La Presse Anarchiste

Lettre à la Suisse

 

[(Pierre
Bou­jut, l’animateur de « La Tour de Feu », dont on a pu
lire ci-des­sus la « Suite pour un sacre­ment » étant
venu pas­ser quelques semaines en Suisse auprès de moi et de
son fils Michel, m’a don­né à lire cet ancien texte de
son ami Pierre Cha­bert, « Lettre à la Suisse ». Tout
de suite, j’eus envie de le publier. D’abord, parce que c’est
un hom­mage à la terre qui m’a si long­temps ser­vi de refuge,
 — et l’on n’a pas si sou­vent l’occasion de lui témoigner
quelque recon­nais­sance. Ensuite, parce que c’est un docu­ment de la
vision idéa­li­sée — en par­tie légitime
d’ailleurs — qu’au pire des années noires un poète
de France était por­té à se faire du seul pays
(ou presque) alors res­té libre et raisonnable.

S.)]

 

 

Je me rap­pelle une val­lée pure entre des alpages où s’étoilaient des edel­weiss de velours.
Au bas des névés l’eau glis­sait un paraphe sous les passerelles,
Les rho­do­den­drons sai­gnaient sur la four­rure des coteaux par­mi les gen­tianes aux pétales de soleil.
C’était l’époque heu­reuse où nous croyions encore à quelque chose,
Où les mots ne s’étaient bas vidés à la façon des noi­settes malades
Et de l’âme entraî­née hors de ses vannes par une sonate en pas­tel doré de Schu­mann ou tout l’embrouillamini d’une kermesse.
Mais il s’agit de bien autre chose à présent.
Je me sou­viens : un gla­cier, tapis rou­lant de soleil, esca­la­dait vers les Alpes extrêmes
Et par delà s’étendait le pays de l’homme : la Suisse.
Je le savais pour avoir entre­vu Genève et les cygnes du Léman,
Le palais des nations, phare inache­vé de l’Occident.
Les sabots des éco­liers fai­saient vibrer le cris­tal de nos vacances,
Une mousse de neige et de prin­temps éclai­rait un doua­nier en sa gentillesse.
O révé­la­tion d’un pays dans sa grandeur,
Tel un navire avec son grée­ment de sapins, sa voi­lure de neiges éternelles,
Les cimes tri­an­gu­laires qui atten­daient le vent du large
Et ce bas­tin­gage éle­vé d’où l’on voyait l’Europe.
Suisse, bel­vé­dère des nations,
Terre posée dans le voi­si­nage du ciel,
Toi dont l’histoire sort des plus pro­fondes couches géologiques,
Suisse dont le nom res­plen­dit comme une piste de luge au soleil,
Toi qui uses de tes trois langues avec impartialité,
Har­mo­nieuse Babel éclai­rée de tous côtés,
Tu n’as pas besoin de pro­non­cer le nom de Rai­son, ins­crit en lettres de fou­gères dans tes vallées,
Ni la parole qui luit comme l’améthyste au zénith de notre espérance,
Celle que Jean-Jacques silen­cieux redit à madame de Warens,
Que com­posent éter­nel­le­ment les per­venches du lac pour le pro­me­neur solitaire,
Ou sur un rivage exsangue par telle nef armo­riée de la croix de compassion.
Le mot chu­cho­té par un bos­quet de Cla­rens dévot de Julie d’Etanges
Toi dont l’empire est de cha­ri­té, les conquêtes de gratitude,
Asile des infirmes, auberge des réprou­vés, lieu géo­mé­trique des âmes,
Je t’écris d’une contrée déso­lée par sa pas­sion, la terre des cyprès en cagoule, fla­gel­lés par le mis­tral, cava­lier des nuits austères,
O toi qui nous envoie le Rhône comme le plus intra­dui­sible des messages
Et fixes au Lube­ron , au Ven­toux, les arcs-bou­tants de ta basilique.
Suisse atten­tive, puisses-tu me com­prendre à demi-mot,
Décou­vrir Suisse sen­sible des mil­lions de voix dans la mienne
Comme on res­pire sans la voir une flore enfouie dans l’ombre.
Voi­ci que sur ce feuillet la neige s’est mise à tom­ber discrètement
Et je repère dans cette écume céleste un signe de ta présence.

Décembre 1942

Pierre Cha­bert

La Presse Anarchiste