La Presse Anarchiste

Périodiques

Nous
nous en vou­drions de ne pas atti­rer, avant tout, l’attention de
cha­cun sur les frag­ments des Car­nets de Camus (leur texte
inté­gral pour la période 1935 – 1944 paraî­tra sous
peu en librai­rie) publiés dans le numé­ro de septembre
de Preuves, par les soins de Jean Bloch-Michel. Quelle
pré­sence, dans cette sim­pli­ci­té consub­stan­tielle, tout
ensemble, à la luci­di­té et à la poésie.
Il fau­dra en par­ler lon­gue­ment, lorsque le livre tout entier sera
sous nos yeux. Pour le moment, osons, non sans mau­vaise conscience,
quelques nota­tions trop hâtives, toutes provisoires.

D’abord
ceci : comme nous-même, nombre de nos amis seront sans doute
arrê­tés, pour ne pas dire heur­tés par le passage
(p. 15 – 16) où l’homme qui reste, en pro­fon­deur, notre
com­pa­gnon le plus vrai, condamne d’un même mou­ve­ment la
guerre, bien sûr, mais aus­si le refus d’y par­ti­ci­per. « Juger
d’un évé­ne­ment est impos­sible et même immoral
si c’est du dehors », écrit-il. Lisant cela, il faut
son­ger au moment où ce fut écrit : 1939, dès
après l’éclatement de la guerre, période qui
n’était pas seule­ment le com­men­ce­ment d’une guerre,
mais de la guerre contre l’Allemagne hit­lé­rienne. Depuis,
Camus, on le sait de reste, avait pris ses dis­tances d’avec
l’événement et l’«histoire» ; et si les
ido­lâtres de celle-ci ne le lui ont jamais pardonné,
c’est, au contraire, cet appro­fon­dis­se­ment du sens de la liberté
qui nous le rend, à nous, le plus fra­ter­nel. Approfondissement
est d’ailleurs mal dit. Toute l’essence de Camus est déjà
dans ces notes. Dès 37, à Flo­rence, il écrivait :
«… je ne vois pas ce que l’inutilité ôte à
ma révolte et je sens bien ce quelle lui ajoute. »

Mais
trêve à la « pensée ».

Qui,
aujourd’hui, lira sans navrance des lignes comme celles-ci : « Des
vil­lages grou­pés autour de points natu­rels et vivant cha­cun de
sa vie propre… Et de l’homme à l’arbre, du geste à
la mon­tagne, naît une sorte de consen­te­ment à la fois
pathé­tique et joyeux. La Grèce ? non, la Kaby­lie. Et
c’est comme si tout d’un coup, à des siècles de
dis­tance, l’Hellade tout entière trans­por­tée entre la
mer et les mon­tagnes renais­sait dans sa splen­deur antique, à
peine accu­sée dans sa paresse et son res­pect du Des­tin par le
voi­si­nage de l’Orient. »

Ce
que, depuis, nous tous, musul­mans et non-musul­mans, avons fait de son
pays…

* * *

Quand
on a, fût-ce bien insuf­fi­sam­ment, par­lé de Camus,
l’envie vous prend de se taire sur le reste. Mais cette sorte
d’envie-là, l’intérêt du lec­teur exige qu’on
ne se laisse pas aller à en tenir compte.

Signa­lons
donc main­te­nant, en sui­vant doci­le­ment l’ordre chronologique,
celles de nos lec­tures de presse qui nous ont le plus retenu.

Dans
le Figa­ro lit­té­raire du 29 juillet, Robert Kan­ters, qui
a suc­cé­dé à André Rous­seaux à la
rubrique des livres, a don­né sur « Jules Romains par
lui-même » un article, chef‑d’œuvre d’éreintement,
qui est un juste ren­voi à son néant de ce faux grand
homme. (Per­son­nel­le­ment, nous ne plai­de­rions non cou­pable que pour
cer­tains de ses poèmes). Nota bene : nous n’indiquons pas la
chose uni­que­ment à titre de diver­tis­se­ment littéraire
(bien que nous ne cra­chions pas, oh pas du tout, sur ce qui nous
amuse), mais parce qu’il est bon de déblayer le ter­rain des
pseu­do-valeurs et pseu­do-génies, de la vraie vérité
des­quels nous savons aujourd’hui, pour le dire par le titre de
cer­tain roman espa­gnol, que, dans le cas en ques­tion, « cela
s’appelle… l’Aurore…»

