant au Conta­dour avec Pierre,
un ami de jeu­nesse. Après les cerises à Solliès,
les pêches à Fré­jus, nous avions grimpé
jusqu’à Bar­ce­lon­nette à vélo par petites
étapes. Pour l’embauche aux foins, c’était trop
tôt. Sur un chan­tier des cimes, où les gars
tra­vaillaient à la construc­tion d’un fort, en juillet
c’était le pôle nord. Aux bat­teuses de Perthuis,
per­son­nel au com­plet, c’était trop tard. Enfin à
Cavaillon, dix heures par jour nous avions occu­pé nos bras au
col­ti­nage des cageots de tomates pour un expé­di­teur. La
quin­zaine pas­sée, c’était le moment de s’en aller
cou­per les lavandes. Embau­chés par un pay­san de
Saint-Satur­nin, nous avions eu encore quelques jours de liberté
avant d’être à son ren­dez-vous un matin. A Sault où
nous avions ache­té notre maté­riel de cou­peurs, mon
copain lyon­nais m’avait pro­po­sé d’aller au Contadour.

La
légende créée par les jour­na­listes vou­lait que
Jean Gio­no eût fon­dé là une sorte de phalanstère,
un vil­lage de cent cin­quante habi­tants qui pra­ti­quaient le retour à
la terre. Curieux de les connaître, Pierre avait choi­si ce but
de balade.

Lucien
Jacques nous accueillit comme s’il était joyeux de notre
arri­vée inat­ten­due. Il n’y avait qu’une ving­taine de
per­sonnes dont un astro­nome et sa famille, quelques tentes autour de
la grange, à côté d’un petit enclos le jardin
du poète pour ses fleurs et ses patates. La ber­ge­rie des
Graves était depuis quelques étés le lieu de
ren­dez-vous des amis de Lucien Jacques et des plus fer­vents lecteurs
de Jean-le-Bleu. Heu­reux de pou­voir ren­con­trer Gio­no, qui venait là
pas­ser quelques jours pen­dant leurs vacances, étu­diants et
ins­ti­tu­teurs, méde­cins et avo­cats se retrou­vaient ou liaient
connais­sance dans ce haut-lieu à fleur de ciel, haut-lieu de
bon­heur et d’amitié. Pen­dant deux jour­nées, Lucien et
moi nous avions beau­coup par­lé ; balades, corvées
d’épluchages, le temps avait filé. Alfred, poète
et gars du bâti­ment, répa­rait le toit de la grange. Mon
copain l’avait aidé en balan­çant d’en bas les
tuiles neuves. Nous étions par­tis à regret un beau jour
d’août, trois semaines avant la mobi­li­sa­tion. En décembre,
Pierre qui avait quit­té son régi­ment, Alfred qui ne
s’était pas ren­du à son centre mobi­li­sa­teur, eurent
la sur­prise de se retrou­ver ensemble à la pri­son Saint-Paul à
Lyon.

* * *

Venu
de Banon à Manosque par le car à gazo-bois, Lucien
dînait dans une bonne auberge au menu maigre où figurait
le ruta­ba­ga. Atta­blé là, je n’avais pas reconnu
immé­dia­te­ment le peintre vêtu en tou­riste : pan­ta­lon de
golf, chaus­settes de laine blanche, chan­dail épais de la même
laine au col débor­dant d’une confor­table veste grise. Visage
colo­ré, rayon­nant de san­té d’un homme bien reposé
et aéré par un séjour en haute mon­tagne, d’un
déli­cat qui prend la vie du beau côté. Son teint,
sa mine conte­naient du soleil et d’heureuses éner­gies. Le
sym­pa­thique quin­qua­gé­naire à petite mous­tache poivre et
sel à l’améri­caine ne me rap­pe­lait en rien le
poète aux joues pleines, gars d’une qua­ran­taine d’années
frin­gué en ouvrier agri­cole que près de trois années
plus tôt j’avais ren­con­tré au Conta­dour. La servante
ayant pro­non­cé son nom, nous avions joyeu­se­ment renoué
connaissance.

Fièvre
de Malte, com­pli­ca­tions pul­mo­naires ensuite, Lucien avait été
malade, d’où ce chan­ge­ment qui lui don­nait son âge
réel. Après sa ren­contre, de retour à
Sainte-Maxime, quelques lettres à Lucien, dans la dernière
lettre des détails sur la disette qui régnait sur la
Côte. Sur ses indi­ca­tions je repar­tis pour aller me présenter
à ses amis, fer­miers à Mont­laux. Pierre, fils de
notaire, Paule, ins­ti­tu­trice, étaient deve­nus cultivateurs.
Paule atten­dait son troi­sième enfant. Sachant que sa femme ne
pour­rait guère l’aider, Pierre que ses associés
venaient de quit­ter s’inquiétait de leur trou­ver des
rem­pla­çants, un couple avec ou sans enfants. L’homme
l’aiderait, aux foins et à la mois­son, et s’occuperait des
cultures pota­gères, la femme sur­veille­rait la vadrouille des
deux vaches et des quelques chèvres. Trois semaines de travail
avec eux pour la fenai­son et la ren­trée du four­rage, j’étais
repar­ti pour reve­nir avec ma femme, nos deux bam­bins et notre jeune
nièce.

