La Presse Anarchiste

Éphémères

 

Celui-là
était un petit homme brun que, s’il n’avait pas été
dans le train de Vienne et assez expert à jabo­ter l’allemand,
on eût été ten­té de prendre pour un
Ita­lien. Le che­veu fri­sé et un peu gras, avec, dans toute sa
per­sonne, soit dit sans plus pen­ser à la ressemblance
ita­lienne, un air de prose et d’esprit pra­tique mal dissimulé
par un ver­nis de poli­tesse moins gen­tille que tatillonne. Quelconque,
encore qu’à le bien regar­der assez laid. C’était un
ingé­nieur serbe, de Bel­grade, mais, à ce qu’il
m’expliqua tout de suite, venant en Suisse assez souvent,
exac­te­ment à Baden, où la Répu­blique populaire
you­go­slave l’envoie appa­rem­ment étu­dier de près dans
les grands éta­blis­se­ments indus­triels de la BBC
(Brown-Bove­ri), je ne sais quelles machines.

Donc,
nous étions dans le train de Vienne, et il nous fal­lait tous
deux chan­ger en pleine nuit à Schwar­zach. Mais là, le
train alle­mand qui devait nous emme­ner au-delà de la frontière
you­go­slave n’avait pas dai­gné attendre notre convoi fort en
retard. La nuit était aus­si noire que le nom du patelin
(Schwar­zach, eau ou rivière noire), un trou abo­mi­nable. La
seule idée d’y prendre une chambre était à
vous faire tom­ber neu­ras­thé­nique. Autant pro­fi­ter du premier
train omni­bus en direc­tion de Lubé­ni­cé (la première
sta­tion slovène).

Je
passe sur la des­crip­tion de l’invraisemblable wagon dudit omnibus.
Pas de lumière, pas de chauf­fage et dans les premières,
aux­quelles nous avions l’honneur d’avoir droit, pas de
com­par­ti­ment de fumeurs. « Impos­sible même chez nous »,
consta­ta l’ingénieur. Mais pour rien au monde, même
pas pour fumer, il ne fût allé s’asseoir en seconde.
On est d’une démo­cra­tie popu­laire ou on ne l’est pas. Ou
plu­tôt : on est ou on n’est pas de la « nou­velle classe ».

D’autant
plus signi­fi­ca­tif que l’appartenance du per­son­nage à ladite
nou­velle classe découle uni­que­ment de son état
pro­fes­sion­nel. Pur tech­ni­cien, ou pour par­ler leur lan­gage pur
spé­cia­liste, il n’est même pas — il me l’a dit —
membre du par­ti. Ségré­ga­tion toute spontanée,
donc.

Et
que le sui­vant inci­dent allait encore mieux mettre en relief.

De
Lubé­ni­cé, un autre train omni­bus devait nous emmener
vers Lublia­na (Lai­bach), mais il y avait un bat­te­ment de plus d’une
heure. Moi-même, je vou­lais encore deman­der je ne sais plus
quoi à un employé. « Bon, dit mon Serbe en
s’éloignant, nous nous retrou­ve­rons au buffet. »

Buf­fet ?
Buvette plu­tôt, ou du moins c’est ce que je crus d’abord
dans le petit local où j’avalai coup sur coup deux cafés
brû­lants et très conve­nables, presque dignes de
l’Italie, plus un svi­lo­witch fort bien­ve­nu après une nuit
sans som­meil. Assis­tance sym­pa­thique au pos­sible, sur­tout des
che­mi­nots. Et par­lant tous assez natu­rel­le­ment l’allemand (dame,
Slo­vé­nie, Croa­tie, c’est l’ancienne Autriche) pour que je
puisse faire un bout de cau­sette. Mais de l’ingénieur de
Bel­grade, pas trace. — Tou­te­fois, j’avisai un esca­lier dont je
grim­pai les marches, pour débou­cher dans une salle assez
confor­table, le buf­fet des pre­mières de toute évidence.
Et bien enten­du, c’est là que le bon­homme était
installé.

Indes­crip­tible,
son air tout à la fois pei­né et scan­da­li­sé quand
il apprit que je m’étais arrê­té à la
buvette. « Là, fit-il, per­sonne ne prend d’égards. »
Ne se sou­cie d’être bien habillé et un peu propre,
vou­lait-il dire. — Sans commentaire.

Et
je le vois encore, dans l’autre train, un rapide enfin celui-là,
qui, l’après-midi, nous per­mit de repar­tir de Lublia­na, lui
pour Bel­grade, moi pour Zagreb, lier conver­sa­tion avec un
« jour­na­liste com­mer­cial » reve­nant d’Italie, et tous
deux échan­geant leurs cartes de visite. Pas la moindre
dif­fé­rence avec nos bour­geois les plus hommes d’affaires.

* * *

Plus
fin, plus sec que les autres consom­ma­teurs, You­go­slaves tou­jours sur
le point de se lais­ser un peu aller, ou Autri­chiens aux angles
arron­dis, mon voi­sin de table de Lublia­na, lorsque je lui eus adressé
la parole en alle­mand, me répon­dit en un français
impec­cable. A la nuance de la voix bien plu­tôt qu’à la
moindre par­ti­cu­la­ri­té de pro­non­cia­tion, à l’excessive
et spé­ci­fique réserve aus­si de toute sa per­sonne, ma
pre­mière sup­po­si­tion : un pur intel­lec­tuel ici condamné
à quelque déses­pé­rante cor­vée de
fonc­tion­naire, m’abandonna. Et je deman­dai comme on parie :
« Etes-vous Ita­lien ? » « De Trieste. » Puis avec
une sourde insis­tance : « Slo­vène ». Le type même
du « mino­ri­taire » que toute son italianité
d’apparence, et je dirais aus­si de fait, n’empêche pas
d’être per­pé­tuel­le­ment dres­sé contre les
bri­mades. Il était là — c’est veille de Pâques,
jour comme un autre en You­go­sla­vie, mais sa « marâtre »
Trieste, ce jour-là, lui donne à lui au moins congé
 — pour voir son frère, ingé­nieur ou archi­tecte, qui
vit à Lublia­na. Rien à dire de plus du personnage,
sinon sa dis­tinc­tion extrême d’Italien, mal­gré lui et
de vieil Euro­péen sans peut-être le savoir. O Trieste,
antique char­nière de notre conti­nent démoli…

Un
de ses pro­pos m’a beau­coup frap­pé. Je lui avais dit mon
heu­reuse sur­prise de trou­ver en Slo­vé­nie une vie nor­male et
même un air d’aisance et presque de liber­té, alors que
la seule autre fois que j’avais pas­sé cette frontière,
c’était pour aller à Fiume (Rije­ka), où tout
m’avait paru non seule­ment si pauvre mais si morne. « Il ne
faut pas oublier, me dit-il, qu’ici le pays est indépendant
depuis la pre­mière guerre mon­diale. Vers la côte, le
déta­che­ment de l’Italie ne date que de quelques années.
Ce n’est pas encore mûr, pas encore stabilisé. »