* * *

A
la même date, 19 juillet, le Canard enchaî­né, a
publié de Mor­van Lebesque un papier de beau­coup supérieur
à ce que cet excellent chro­ni­queur est obli­gé de pondre
tous les huit jours. L’article s’intitule « Sartre et le
com­po­tier ». On vous fera grâce du détail de la
grande décou­verte de notre grand phi­lo­sophe (dans la revue
Médi­ta­tions)
ins­ti­tuant une hié­rar­chie de
culpa­bi­li­té pour les artistes « non engagés »
dont ceux qui « peignent des com­po­tiers » ne seraient que
les moins blâ­mables, etc. Mor­van Lebesque écrit, et
vrai­ment on aurait envie de l’embrasser : « Depuis longtemps
déjà, de sombres amis de l’humanité nous
enjoignent par décret de l’aimer d’une manière,
d’une seule, la déper­son­na­li­sa­tion et le sacri­fice. Tu veux
peindre des com­po­tiers ? Non, mon petit obs­ti­né, tu peindras
des camps de triage, et si ça ne te plaît pas, tant pis :
l’humanité d’abord. Cela s’appelle « dévouement
à la cause », « prise de conscience », que
sais-je ? En fait c’est la plus vieille dic­ta­ture du monde, celle
que toutes les reli­gions ont fait peser sur l’homme pour l’empêcher
de se mani­fes­ter libre­ment… Et il est à la fois risible et
mons­trueux que les « huma­nistes » athées
d’aujourd’hui prennent la relève des Eglises pour imposer
la même cen­sure au nom de la Foi. Eter­nelle race de prêtres,
qu’elle porte une sou­tane de curé ou un ves­ton de
professeur. »

* * *

Sous
la signa­ture d’Edmond Beau­jon (le lec­teur se rap­pel­le­ra sans doute
une fort belle page du même auteur, naguère reproduite
ici-même), le Jour­nal de Genève du 23 août
conte­nait, sur le sens et la por­tée (scan­da­leuse) du
ver­rouillage de Ber­lin-Est, un remar­quable article intitulé
« Echec à la doc­trine ». La doc­trine, c’est la
mys­ti­fi­ca­tion de la pseu­do-démys­ti­fi­ca­tion de l’être
humain en régime tota­li­taire. Or, la fuite en masse des
Alle­mands de l’Est en démon­trait le caractère
fal­la­cieux, l’échec. De sorte que le ver­rouillage en
ques­tion est à la fois « une mesure parfaitement
appro­priée à l’esprit de la doc­trine » et « en
même temps un coup qu’elle se porte à elle-même » :
quel aveu, en effet, que de bar­rer à ses bien­heu­reux habitants
la porte de sor­tie de leur « paradis » ?

* * *

Dans
Coopé­ra­tion (Bâle), Fran­çois Bon­dy a
exa­mi­né, avec sa per­ti­nence habi­tuelle, la déplorable
affaire de Bizerte, non sans rele­ver au pas­sage que c’est Bourguiba
qui a pris « l’initiative de pro­vo­quer un choc sanglant ».
Mais com­ment a‑t-on pu en venir là ? Bon­dy écrit : « Alors
que tous les alliés de la France tiennent compte, comme il
convient, de la psy­cho­lo­gie par­ti­cu­lière du général
de Gaulle et mul­ti­plient les assu­rances d’admiration à
l’égard de ce chef, la France — en l’occurrence le
géné­ral de Gaulle — ne paraît pas avoir
consi­dé­ré qu’il y avait un problème
psy­cho­lo­gique Bour­gui­ba et qu’il valait la peine de ne pas négliger
l’étude des satis­fac­tions à don­ner à un homme
sus­cep­tible et impul­sif — mais qui avait été jusqu’à
pré­sent un ami pré­cieux. » Et, plus loin : «…
il est per­mis d’admettre que le géné­ral de Gaulle —
qui, pen­dant la guerre, a obte­nu tant de suc­cès inat­ten­dus par
sa constante « rai­deur » — n’est pas un négociateur
souple ni capable d’entrer par l’imagination dans la pensée
et les sen­ti­ments des autres. » Hélas, le bilan des
vic­times est là, et en outre, d’une telle rup­ture, en plus
du « grand des­sein » de la déco­lo­ni­sa­tion africaine
dans la soli­da­ri­té, ce sont les peuples, qui, « sur les
deux rivages de la Médi­ter­ra­née, auront à
souffrir. »