Logé
à Banon pen­dant l’hiver, Lucien rega­gnait dès les
beaux jours la ber­ge­rie du Conta­dour et de temps à autre
relayait son asso­cié Jus­tin le ber­ger à la garde de
leurs mou­tons. La tra­duc­tion du livre de Mel­ville « Moby
Dick » ayant un vif suc­cès, Lucien sur la part d’argent
qui lui était reve­nue put ache­ter une mai­son de paysans
et son entour de terres dans le voi­si­nage de ses amis, à
Mont­laux, com­mune de trente feux au pied de la mon­tagne de Lure.

Il
n’avait gar­dé que la mai­son, un peu moins délabrée
que les dépen­dances, le pré pour sa chèvre et
Cor­né­lia, son ânesse ché­rie ; le reste revendu
diplo­ma­ti­que­ment fit l’affaire des quelques voi­sins qui captaient
ces biens d’une veuve dis­pa­rue. Pour lui, les limites n’importaient
guère les jours sans mis­tral ou sans vent d’Est il pouvait
cam­per son che­va­let n’importe où, peindre ses aquarelles,
pla­cer dans le beau ciel un vol de pigeons, tra­duire l’acidité
d’une jour­née de prin­temps par la cou­leur du blé en
herbe des vastes ondu­lations des terres aux Durand ou aux
Morard.

Visites
quo­ti­diennes, chez lui, chez nous, repas ensemble, longs bavardages
d’après-midi, veillées chez des voi­sins, il fut le
nôtre pen­dant deux ans.

Il
savait chan­ter d’une voix de trou­ba­dour la chan­son d’un poète-roi
et nasiller les goua­lantes d’une voix lamen­table de joueur d’orgue
de Bar­ba­rie. Res­té gamin, il révé­lait des
talents de clown et d’amuseur, de mime et de dan­seur léger
des pattes en nous accueillant sur son bal­con de vieille pierre pour
un déjeu­ner sous l’auvent. Auteur, d’une chan­son de poilus
il chan­ton­nait « T’en fais pas Bou­boule » en épluchant
la pomme de terre ou sif­flait comme un merle « Ernest
éloi­gnez-vous…». Après le repas il apportait
son gra­mo­phone et quelques disques, Mon­te­ver­di et Vival­di. Audition
tou­jours sui­vie d’une longue contro­verse avec ma femme à
pro­pos de la musique ou des musi­ciens, seul sujet qui semblait
pas­sion­ner Lucien, enjoué, bla­gueur généralement.
Si dans la semaine il avait tra­vaillé nous allions dans son
ate­lier regar­der les nou­velles aqua­relles ou fouiller les car­tons qui
conte­naient celles de la période du Conta­dour, de son séjour
en Ita­lie et de son voyage en Egypte.

Lucien
aimait beau­coup relire à voix haute ses vers sur les malheurs
de Cen­drillon qui une fois de plus deve­naient le mien par la
répé­ti­tion. Sauf sur des faits de la vie quotidienne,
ou des anec­dotes du pas­sé, lui et moi nous avions peu de
sujets d’échanges. Son audience sem­blait si dis­traite que
sou­vent je n’achevais pas la phrase commencée.

A
l’époque où Lucien retou­chait Cen­drillon, il eut la
sur­prise en allant au Conta­dour de ren­con­trer un groupe de maquisards
ins­tal­lés aux Graves, bâtisse dont il était
copro­prié­taire avec Gio­no. Accès sans effrac­tion : à
Manosque Jean Gio­no avait remis les clefs de la ber­ge­rie à un
ami, gars de la Résis­tance dont la fin fut tragique.

De
retour là-haut quelques mois après, un matin où
mili­ciens et sol­dats alle­mands fai­saient flam­ber quelques fermes, —
aux Graves, les maqui­sards, par­tis la veille avaient laissé
des traces de leur pas­sage — Lucien et Jus­tin qui dor­maient sur la
paille d’une ber­ge­rie du hameau furent réveillés par
l’irruption des mili­ciens. Jus­tin avait gar­dé son fusil de
chasse pour tirer sur les lapins, l’arme fut sai­sie et les deux
ter­ro­ristes inter­ro­gés par un offi­cier savaient qu’ils
ris­quaient d’être abat­tus. Les répliques tranquilles
du peintre et du ber­ger eurent sur lui bon effet ; remis en liberté
aus­si­tôt, ils obtinrent de plus la res­ti­tu­tion d’un jambon
déjà dis­pa­ru et d’une cana­dienne, prises de guerre
des miliciens.

Le
poète qui dans un monde en folie tra­vaillait les beaux vers de
son inno­cent poème de Cen­drillon ou des comp­tines pour
enfants, l’aquarelliste amou­reux de la lumière du pays des
aman­diers, pou­vait, digne et sou­riant, regar­der la mort en face, si
ce jour-là ou un autre elle était venue à lui.

Georges
Navel

La Presse Anarchiste