* * *

Dom­mage
que cette jeune femme aux che­veux en désordre c’est vrai
mais, quoique cou­pés bien court, d’une jolie blon­deur, ait
les mains si abî­mées. Ces mains qui tiennent un affreux
petit volume à cou­ver­ture illus­trée comme on en trouve
dans les gares mais dont je n’aurais quand même pas cru
qu’ils fussent en vente en pays « socia­liste ». Ça
n’a pas de sens que je m’approche pour essayer de devi­ner le
titre : il sera en croate ou en serbe et je n’y com­pren­drais rien.
Tiens elle va fumer, mais cherche en vain son bri­quet ou ses
allu­mettes. L’occasion est trop bonne, je me lève, traverse
le com­par­ti­ment — j’étais assis près du couloir,
elle à côté de la fenêtre — et lui offre
du feu. Stu­peur la voix qui me remer­cie est — presque —
mas­cu­line. Ma jeune femme aux che­veux courts est un jeune homme. Un
lycéen, comme je devais l’apprendre : il parle un allemand
hési­tant mais à peu près compréhensible.
Serait-ce pos­sible qu’il ignore tout à fait à quel
point, chez lui, chaque geste, chaque inflexion de phrase est d’une
femme ? Je le regarde un peu plus atten­ti­ve­ment. Eh bien, non, il doit
l’ignorer. Il y a une telle pure­té d’enfance dans ces yeux
bleus, cette gen­tille appli­ca­tion à ne pas faire trop de
fautes dans la langue étran­gère qu’il me parle tant
bien que mal. Après tout, il est pro­ba­ble­ment beau­coup plus
jeune que sa taille ne le ferait croire et a dû gran­dir si vite
qu’il n’a pas encore eu le temps, sexuel­le­ment, de se fixer. Pas
le temps non plus de déjà se dou­ter que si cette
indé­ci­sion de son être devait se pro­lon­ger, il serait à
lui-même, le pau­vret, sur­tout en un pays qui ne doit pas
badi­ner avec la « morale », un sata­né problème.
Dieu mer­ci, pour le moment son inno­cence est trop évidente
pour que l’on hésite à être tout simplement
tou­ché de sa gen­tillesse, de sa grâce, de cette
gen­tillesse, oui, mais qui vient du cœur, comme je la retrouverai
presque par­tout en ce pays slave. Impos­sible de ne pas se dire : c’est
déjà russe. Ah que je com­prends Eli­nor L. de penser,
mal­gré ses douze ans de camps là-bas : « Si
seule­ment je pou­vais y retour­ner. » Que nos politesses
occi­den­tales, et même, plus loin en Grèce, la grâce
médi­ter­ra­néenne, indé­niable mais toujours
avi­sée, des gens, com­pa­rées à la spontanéité
fra­ter­nelle slave, manquent donc de chaleur.

Alors,
comme cela, vous êtes lycéen à Zagreb ?

Oui.

Que
fait votre père ?

Archi­tecte.
Archi­tecte des che­mins de fer.

Quand
aurez-vous fini votre bachot ?

Seule­ment
dans deux ans.

Savez-vous
déjà ce que vous ferez ensuite ?

Ma
médecine.

Oui,
évi­dem­ment, son papa a une situa­tion offi­cielle, lui, le fils,
peut choi­sir. Et voya­ger en première.

Mon­sieur
votre père est-il poli­ti­que­ment orga­ni­sé ? (Je trouve
plus poli de tour­ner ma ques­tion ain­si, plu­tôt que de demander
crû­ment : est-il du parti?)

Non.

Cela
ne le gêne pas dans sa profession ?

Avec
un sourire :

On
peut mal­gré tout s’en dispenser.

Nous
bavar­dons un bout de temps de choses tout à fait autres. Le
pay­sage acci­den­té de la Croa­tie a depuis long­temps fait place
à une immense plaine mono­tone. Au fur et à mesure qu’on
avance vers l’Est, les rares vil­lages se font plus pauvres, plus
« cam­pe­ment ». (Il est vrai que l’on com­mence à
avoir déjà cette impres­sion dans la cam­pagne voi­sine de
Vienne.)

Vous
allez aus­si à Belgrade ?

Oh
non, je dois chan­ger à X pour aller en Her­zé­go­vine, où
je pas­se­rai la jour­née chez ma grand-mère.

Est-ce
que c’est Pâques, pour vous ici ? ou bien seule­ment plus tard,
je veux dire à la date de l’église orthodoxe ?

Oh
vous savez, les gens sont libres, mais offi­ciel­le­ment ce n’est pas
fête.

Vous
devez retour­ner demain lun­di au lycée ?

Mais
oui.

Les
dieux savent si je ne suis pas pra­ti­quant. Mais que mon athéisme
me par­donne, c’est triste, quand même, cet effa­ce­ment total
de l’ancienne croyance. Un vide. Un silence. Une mort dont on ne
porte même plus le deuil.

* * *

Tout
à côté de l’ancienne tombe turque dont on peut
regar­der par les fenêtres l’intérieur délabré,
un banc et sur ce banc un jeune homme appa­rem­ment bien aise — le
coin est assez soli­taire — d’échapper, pour lire un livre,
à la cohue ennuyée de la foule domi­ni­cale qui, faute de
mieux, par­court les ruines informes de l’immense for­te­resse d’où
l’on découvre à peu près tout Bel­grade et ces
deux non moins informes larges traî­nées que sont la Save
et le Danube. Pour deman­der mon che­min, j’interromps un ins­tant le
lec­teur. Etu­diant. En quoi ? En lettres : la lit­té­ra­ture en
vieux serbe. Il est maigre et tout intériorité.
Applique-t-il les sché­mas du mar­xisme aux vieilles tradition ?
ou bien nour­rit-il de celles-ci quelque fana­tisme natio­na­liste ? Les
deux peut-être. En tout cas une… incons­cience malheureuse.

* * *

De
toutes les villes que je connais, aucune ne m’a paru plus morne ni
aus­si encom­brée de laides bâtisses que Bel­grade, et mon
pro­jet pri­mi­tif d’y pas­ser une nuit fut bien vite abandonné.
Plu­tôt la fami­lière et donc inof­fen­sive cel­lule d’un
wagon où dor­mir, voire où ris­quer de ne pas fermer
l’oeil. Et l’obscurité n’était pas encore tombée
que je mon­tais comme on fuit dans le train de Salonique.

Rien
à dire de mon pre­mier com­pa­gnon de voyage, un jeune Anglais
bien cor­rect et par­fai­te­ment insi­gni­fiant qui, tra­vaillant dans une
fabrique de ciga­rettes de la ville de Nich, n’alla pas plus loin
que cette sta­tion. Tan­dis que le fruste, naïf et touchant
You­go­slave qui vint le rem­pla­cer dans mon com­par­ti­ment n’est pas
près de s’effacer de ma mémoire.

Non
que rien de mar­quant, en lui, s’imposât à l’attention,
mais jus­te­ment : il n’en était qu’un témoin plus
par­lant de la vie du pays, ce pays mys­té­rieux pour moi qui,
for­cé­ment empri­son­né dans mes habi­tudes et
repré­sen­ta­tions d’Occidental, ne fai­sais que l’entrevoir
au passage.

Même
en Suisse, où l’inégalité, fort réelle,
des condi­tions est si peu voyante, on eût dif­fi­ci­le­ment trouvé
dans un wagon de pre­mière quelqu’un de vêtu comme mon
nou­veau com­pa­gnon. Ses frusques n’avaient rien d’incorrect, oh
non ! Mais d’une confec­tion si évi­dem­ment confec­tion qu’elle
figu­rait comme l’image même de cette pau­vre­té anonyme
qui doit être l’un des traits — bien que je l’eusse peu
remar­qué jusqu’alors — d’une société
« pro­lé­ta­rienne ». Au phy­sique, tout à fait
l’ouvrier tra­pu, et les mains visi­ble­ment mar­quées par un
tra­vail manuel, encore que sans doute rela­ti­ve­ment peu pénible.
Je l’aurais clas­sé contre­maître. Bientôt,
d’ailleurs, la conver­sa­tion s’engagea. Si je peux dire, car
l’allemand qu’il pré­ten­dait par­ler, n’était
assu­ré­ment pas son fort. Tout de même, je com­pris qu’il
devait être plus que sim­ple­ment contre­maître, mais, dans
je ne sais plus quelle indus­trie, une espèce de technicien.
Trop heu­reux d’avoir affaire à un étran­ger, il voulut
tout de suite des ren­sei­gne­ments sur la situa­tion poli­tique. Mais je
ne tar­dai pas à me rendre compte que son désir de
pro­fi­ter de cette occa­sion de s’informer autre­ment qu’à
tra­vers la presse offi­cielle était aus­si illu­soire que
sin­cère. Car quoi que l’on pût dire, il l’accommodait
tou­jours, et immé­dia­te­ment, selon les sché­mas de la
pro­pa­gande ad usum del­phi­no­rum. Tout cela avec une gentillesse
de bon chien qui ne connaît que son maître. « Lui
alors, il est cer­tai­ne­ment du par­ti », pen­sai-je. Je le lui
deman­dai. Pas du tout. Ce qui est d’autant plus intéressant
du point de vue du condi­tion­ne­ment des esprits. En par­ti­cu­lier comme
chez tous les gens du pays avec qui j’ai pu échanger
quelques mots, il ne men­tionne jamais l’Allemagne autrement —
pour lui c’était une véri­té d’évidence
 — que comme l’incarnation du diable. Pas l’Allemagne d’Hitler
seule­ment, mais aus­si celle d’aujourd’hui, l’Allemagne de Bonn.
Tito ou Khroucht­chev jouent là-bas sur du velours.