* * *

Dans
ce même article sur Céline (Preuves, sept.) dont
nous avons cru devoir, ci-des­sus, mettre en ques­tion la trop
sou­la­geante thèse fon­da­men­tale, Manès Sper­ber traite
acces­soi­re­ment, mais avec un dis­cer­ne­ment des plus aigus, de ce que
l’on est conve­nu d’appeler le « nou­veau roman » : « la
déshu­ma­ni­sa­tion du « nou­veau roman»… n’est, en
véri­té, que l’expression d’un individualisme
égo­cen­trique, et son effet. On pré­tend vou­loir exi­ler à
jamais l’homme et le rem­pla­cer par des choses émancipées…
Or, on ne réus­sit à rien d’autre qu’à
écar­ter tous les hommes au pro­fit d’un seul être,
exclu­sif et unique comme le serait un dieu : au pro­fit de l’auteur.
Sa voix seule parle ; elle décrit minu­tieu­se­ment un désert
meu­blé artis­ti­que­ment de tri­via­li­tés…» — Sur
ce même sujet, dans Le Monde du 13 sep­tembre, M.
Pierre-Hen­ri Simon a écrit, à pro­pos de « L’Observatoire
de Cannes », roman (?) de Jean Ricar­dou, quelques vérités
ven­ge­resses : « L’ennui, dit-il, étant, devant ce genre
d’ouvrages, la réac­tion habi­tuelle du lec­teur quel­conque, le
cri­tique qui avoue sa fatigue s’expose au grief de conformisme
obtus, et il appelle sur lui le mépris d’une intel­li­gent­sia
aus­si bien four­nie en polé­mistes qu’en théoriciens. »
Avec une cruelle et juste dou­ceur, M. P.-H. Simon note qu’un de ces
nou­veaux augures vient de décla­rer bien haut : « Robe-Grillet
est l’écrivain le plus ori­gi­nal depuis La Bruyère. »
« Et, ajoute alors le cri­tique du Monde, l’on constate,
hélas ! qu’on a vieilli quand on ne se laisse plus éblouir
par ces grands éclairs qui fou­droient trois siècles de
lit­té­ra­ture. Qu’il me soit per­mis de le rap­pe­ler en passant :
la géné­ra­tion qui a décou­vert autour de la
ving­tième année les Grandes Odes, de Clau­del, la
Jeune Parque, Swann
et le Mani­feste du sur­réa­lisme n’a
pas à apprendre que les nou­veau­tés sont difficiles…;
seule­ment, il ne faut pas lui en faire accroire, car elle sait en
outre que toute dif­fi­cul­té n’est pas féconde, que
l’ennuyeux n’est pas néces­sai­re­ment le distingué,
ni l’obscur le pro­fond, ni l’énigme le mys­tère, ni
les mots croi­sés le poème. » — Comme de bien
enten­du, c’est en langue alle­mande que l’on trou­ve­ra l’exposé
le plus com­plet du roman dit « nou­veau », non pas dans un
article, mais dans un livre (que l’auteur nous par­donne donc de la
men­tion­ner ici par­mi les pério­diques, faute, dans ce numéro,
d’une rubrique de « lec­tures »), sous la plume de Mme
Ger­da Zelt­ner-Neu­komm : « Das Wag­nis des französischen
Gegen­war­tro­mans »
(Le défi du roman français
actuel), éd. Rowohlt, Rein­beck-près-Ham­bourg, ouvrage
qui lui a valu cette année les hon­neurs du Col­lège de
France, où elle par­ti­ci­pa à un col­loque sur le thème
en ques­tion. Long­temps secré­taire de la revue zuri­choise « Die
Stil­kri­tik », elle est par voca­tion sen­sible à tout ce
qui est exer­cice de style, et il y a quelque chose de tou­chant dans
la modes­tie avec laquelle elle s’efforce tou­jours d’entrer dans
les rai­sons des écri­vains qu’elle ana­lyse, quitte à
s’abstenir de les juger. Elle est char­mante, Mme Ger­da Zelt­ner, et
a réus­si à deve­nir dans la presse suisse la meilleure
spé­cia­liste du « moderne» ; dom­mage qu’on ne
puisse pas tout à fait évi­ter la crainte qu’éprise
un peu du sphynx elle ne se laisse sou­vent dévo­rer par son
sujet.