Le
pauvre bon type : je lui dis bien, certes, que je pen­sais autrement,
mais je n’allais tout de même pas entre­prendre d’essayer de
le détrom­per. Cela n’aurait ser­vi à rien.

Navré,
mais aus­si tou­ché de son incons­cience. Et tou­ché, je le
fus bien davan­tage encore par ce qui allait suivre.

Je
lui avais dit que j’étais pari­sien. Com­bien tout de suite
son ima­gi­na­tion a dû se mettre à tra­vailler. Toutefois,
ce n’est qu’au bout d’un assez long temps qu’il prit son
cou­rage à deux mains pour m’expliquer : « Chez nous,
tout le monde ne connaît rien de plus beau à mettre au
mur que des pho­tos de Paris. Mais il n’y a pas seule­ment les
pho­to­gra­phies…» Et pour être bien sûr que je
com­prenne, il sor­tit de sa poche un bout de papier et un crayon et me
des­si­na la tour Eif­fel. Ah, mal­heu­reu­se­ment impos­sible d’acheter
ici ces petites tours Eif­fel de vingt à trente centimètres
comme on en vend à Paris. Si seule­ment je pou­vais en envoyer
une à sa femme. Bien sûr, je n’aurais qu’à
lui dire com­bien… Inutile d’ajouter que je l’arrêtai tout
de suite sur ce cha­pitre du paie­ment. Avec quel enthou­siasme, quelle
recon­nais­sance — pas à cause des sous mais de la chose —
il joi­gnit alors à son des­sin l’adresse de sa bourgeoise —
oh par­don, de sa citoyenne. Cette joie de grand enfant — toujours
la spon­ta­néi­té d’un peuple deux fois humain — Je ne
l’oublierai jamais.

(Je
sais qu’à ma demande, Gisèle W. a tout de suite
envoyé l’objet. Mais j’ai bien peur que quelque douanier
ou fac­teur n’ait pu résis­ter à la ten­ta­tion de
s’approprier la mer­veille, car il est si peu dans le style de mon
brave gars de ne m’avoir point remercié.)

* * * *

Jeune
méde­cin de Salo­nique qui reve­niez d’Allemagne et m’avez si
poli­ment adres­sé la parole en fran­çais ; qui ne
vou­lûtes jamais me per­mettre, au bis­trot de la petite station
fron­tière, de payer mon café et mon swi­lo­witch (ou bien
était-ce déjà de l’uso grec?); vous dont le
frère, dans les bras de qui vous tom­bâtes en arri­vant en
votre ville, était venu vous cher­cher et à qui vous
eûtes la cour­toise atten­tion de deman­der de me conduire d’hôtel
en hôtel jusqu’à ce que j’eusse enfin trouvé
dans la rue — bien sûr — Alexandre le Grand (Alexan­drou
Mega­lou) une chambre, certes moins glo­rieuse que le fameux
conqué­rant, mais à peu près habi­table ; oui,
jeune méde­cin de Salo­nique si gen­til, si pré­ve­nant et
qui n’eûtes d’égal en pré­ve­nance et
gen­tillesse que votre frère, bien que celui-ci, en voie de
deve­nir aus­si méde­cin comme vous-même et votre père
à tous deux, une dynas­tie en somme, ne pût guère
m’entretenir que, hélas, dans la langue d’Albion,
désor­mais chez vous de plus en plus à la mode (et je ne
dirai point que cela ne me vexe pas un peu); encore une fois très
aimable jeune homme si conscient — car au fond, n’est-ce pas,
c’était sur­tout cela — de ce que vous vous deviez à
vous-même, fils de l’Hellade, en vous mon­trant à tel
point sou­cieux de bien accueillir l’étranger, ne comp­tez pas
trop que tant d’empressement vous donne tout à fait droit à
figu­rer sur pied d’égalité au nombre des humains que
les ren­contres du voyage m’auront per­mis d’approcher. On vante
beau­coup, et toute votre façon d’être me per­suade que
l’on a bien rai­son, l’hospitalité grecque. Mais
excu­sez-moi : j’arrivais des pays slaves et, si char­mante que fût
votre ama­bi­li­té je ne pou­vais m’empêcher de lui
trou­ver un air de famille avec — la nôtre. Cela tient-il, à
cette Médi­ter­ra­née qui nous est com­mune ? Quelque
sin­cère que nous nous croyions, vous et nous, quelque
acti­ve­ment ser­viables qu’il peut — à nous moins souvent
qu’à vous — nous arri­ver d’être, aus­si bien chez
nous que chez vous, je crois, c’est l’air qui fait la chanson.
Nos phrases les plus médi­tées ne sont jamais tant dites
pour le sens que pour le bon­heur des mots, nos actes les plus
dés­in­té­res­sés jamais accom­plis sans la puérile
arrière-pen­sée de nous com­plaire. Encore une fois,
veuillez me par­don­ner, mais je ne dirais pas toute ma pensée
si je n’avouais que chez vous le paraître me semble encore
plus que chez nous l’emporter sur l’être. Enfin, quand je
dis chez nous — mes cou­sins de Mar­seille… Met­tons que, tout comme
dans leur cas, chez vous-mêmes la déli­ca­tesse (on
pour­rait en dire autant du silence) tient tou­jours un peu de la
galéjade.

* * *

Au
fur et à mesure qu’il me par­lait — je ne sau­rais plus dire
au juste si c’était en anglais ou en ita­lien, mais en tout
cas en un ita­lien ou un anglais fort approxi­ma­tif — je retrouvais
de plus en plus la figure un peu louche de ce Napo­li­tain dans la
dèche qui cer­tain jour m’avait lon­gue­ment entre­pris à
la ter­rasse du café d’Avezzano où, reve­nant d’un
bref pèle­ri­nage au pays des romans de Silone, je me reposais
du cau­che­mar de cette pauvre ville entiè­re­ment reconstruite
depuis le der­nier trem­ble­ment de terre et dans laquelle, très
stu­pi­de­ment, j’avais com­bi­né de res­ter quelques heures. Ici,
à Salo­nique, à la ter­rasse du seul petit café
que j’eusse trou­vé sur le port, c’était chez mon
vis-à-vis et inter­lo­cu­teur béné­vole, le même
éli­mé du cos­tume — ou presque — le même choix
exclu­sif, cra­vate, ves­ton, pan­ta­lon, de la seule couleur
« res­pec­table », le noir, et encore qu’il n’y eût
point cette fois-ci aux autres tables, comme lors de ma lointaine
halte dans les Abbruzzes, de gros bon­nets pour échan­ger entre
eux des regards enten­dus au spec­tacle de l’étranger en
passe, admet­taient-ils évi­dem­ment, de se lais­ser prendre à
quelque entour­lou­pette d’un aigre­fin de bas étage, je ne
lais­sais pas d’être sur mes gardes. A tort, je crois, quand
j’y réflé­chis après-coup. Loin de son­ger à
m’écornifler d’une manière ou d’une autre, mon
bavard n’avait assu­ré­ment que le sou­ci de me don­ner de
lui-même la plus haute idée pos­sible. Non seule­ment en
m’empêchant à toute force, lui aus­si, comme cela
arrive si sou­vent en Grèce et n’est qu’une forme courante
de l’hospitalité due aux étran­gers, de régler
nos consom­ma­tions, mais encore, mais sur­tout en ne me lais­sant rien
igno­rer de sa glo­rieuse pro­fes­sion. A l’en croire, il n’était
rien moins que met­teur en scène et direc­teur d’une troupe
jouant un peu par­tout, pour l’armée paraît-il, mais
aus­si en Angle­terre et en France pour le public estu­dian­tin. Leur
réper­toire : sur­tout les grands tra­giques de la Grèce
ancienne. Le mal­heur, c’est qu’étant venu à parler
de mon inten­tion d’aller en Crète, nom que je prononçai
 — oui, je me rap­pelle, nous par­lions ita­lien — Cre­ta, le
bon­homme, tout d’abord, ne com­prit pas. Oui, je sais, les Grecs
actuels disent Cri­ti, — mais pour un fami­lier de la Grèce
antique, un direc­teur de théâtre et met­teur en scène,
l’hésitation était trop invrai­sem­blable. Que doit-il
être au juste ? Tout sim­ple­ment chô­meur, peut-être
(de chô­meurs, Salo­nique ne doit pas en chô­mer), et qui
peuple ses heures vides à se rendre inté­res­sant, voire
en ayant recours aux sou­ve­nirs du temps où il aura été,
qui sait ? pla­ceur dans un ciné­ma ou gar­çon de course de
quelque impresario.

Et
puis quelle impor­tance ? Sur l’admirable golfe, l’implacable
véri­té du soleil se moque bien de tous les mensonges.

* * *

Déserte
immen­si­té de terres arides et d’olivaies dont le gris bleu
s’accorde au bleu scin­tillant de cette autre immen­si­té : la
mer.

Par­don,
Madame, cette mon­tagne, c’est l’Olympe ?

Né,
Olym­pos (oui, l’Olympe).

Elle
m’a répon­du cela comme on dirait : parfaitement,
Réaumur-Sébastopol.

J’ai
beau vou­loir ne pas avoir l’air d’en avoir l’air, ça
m’en fiche un coup.

Plus
loin, une grande ins­crip­tion sur le roc signa­le­ra, en grec et en
anglais : val­lé de Tempé.

Vir­gile
pour touristes…

Moi
qui croyais qu’en Grèce on ne voya­geait presque jamais en
che­min de fer — c’est si rare d’y voir cir­cu­ler un train — je
n’en reviens pas de notre wagon plein à craquer.

His­toire
de me dégour­dir un peu les jambes — pour la simple distance
de cinq cents kilo­mètres Salo­nique-Athènes, il y a neuf
bonnes heures de tra­jet — je vais sur la pla­te­forme où me
rejoint un pas­sa­ger tout à fait cor­rect et qui a le rare
avan­tage de par­ler un anglais pos­sible. Oui, cor­rect comme devait
l’être Moréas. Der­rière les verres de son
lor­gnon, de beaux yeux ; la peau assez bistre ; la voix, si j’ose
dire, bien décou­plée, et une faconde que l’anglais
dis­ci­pline. Parle avec intel­li­gence d’un tas de choses — il doit
lire beau­coup. Bien enten­du, il voyage à l’œil : ingénieur
des che­mins de fer. « Oh, me dit-il bien­tôt, vous arrivez
plu­tôt mal ; ici, c’est la semaine de Pâques, cette
année huit jours après la vôtre, et tout à
Athènes va être plein. » Un ins­tant, j’hésite
à conti­nuer, me deman­dant si je ne vais pas des­cendre à
Thèbes (j’ai oublié le nom à cou­cher dehors
que l’antique cité porte aujourd’hui), d’où je
pour­rais faci­le­ment gagner Liva­dia et, de là, m’en aller
revoir Delphes, où ce serait bien le diable que je ne trouve
pas un coin pour dor­mir. Mais non : pas d’encyclopédie
d’impressions pré­ci­pi­tées, pas de tou­risme à
l’américaine. Et comme j’ai cru com­prendre que mon type
est lui-même Athé­nien, je le prie de m’indiquer
quelques noms d’hôtel « Ecou­tez, fait-il l’hôtel
X, à la rue du Stade, appar­tient à un oncle à
moi. Allez‑y. Recom­man­dez-vous de moi, et, si mon oncle n’est pas
là, vous n’aurez qu’à deman­der son fils, mon
cousin. »

Evi­dem­ment,
arri­vé à Athènes, la pre­mière chose que
je fis, ce fut de me rendre à l’hôtel en ques­tion. Il
n’y avait plus une seule chambre libre, ce dont je fus bien aise,
car la boîte avait l’air plu­tôt miteuse. Mais le beau,
c’est que mon ingé­nieur, soi-disant neveu et cou­sin des
pro­prié­taires de la mai­son, n’y était connu de
personne.

O
Ulysse, grand Mar­seillais avant la lettre…

Tout
mon amour de ce pays n’empêche pas qu’il fal­lut bien me
dire : encore et tou­jours le cli­mat de la galéjade.

* * *

Comme
on peut, si l’on n’y prend garde, sot­te­ment suc­com­ber à
cer­tains pré­ju­gés tout comme si on les partageait
vraiment.

Oui,
il était bien gen­til, cet étu­diant en droit qui,
par­lant assez bien fran­çais, m’avait aidé à
trou­ver le car de Sparte, à m’y ins­tal­ler et, une fois
arri­vés à Tri­po­lis, où l’on déjeunait,
à me débrouiller au bis­trot pour que je puisse m’y
asseoir à peu près confor­ta­ble­ment et, en dépit
de la bar­rière lin­guis­tique, com­man­der vin et pitance.

Mais
je revois encore, à l’autre bout de la salle à manger
et me sou­riant de loin, le jeune mate­lot qui, pen­dant le trajet,
m’avait tenu, dans un anglais tout à fait pos­sible, quelques
pro­pos si intel­li­gents. Entre autres sur l’usage, aujourd’hui si
répan­du là-bas, de l’anglais : « If we like it or
not, we must ». Ou bien parce que sur une mon­tagne on voyait,
comme si sou­vent, en grandes lettres : Oxi (non), m’expliquant que
c’est his­toire de com­mé­mo­rer le refus du gou­ver­ne­ment grec
de lais­ser pas­ser les troupes hit­lé­riennes. « In honor of
this glo­rious no. » Cela dit avec un bout d’ironie montrant
que le gars avait assez voya­gé pour échap­per au
confor­misme chau­vin si fort dans le pays.

Comme
si ma place n’aurait pas été à côté
de lui, plu­tôt que de cet étu­diant, encore une fois bien
aimable mais tout à fait insignifiant.

Sans
y réflé­chir, ce n’est pas le marin, le pro­lo des
tem­pêtes, mais le clerc avec qui j’étais resté.

Ce
que l’on peut être sot.

Le
cas de dire : un pas de clerc.

Je
me le reproche d’autant plus que ce marin avec qui je me sentais
autant d’affinités, disons, qu’avec un typo de Paris, a dû
soit res­ter à Tri­po­li soit prendre quelque autre auto­bus, car,
une fois ren­du à Sparte, je me suis, non sans regret ni
remords, avi­sé que je n’avais même pas trouvé
l’occasion de lui dire au revoir.