* * *

Pour
ceux — nous ne sommes pas tout à fait du nombre (bien
qu’étant des pre­miers à rendre hom­mage à son
élé­va­tion morale) — qui suivent avec pas­sion la
pen­sée sociale et poli­tique du phi­lo­sophe Karl Jas­pers — le
lec­teur fran­çais a eu, entre autres, dans Preuves,
connais­sance de ce qu’il a dit du pro­cès Eichmann,
consi­dé­ra­tions assu­ré­ment éle­vées mais
dont il nous faut bien dire que l’intérêt nous échappe
 — nous ne vou­lons pas man­quer de signa­ler le texte qu’il vient de
consa­crer à la pro­blé­ma­tique du civisme alle­mand. Nous
n’avons vu que la ver­sion ita­lienne (dans Tem­po pre­sente, août
61), parue sous le titre « Il guaio di noi tedes­chi ». Nous
y revien­drons quand nous aurons pu lire l’original. Toutefois,
pro­vi­soi­re­ment, rete­nons-en sur­tout (leçon qui n’est pas
seule­ment pré­cieuse pour les Alle­mands) le cou­ra­geux pro­pos de
dis­tin­guer entre la nation et l’Etat.

* * *

Forum
(Vienne, sep­tembre) publie de notre ami Ber­nard von Bren­ta­no des
« Notes mar­gi­nales » (Lite­ra­rische Mar­gi­na­lien) qui, dans
le demi-som­meil de l’actuelle lit­té­ra­ture alle­mande, ont
toute la fraî­cheur d’un réveil. Roman­cier émérite
 — son « Theo­dor Schind­ler » a paru en français
chez Gras­set dans la tra­duc­tion du regret­té Jean-Paul de
Dadel­sen — Bren­ta­no, auteur en outre de beaux ouvrages
bio­gra­phiques, n’a peut-être rien écrit de supérieur
à son « Jour­nal de lec­ture » (Tage­buch mit Büchern),
rare exemple d’un esprit que sa haute culture libère de
l’idolâtrie des idées reçues, pour le plus
grand bien de la tra­di­tion euro­péenne la plus vivante. Nous le
savions assez gra­ve­ment malade toutes ces der­nières années ;
aus­si n’avons-nous été que plus heu­reux de voir, par
ces « Notes mar­gi­nales » que ses ennuis de san­té ne
l’empêchent pas pour autant de res­ter égal au meilleur
de lui-même et de notre plus pré­cieux bien com­mun à
tous : la lucide conscience des vraies valeurs de l’esprit.

Pour
un sottisier

« Il
existe entre cet homme et le peuple fran­çais une conni­vence de
fait, dont la nature et les moda­li­tés échappent
cruel­le­ment à ceux qui ont per­du depuis long­temps la dimension
mys­tique néces­saire à qui veut s’expliquer la France,
et les Français.

« L’étrange
pays qui est le nôtre a été bap­ti­sé avant
d’être une nation ; nous avons été chrétiens
avant d’être Fran­çais, et ceux d’entre nous qui ne
par­tagent pas cette foi n’en sont pas moins les héritiers
directs par la tra­di­tion com­mune, ou indi­rects par les collatéraux
phi­lo­so­phiques de la Révo­lu­tion. Presque toutes les
par­ti­cu­la­ri­tés de notre carac­tère natio­nal s’expliquent
par cette anté­rio­ri­té en quelque sorte prioritaire
(sic) de Dieu sur César. Elle rend aus­si bien compte de l’élan
gothique de nos cathé­drales pres­sées de s’arracher à
la terre, que de la voca­tion mis­sion­naire de nos prêtres ou de
nos admi­nis­tra­teurs, et des dif­fi­cul­tés que nous avons
tou­jours eues à prendre l’Etat tout à fait au
sérieux. »

(D’un
dénom­mé André Fros­sard, appa­rem­ment rédacteur
en chef du nou­veau Can­dide. — Can­dide, 22 – 29 juin 1961.)

 

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