* * *

Dans
la triste pous­sière du soir trop chaud acca­blant de sa
pro­saïque tor­peur les misé­rables bâtisses du
quar­tier popu­laire de Mous­te­ra­ki, que j’aime un peu comme nos
ban­lieues les plus déje­tées, l’homme, à peu
près aus­si nu que ses ancêtres gla­dia­teurs, prétendait,
lié de chaînes évi­dem­ment tru­quées, donner
aux badauds gouailleurs, à grand ren­fort de tours de force,
une démons­tra­tion de sa vir­tuo­si­té musculaire.
Démons­tra­tion cou­pée bien sûr, de temps à
autre, par une petite ronde pour faire la quête. Blond, l’œil
bleu, d’où pou­vait-il être venu s’exhiber ain­si à
la foule athé­nienne ? D’une île ? Je sup­po­se­rais plutôt
de Macé­doine ou d’Épire. Assez gagné par la
men­ta­li­té d’Athènes, au reste, pour tenir à
lais­ser entendre qu’il ne se pre­nait pas au sérieux. Mais à
cause du lieu même et de sa nudi­té empoussiérée
par le maca­dam, on était du même coup à la foire
et devant quelque image, tout ensemble émou­vante et sordide,
d’une anti­qui­té sou­dain quotidienne.

* * *

Soi­gneu­se­ment
à l’écart des der­niers tou­ristes de la journée,
j’avais, assis sur une pierre, assis­té au plus beau
spec­tacle du monde : sous le reflet du cou­chant, le marbre du
Par­thé­non unis­sant peu à peu à l’équilibre,
à la pure­té des masses et des lignes, la respiration,
croi­rait-on, d’un corps ani­mé. Les gar­diens criaient qu’on
allait fer­mer. Il fal­lait bien par­tir. Et je pas­sai auprès
d’un jeune couple qui, tout comme moi, avait cher­ché un coin
soli­taire pour contem­pler l’indicible miracle. Déjà,
en venant m’asseoir sur mon caillou, je les avais remarqués,
et que l’homme tenait à la main un guide en français.
Et c’est pour­quoi, repas­sant devant eux, je ne pus m’empêcher
de dire : « C’est plus beau que du Le Cor­bu­sier. » « Mais
c’est du Le Cor­bu­sier ! » me répon­dit aussitôt
l’homme, avec un fort accent anglais. Je me serais reproché,
en un tel lieu, la dis­so­nance d’une dis­cus­sion, et, sans ajouter
mot, me mis à des­cendre l’escalier des Propylées.
Mais ils me rat­tra­pèrent et, un peu gênés de leur
har­diesse, m’offrirent de me rame­ner en ville dans leur voiture.
Lui était Cana­dien, elle Polo­naise. Mariés. Son métier
à lui, archi­tecte. Mais pas au Cana­da, aux Etats-Unis. Les
gens les plus exquis du monde. Sauf en archi­tec­ture, nous nous
décou­vrions à peu près en tout les mêmes
réflexes. Nous fîmes, dans un bis­trot des plus
popu­laires, une halte char­mante. Et lorsque je les eus quittés,
lui, dans la foule de l’avenue grouillante où j’aurais
vou­lu dîner, me cou­rut après. Pre­nant son cou­rage à
deux mains, il me pro­po­sait de faire le len­de­main, dans leur bagnole,
une excur­sion de mon choix. Hélas, j’avais déjà
mon billet pour Sparte. Je l’ai regretté.

* * *

Encore
une fois je flâ­nais à Mous­te­ra­ki. Ses trot­toirs bossués,
ses chaus­sées défon­cées, ses mai­sons misérables
dont la plu­part ont tout juste l’air de baraques, son espèce
de place où l’on ne sait laquelle est la plus sor­dide de la
gare du métro ou de l’ancienne mos­quée. Sur tant de
pau­vre­té — c’était le soir — un éclairage
pauvre.

Spre­ken
sie dötsch ?

L’homme
qui m’adressait la parole en cet alle­mand d’infortune était
comme une éma­na­tion de l’ombre. Avec un peu d’effort, je
finis par dis­tin­guer le per­son­nage. Un petit gros dans la
qua­ran­taine, très peuple mais — c’était dimanche —
assez pro­pre­ment vêtu. Que me vou­lait-il ? Me taper ? me servir
de guide ? ou bien, par ici ce doit être assez la cou­tume et,
pour lui, sans doute res­sem­blé-je assez aux blonds Allemands
qu’on ima­gine faci­le­ment à la recherche, dans le quartier,
de ren­contres mas­cu­lines… Ou encore, car l’obscurité n’y
serait que trop pro­pice, l’homme essaye-t-il tout sim­ple­ment de
voir s’il ne pour­rait pas me faire les poches ? Quand même, si
le gars n’a aucun pro­jet mal­hon­nête, ce serait bien vilain de
ma part de lui mon­trer que je me méfie un peu. Je le laisse
donc m’emboîter le pas et me par­ler d’abondance — car
pour par­ler, cela oui, il parle ! — dans un invrai­sem­blable sabir.
Dans la mesure, très réduite, où j’arrive à
com­prendre tel ou tel lam­beau de son « alle­mand », je me
rends compte qu’il m’explique les lieux. Ici, l’ancienne
mos­quée. Là une autre. Là encore, une troisième,
trans­for­mée en musée. Plus loin — nous mar­chons dans
les rues tou­jours plus sombres, tou­jours plus délabrées
et dont on dirait, mais il n’y en a pas eu, qu’elles ont pâti
de nom­breux bom­bar­de­ments, c’est à ce que je devine dans ses
paroles, la porte rui­neuse de l’école turque et, en face, la
Tour des vents, puis, au bout d’un champ de débris
antiques, la colon­nade de la biblio­thèque d’Hadrien. Toutes
choses que je revien­drai voir au jour le len­de­main et dont la
décou­verte ne m’eût guère été
pos­sible sans mon guide inat­ten­du, qui tou­jours m’accompagne,
van­tant, mais oui, l’amitié, l’ancienneté de tant
de choses, qui parle, qui parle. Ma foi, je décide, si peu
ras­su­ré que je me sente au fond, de tenir bra­ve­ment mon rôle
d’étranger confiant, et je lui pro­pose de prendre un verre.
Sa mimique, alors, signi­fie à n’en pas dou­ter : « Je
connais un endroit fameux dont vous me direz des nou­velles. » Et
d’autorité il m’entraîne dans une rue plus sombre
encore que les autres. D’abord, je me dis : ce ne doit pas être
loin et, puisque j’ai com­men­cé à jouer le jeu… Mais
les mai­sons suc­cèdent aux mai­sons, la nuit tou­jours s’épaissit
davan­tage, cepen­dant que mon type conti­nue — j’entends le bruit
de ses pas plus que je ne le vois — à mar­cher ferme.
L’inquiétude finit par s’emparer de moi tout à
fait, l’angoisse même. « C’est trop loin, dis-je,
criant presque, on m’attend à Athènes, au revoir. —
Mais non, il n’y a plus que quelques pas. » M’enfuir dans ce
noir ? Il m’aurait vite rat­tra­pé ! Je le suis donc encore,
mais je n’en mène pas large. Quand et com­ment cela va-t-il
finir ? Mais non, il avait dit vrai : à peine à cinquante
mètres de l’endroit où j’avais fait mine de le
pla­quer, voi­ci, à un étroit car­re­four, la devanture
fai­ble­ment illu­mi­née, mais illu­mi­née quand même,
du bis­trot où il avait déci­dé de m’emmener. Je
ne suis pas tout de suite ras­su­ré, car la boîte a plutôt
une drôle de mine et, une fois le seuil fran­chi, je pense tout
de suite : la place Maube. Et encore, trou­ve­rait-on, même place
Mau­bert, misère pareille ? Hor­reur de devoir se dire que ce ne
sont pro­ba­ble­ment pas des clo­chards, mais des ouvriers dans leur
condi­tion habi­tuelle. Pas des vête­ments, des loques, et les
enfants pieds nus qui vont de table en table sont encore plus
affreu­se­ment loque­teux et sales. Mon cice­rone du Pirrhée —
j’oubliais : il m’a dit que c’est là qu’il boulonne
(pas tous les jours, je sup­pose) — ferait ici presque gandin.
Pour­tant, dans cette salle, tout le monde a l’air de trou­ver tout
cela — ce rebut d’existence — par­fai­te­ment natu­rel. Des tables
où s’asseoir, quelques lampes plus claires que les falots
lumi­gnons de la rue, ce doit être pour eux une espèce de
luxe. Quelque chose qu’on se paye le dimanche. Je ne jure­rais pas
que je me sente déjà tout à fait « hors de
dan­ger », mais je me féli­cite quand même du hasard
qui m’a conduit dans cette tanière : car si l’on n’a pas
vu cela, on ne sait pas ce que c’est, la « civilisation »
du mal­heu­reux pays qui a don­né nais­sance à la nôtre.

Dan­ger
ou pas dan­ger, j’ai soif. Un ser­veur au tablier macu­lé étant
venu jusqu’au coin de table où nous avons fini par
(dif­fi­ci­le­ment) trou­ver place, je com­mande du vin, autant que
pos­sible, j’y insiste, pas « rési­né », et
dois me défendre contre les objur­ga­tions de mon com­pa­gnon qui
vou­drait abso­lu­ment que je casse la croûte. Sur mon refus poli,
mais net, il se résigne à me lais­ser jeû­ner mais
fait venir pour lui-même une ou deux assiettes gar­nies de
choses que je ne sau­rais défi­nir, plu­tôt dégueulasses,
mais qu’il a l’air, lui, de beau­coup appré­cier. Au bout de
quelque temps, sachant com­bien les Grecs ont la rage de vous inviter,
et vrai­ment dans la cir­cons­tance c’eût été un
peu fort, je réus­sis à faire sor­tir le patron devant la
porte et à régler l’étrange agape. Puis, après
avoir encore un peu bavar­dé avec le « guide » à
qui je devais d’être là, je le laisse attablé
et réus­sis à rega­gner enfin une rue un peu moins
téné­breuse et soli­taire. Ouf ! Mais au fond, je crois
que j’ai eu bien tort d’avoir peur. Je jure­rais main­te­nant que
mon homme vou­lait uni­que­ment être gentil.

* * *

Char­mante
Nau­plie, je ne dirai pas ici la beau­té de ton golfe, de tes
quais, le gra­cieux qua­drille de tes mai­sons et de tes rues, non plus
que la noblesse des forts qui te cou­ronnent. Non, puisque les
pré­sentes pages n’ont d’autre sujet que mes pas­sants, mes
éphé­mères comme je les appelle, mais qui, bien
qu’éphémères en effet dans leur apparition,
durent au long des jours de cette espèce de tendre éternité
que leur prête ou leur essence avec émerveillement
devi­née ou, peut-être et plus naï­ve­ment, la
gra­ti­tude du souvenir.

Char­mante
Nau­plie, ce que je dirai de toi, ce n’est pas davan­tage — et
cepen­dant quelle image éblouis­sante — la longue théorie
de la pro­ces­sion du Ven­dre­di-Saint lorsque les fidèles
gra­vis­sant, un cierge à la main, les hauts esca­liers de
pierre, allument dans la nuit une cas­cade ascen­dante de tremblantes
petites étoiles.

Ce
que de toi je veux rete­nir, ville douce entre toutes, c’est,
d’abord, l’échoppe de ces quatre ou cinq frères si
aima­ble­ment affai­rés à redon­ner quelque lustre à
ma pauvre valise esquin­tée dans le car et qui, me parlant
tous ita­lien, me mon­trèrent la pho­to de leur père, de
son vivant, comme eux naguère, ouvrier à Vérone,
puis, au moment où je vou­lus rému­né­rer leur
peine, refu­sèrent éner­gi­que­ment toute rétribution,
m’obligeant au contraire à accep­ter le café et l’uso
qu’ils avaient envoyé cher­cher en l’honneur de celui qui
pour eux n’était pas le client, mais l’étranger et
donc l’hôte.

Et
je dirai ensuite le patron de l’invraisemblable petit hôtel —
le seul où il y eût une chambre — où je passai
la nuit. Comme je lui deman­dais s’il n’avait per­sonne qui pût
m’aider à por­ter mes bagages, le joli geste des deux mains
dont il accom­pa­gna son excuse dite en un fran­çais timide et
chan­tant : « Ils sont tous à l’église. » Le
même geste avec lequel il m’encouragea à ne pas douter
de sa parole lorsque, après que je lui eusse fait remarquer
que ma porte, une fois fer­mée à clef, restait
obs­ti­né­ment blo­quée par le pêne, il me conseilla
de la lais­ser ouverte, ajou­tant : « Il n’y a pas de crainte ».
Et il était évident que c’était la vérité
même. Per­son­nage tout de dou­ceur, de paresse dan­sante et
d’ingénuité. Et le len­de­main matin quand, de fort
bonne heure, avant de mon­ter à la for­te­resse, je vou­lus payer
mon dû : « Plus tard. Main­te­nant je vais à
l’église. » Et comme je lais­sais paraître quelque
éton­ne­ment, il fit des dix doigts, confus et sou­riant tout
ensemble, celui qui va se mettre quelque chose dans la bouche.
Bien
sûr : il allait communier.

* * *

« Ist
es Ihnen gelun­gen, etwas zu sehen ? »
(avez-vous
réus­si à voir quelque chose?) avais-je, dans l’avion,
deman­dé à cette dame alle­mande qui, levée
sou­dain, s’était appro­chée d’un hublot, alors que,
conti­nuant de me mor­fondre au seul spec­tacle du fau­teuil que j’avais
devant moi, je me mau­dis­sais, moi qui cepen­dant avais déjà
fait, entre Zurich et Paris, la même expé­rience de
mono­to­nie de salle d’attente et de maus­sade immo­bi­li­té à
je ne sais com­bien de kilo­mètres à l’heure, d’avoir
com­mis la bêtise de choi­sir la voie aérienne pour passer
d’Athènes en Crète. « Pas per­mis d’être
plus idiot, me répé­tais-je. Avoir pro­ba­ble­ment une
seule fois dans ta vie l’occasion d’un tel voyage, et le faire
comme dans un wagon blin­dé — impardonnable ! »

« En
effet, j’ai pu entre­voir Sunion, le cap et son temple », me
répon­dit la pas­sa­gère, avec dans les yeux une joie
encore éblouie.

Nous
n’avions plus, elle, son mari et moi, échan­gé ensuite
que quelques mots, envi­sa­geant tou­te­fois — nous n’étions
pas annon­cés dans le même hôtel — de nous
retrou­ver le len­de­main en ville pour faire une pro­me­nade ensemble.
Mais à l’arrivée à Hérak­lion nous nous
étions per­dus de vue.

C’est
cepen­dant ensemble que le hasard nous fit, le len­de­main justement,
faire en car l’excursion clas­sique de Phaes­tos et de Gorkys.

D’autres
pour­ront racon­ter, s’ils l’ont vue, la beau­té de l’Ida
au-des­sus des cam­pagnes fécondes. L’Ida, ce fameux jour,
force nous fut de nous conten­ter de croire à son existence,
car les nuages, des nuages aus­si nuages gris que n’importe où
au Nord, le dis­si­mu­lait com­plè­te­ment. D’autres, de même,
s’ils ont écou­té mieux que je ne m’y suis contraint
les com­men­taires de l’immanquable gui­desse (oh ! l’incompréhensible
anglais de la nôtre, auquel nous décidâmes
pour­tant de don­ner la pré­fé­rence sur son encore plus
incom­pré­hen­sible fran­çais), s’étendre sur les
par­ti­cu­la­ri­tés archéo­lo­giques des vieilles pierres
rituel­le­ment visi­tées. Pour mon compte, je ten­te­rai seulement
de gar­der ici l’ombre au moins de la pré­sence du couple que
je venais de retrou­ver, comme je devais au reste le retrou­ver presque
chaque jour, voire plu­sieurs fois, pour mon plai­sir et, j’en suis
sûr, éga­le­ment le leur à tous deux, au hasard des
flâ­ne­ries crétoises.

C’est
je crois Flau­bert qui parle quelque part de la tris­tesse, en voyage,
des ami­tiés trop tôt dénouées. Et il est
de fait que mes deux pas­sa­gers de l’avion d’Héraklion, je
les comp­te­rais presque, bien que les connais­sant si peu, au nombre de
mes vrais amis. -— L’un et l’autre plus très jeunes,
quoique assu­ré­ment moins char­gés d’ans que je ne le
suis déjà (quand c’est de moi qu’ainsi je parle, je
m’y force : j’ai beau savoir mon âge, je n’arrive pas à
y croire…). Elle, envi­ron la cin­quan­taine, lui un peu plus. Tout à
fait — c’est elle que je veux dire — ce visage un peu trop plat
des madones ger­ma­niques, trop plat mais joli encore, et je ne sais
quel charme dans tous les gestes. Elle par­lait l’allemand le plus
pur, sans rien de cette pro­non­cia­tion cra­va­chée qui déjà
don­nait à Nietzsche le haut-le-corps. Et très au fait
de tous nos livres et des évé­ne­ments. Lui, plus
réser­vé, mais avec cette expres­sion d’intelligente
tris­tesse au pre­mier abord un peu rébar­ba­tive que l’on voit
sou­vent aux hommes de science de son pays. C’est un savant :
pro­fes­seur d’hygiène à la facul­té de médecine
de Bonn. De cette sérieuse culture qui, là-bas, était
mon­naie cou­rante avant le déluge. Ma fami­lia­ri­té avec
leur langue, ma totale absence de res­sen­ti­ments natio­na­listes (jointe
à une com­mune conscience — car je suis assez au fait de leur
être pour, à cet égard, sen­tir comme eux — de
ce qui pour­rait les jus­ti­fier en par­tie) les avaient tout de suite
mis à l’aise — d’autant qu’eux-mêmes, de toute
évi­dence, n’avaient jamais un ins­tant dou­té de
l’insanité de ce qui se pas­sait en terre alle­mande. Et puis,
alors qu’en Suisse je me sens net­te­ment, presque étroitement
fran­çais, lorsque je m’en vais sur les routes du vaste
monde, y com­pris celles de mon pays, c’est bien plutôt
« Mit­te­leu­ropäer » que j’ai conscience d’être.
Après tout, faut-il dire mal­gré tout ? l’allemand est
deve­nu — faut-il dire l’Allemagne ? à la longue part
inté­grante de moi-même. Avec les Alle­mands encore
nom­breux qui conti­nuent la tra­di­tion d’universalisme de leur vieux
pays, c’est presque spon­ta­né­ment que j’ai l’impression
d’être — aus­si — chez moi.

Donc,
lui-même hygié­niste comme j’ai dit, connais­sait fort
bien la Crète — il parle même assez cou­ram­ment le grec
moderne— pour y être venu dès avant la guerre afin
d’organiser la lutte contre les para­sites, puis également
pen­dant les hos­ti­li­tés — en uni­forme, forcément,
mais, insiste-t-il, sans armes, uni­que­ment à titre sanitaire.
L’endroit où nous déjeu­nions ensemble à Gorkys
lui était même tout un sou­ve­nir. Pen­dant la guerre, lui
et le pro­fes­seur dont il n’était alors que l’assistant,
eurent, dans le voi­si­nage une panne d’auto. Avi­sant ce qui n’était
encore qu’une bicoque — main­te­nant, hélas, c’est un
pavillon tou­ris­tique — il se rap­pe­la avoir eu auparavant
d’excellents rap­ports avec le pay­san du lieu. « Ecoutez,
dit-il à son men­tor, là je connais les gens, nous
pou­vons essayer — c’était le soir —- d’y pas­ser la
nuit. » Car, bien évi­dem­ment, l’uniforme de la
Wehr­macht n’était pas très aimé, à ce
moment-là, en Crète. Les deux hommes s’approchèrent
de la mai­son. A la pre­mière per­sonne qu’il vit : « Pou i
o Niko­laos ? » (où est Nico­las?), deman­da-t-il Ces mots
firent mer­veille. Plus ques­tion de pen­ser aux uni­formes, à la
guerre : Alle­mands ou non, des connais­sances à Nico­las. Qu’on
alla cher­cher. Guerre ou pas guerre, on était entre amis, et
le len­de­main matin, quand il fal­lut se sépa­rer, on se souhaita
mutuel­le­ment de se revoir dans des temps moins misérables.
« Cer­tai­ne­ment, le pauvre Nico­las ne vit plus, ajou­ta mon
doc­teur. Quand même, allons voir ». Et, accompagné
de sa femme, il quit­ta la table pour aller s’informer auprès
du jeune patron. Quelques minutes plus tard, ils reve­naient radieux.
Le vieux Nico­las vivait tou­jours et ils avaient pu par­ler avec lui. —
C’est au cours de ce déjeu­ner que le pro­fes­seur de Bonn à
qui j’avais dit que mon métier, dans la mesure où
j’en ai un, est d’écrire, me fit cette remarque si fine et
si déli­ca­te­ment tein­tée du meilleur humour : « Ich
fürchte, Sie sind Lyri­ker. » Alors, moi : « Ich fürchte
es auch. » [[« J’ai peur que vous ne soyez poète. — Moi aussi. »]]

Les
ruines de Phaes­tos, où nous nous étions ren­dus avant le
déjeu­ner de Gor­kys, ne sont qu’à quelque cinq
kilo­mètres de la côte sud. « Ecou­tez, avais-je dit
à mes com­pa­gnons, déjà que les nuages nous
privent de l’Ida, ce serait la moindre des choses que le car nous
conduise au moins jusqu’à la mer. » Tout voya­geur un
peu digne de cette qua­li­té, au fond, rede­vient un enfant.
L’idée de pou­voir se dire ensuite qu’on a été
jusqu’à la mer lybienne : magie des mots. Mon
enthou­siasme fut tout de suite par­ta­gé et après avoir
convain­cu le chauf­feur, contre pour­boire sup­plé­men­taire (les
Grecs n’ont pas en vain inven­té l’arithmétique),
nous étions bien­tôt face aux vagues. C’est à ce
moment-là, alors, que nous des­cen­dions de voi­ture, qu’une
vieille Anglaise, qui n’avait proba­blement pas com­pris, me
deman­da : « Is here some­thing spe­cial to see ? » Du tac au
tac, j’en rou­gis presque après coup : « The sea, dis-je,
if you don’t mind. » — Le soir, la gen­tille dame allemande
devait me confier qu’elle n’avait pu se rete­nir de noter ce bout
de dia­logue dans son journal.

Lorsque,
bien trop tôt, je fus repar­ti de Crète, une mélancolie
me vint — et elle ne m’a pas quit­té — de savoir que mes
si déli­cieux co-Cré­tois de Bonn n’étaient plus
dans mes parages. Eux-mêmes devaient pour­suivre leur itinéraire
vers Rhodes, alors que mon bateau me rame­nait vers le Pirrhée.
 — Mais je ne veux pas ici me sépa­rer d’eux sans avoir
évo­qué ce tout petit détail enchan­teur. Certain
après-midi, j’étais retour­né au si beau musée
d’Héraklion et les y avais aper­çus dans le vestibule.
On s’était sim­ple­ment dit bon­jour de loin, pour ne pas se
gêner les uns les autres dans la contem­pla­tion de tant de
mer­veilles. A un moment don­né, je me trou­vai dans la même
salle qu’eux. Le hasard fit qu’elle me croi­sa et alors, avec un
dis­cret sou­rire, elle esquis­sa, simple glis­se­ment du pied sur le
par­quet, un tout petit pas de danse. — Sans doute faut-il avoir
long­temps vécu par­mi les Suisses, ces her­mé­tiques, pour
être, comme je le fus sou­dain, à tel point transporté
de joie légère et de recon­nais­sance amu­sée, par
tant d’enjouement dans la grâce, tant de sage tout ensemble
et juvé­nile spontanéité.

* * *

Visi­ble­ment
peu for­tu­né — pas seule­ment ce cos­tume sombre presque râpé,
mais sur­tout la gau­che­rie d’une pauvre cra­vate de comp­table — il
m’avait, si dépay­sé dans les ruines gran­dioses de
Knos­sos, frap­pé par son visage triste, d’une pâleur,
ici tel­le­ment inat­ten­due, de salade de cave. Puis, l’ayant vu
mar­cher traî­nant péni­ble­ment la jambe, j’avais cru
com­prendre : un infirme ayant assez de cou­rage, ou d’entêtement,
pour être venu jusqu’ici, dans le ferme pro­pos, malgré
tout, de « voir le monde ».

Long­temps,
j’avais erré de palais en palais, pous­sant, même, dans
la cam­pagne, jusqu’à ces restes que per­sonne ne va voir et
qui sont, me dit en une espèce de fran­çais un vieil
agro­nome pes­tant contre les ser­vi­tudes que l’archéologie
impose à la culture, l’ancienne « entrée de
ser­vice » par laquelle les pay­sans venaient ravi­tailler la
demeure royale ; et il ne me res­tait plus qu’à attendre le
petit auto­bus qui ramène les visi­teurs à la ville. Sur
un banc, mon homme triste au cos­tume fon­cé atten­dait, lui
aus­si, en com­pa­gnie d’une jeune femme de type nor­dique. Quel
ren­sei­gne­ment vou­lus-je essayer de lui deman­der, je ne sais plus.
Tou­jours est-il que je com­men­çai par lui dire : « Do you
speak English ? » — « Ich spreche deutsch. » Mon
dieu, fis-je, cela pour moi est plus com­mode et, bientôt
j’apprenais que, pro­fes­seur de langues et de littératures
anciennes à l’université de Munich, il devait à
des amis et à des col­lègues, qui lui avaient organisé
une tour­née de confé­rences, la joie de revoir la Grèce
beau­coup plus tôt qu’il ne s’y était attendu.
J’étais dou­ble­ment gêné : d’abord, n’y
avait-il pas indis­cré­tion à l’empêcher d’être
seul avec cette jeune femme — dont la langue, me dit-elle, était
l’anglais — et sur­tout, pour me par­ler, il s’était levé
de son banc et je n’osais pas le prier de se ras­seoir, de peur
d’avoir l’air de trop remar­quer la peine qu’il avait, avec sa
jambe infirme, à se tenir debout. Je pris, le par­ti de parler
comme si de rien n’était, entre autres de la mystérieuse
éty­mo­lo­gie du mot laby­rinthe. Je lui deman­dai de quelle partie
de l’Allemagne il était. « Des pays baltes… Rapatrié
de force par Hit­ler avant la guerre. — Vous l’avez faite ? —
Oui. Toute la cam­pagne de Rus­sie. Et c’est seule­ment pen­dant les
toutes der­nières semaines que — un geste de la main vers sa
pauvre jambe — j’ai éco­pé. » De ce qu’il
ajou­ta il résulte que, bles­sé en effet tout à la
fin, en Alle­magne, il fut d’abord pri­son­nier des Russes, mais que
ceux-ci, trop heu­reux de se débar­ras­ser des inva­lides obligés
de gar­der le lit, l’avaient refi­lé aux Anglais. Ce qui
explique qu’il puisse main­te­nant vivre, et ensei­gner, en république
fédé­rale. Cepen­dant qu’il me par­lait, je ne cessais
de le regar­der. Tris­tesse, oui, une tris­tesse sans fond, mais plus
encore — heu­reu­se­ment dirais-je — gra­vi­té. Et dans les
yeux, très bleus, quelque chose de si par­fai­te­ment pur que
l’idée, qui for­cé­ment m’était venue, qu’il
por­tait peut-être, avec le poids de tant d’épreuves,
celui, autre­ment effroyable, d’avoir eu sa part dans l’affreuse
inhu­ma­ni­té de la guerre alle­mande là-bas, me parut
bien­tôt devoir être écartée.

Entre
temps, l’autobus était arri­vé. Nous y montâmes.
Et nous n’avons plus échan­gé beau­coup de paroles.
Tou­jours ma crainte de le gêner dans son tête-a-tête
avec la femme. Et aus­si, peut-être, chez lui, celle de
s’imposer — il savait que j’étais Fran­çais — à
un étran­ger de l’ancien autre camp. Sim­ple­ment quelques
phrases sur son tra­vail ; et aus­si sur Goethe.

Mais
le soir, alors que je dînais au res­tau­rant, il se trou­va qu’il
y entra lui aus­si — cette fois, il était seul — et que,
m’ayant aper­çu, il s’approcha de ma table et me demanda
s’il pou­vait s’y asseoir. Au bout de quelque temps, je me risquai
à poser cette ques­tion directe : « Pen­dant toute cette
cam­pagne de Rus­sie, quels ont été vos sentiments ? »
Le regard comme tour­né vers l’intérieur, il me
répon­dit d’abord : « Je ne vou­drais par­ler que des
choses profanes. »

Il
y avait tant de sérieux dans ces mots, ils lais­saient deviner
une telle authen­ti­ci­té de vie reli­gieuse que le sou­ve­nir en
est demeu­ré, pour moi, inef­fa­çable. — Tout ce qu’il
a dû vivre et subir, et ce corps désor­mais mutilé,
tout cela, c’était l’évidence, il y fait front par
la fidé­li­té à la foi. (Et d’ailleurs, il
n’avait pas lais­sé de sou­rire quand me quit­tant après
l’autobus, il m’avait, comme on dit « c’est comme ça,
rien à faire », révé­lé son nom qui
tra­duit, se dirait en fran­çais : fidèle.) Peu importe,
au fond le détail de ce qu’il m’expliqua ensuite des
sen­ti­ments doubles qui furent les siens : sa haine, bien sûr, du
sys­tème russe — Balte, il le connaît de première
main — mais en même temps son amour du peuple russe, dont il
me dit par­ler cou­ram­ment la langue ; la conscience qu’il eut
tou­jours que le plus grand mal­heur, pour le genre humain, eût
été la vic­toire de l’Allemagne ; mais aus­si — et
cela avec une pro­fon­deur de convic­tion tout à fait allemande —
le sen­ti­ment qu’il eut, éga­le­ment tou­jours (son hor­reur de
Pau­lus), de son « devoir de sol­dat ». Oui, peu importe, en
un sens, le détail de ses pro­pos. Der­rière tant —
trop d’Histoire, tant de pen­sée réfléchie ;
car le peu qu’il disait était évi­dem­ment le fruit de
longues médi­ta­tions et de quelle expérience ! —
affleu­rait le constant état de veille d’un esprit tout de
sérieux nuan­cé, lui-même reflet d’un amour
pro­fond — et bles­sé — non point tant de la vie que de
l’Etre.

Je
ne devais pas revoir ce com­pa­gnon de quelques heures — moi-même
je quit­tais la Crète le len­de­main. Mais je ne crois pas me
trom­per en l’élisant au fond de moi comme le plus à
jamais pré­sent d’entre les amis vir­tuels qu’apporte, puis
rem­porte le dérou­le­ment du voyage.

J.
P. Samson

La Presse Anarchiste