Celui-là
était un petit homme brun que, s’il n’avait pas été
dans le train de Vienne et assez expert à jaboter l’allemand,
on eût été tenté de prendre pour un
Italien. Le cheveu frisé et un peu gras, avec, dans toute sa
personne, soit dit sans plus penser à la ressemblance
italienne, un air de prose et d’esprit pratique mal dissimulé
par un vernis de politesse moins gentille que tatillonne. Quelconque,
encore qu’à le bien regarder assez laid. C’était un
ingénieur serbe, de Belgrade, mais, à ce qu’il
m’expliqua tout de suite, venant en Suisse assez souvent,
exactement à Baden, où la République populaire
yougoslave l’envoie apparemment étudier de près dans
les grands établissements industriels de la BBC
(Brown-Boveri), je ne sais quelles machines.
Donc,
nous étions dans le train de Vienne, et il nous fallait tous
deux changer en pleine nuit à Schwarzach. Mais là, le
train allemand qui devait nous emmener au-delà de la frontière
yougoslave n’avait pas daigné attendre notre convoi fort en
retard. La nuit était aussi noire que le nom du patelin
(Schwarzach, eau ou rivière noire), un trou abominable. La
seule idée d’y prendre une chambre était à
vous faire tomber neurasthénique. Autant profiter du premier
train omnibus en direction de Lubénicé (la première
station slovène).
Je
passe sur la description de l’invraisemblable wagon dudit omnibus.
Pas de lumière, pas de chauffage et dans les premières,
auxquelles nous avions l’honneur d’avoir droit, pas de
compartiment de fumeurs. « Impossible même chez nous »,
constata l’ingénieur. Mais pour rien au monde, même
pas pour fumer, il ne fût allé s’asseoir en seconde.
On est d’une démocratie populaire ou on ne l’est pas. Ou
plutôt : on est ou on n’est pas de la « nouvelle classe ».
D’autant
plus significatif que l’appartenance du personnage à ladite
nouvelle classe découle uniquement de son état
professionnel. Pur technicien, ou pour parler leur langage pur
spécialiste, il n’est même pas — il me l’a dit —
membre du parti. Ségrégation toute spontanée,
donc.
Et
que le suivant incident allait encore mieux mettre en relief.
De
Lubénicé, un autre train omnibus devait nous emmener
vers Lubliana (Laibach), mais il y avait un battement de plus d’une
heure. Moi-même, je voulais encore demander je ne sais plus
quoi à un employé. « Bon, dit mon Serbe en
s’éloignant, nous nous retrouverons au buffet. »
Buffet ?
Buvette plutôt, ou du moins c’est ce que je crus d’abord
dans le petit local où j’avalai coup sur coup deux cafés
brûlants et très convenables, presque dignes de
l’Italie, plus un svilowitch fort bienvenu après une nuit
sans sommeil. Assistance sympathique au possible, surtout des
cheminots. Et parlant tous assez naturellement l’allemand (dame,
Slovénie, Croatie, c’est l’ancienne Autriche) pour que je
puisse faire un bout de causette. Mais de l’ingénieur de
Belgrade, pas trace. — Toutefois, j’avisai un escalier dont je
grimpai les marches, pour déboucher dans une salle assez
confortable, le buffet des premières de toute évidence.
Et bien entendu, c’est là que le bonhomme était
installé.
Indescriptible,
son air tout à la fois peiné et scandalisé quand
il apprit que je m’étais arrêté à la
buvette. « Là, fit-il, personne ne prend d’égards. »
Ne se soucie d’être bien habillé et un peu propre,
voulait-il dire. — Sans commentaire.
Et
je le vois encore, dans l’autre train, un rapide enfin celui-là,
qui, l’après-midi, nous permit de repartir de Lubliana, lui
pour Belgrade, moi pour Zagreb, lier conversation avec un
« journaliste commercial » revenant d’Italie, et tous
deux échangeant leurs cartes de visite. Pas la moindre
différence avec nos bourgeois les plus hommes d’affaires.
* * *
Plus
fin, plus sec que les autres consommateurs, Yougoslaves toujours sur
le point de se laisser un peu aller, ou Autrichiens aux angles
arrondis, mon voisin de table de Lubliana, lorsque je lui eus adressé
la parole en allemand, me répondit en un français
impeccable. A la nuance de la voix bien plutôt qu’à la
moindre particularité de prononciation, à l’excessive
et spécifique réserve aussi de toute sa personne, ma
première supposition : un pur intellectuel ici condamné
à quelque désespérante corvée de
fonctionnaire, m’abandonna. Et je demandai comme on parie :
« Etes-vous Italien ? » « De Trieste. » Puis avec
une sourde insistance : « Slovène ». Le type même
du « minoritaire » que toute son italianité
d’apparence, et je dirais aussi de fait, n’empêche pas
d’être perpétuellement dressé contre les
brimades. Il était là — c’est veille de Pâques,
jour comme un autre en Yougoslavie, mais sa « marâtre »
Trieste, ce jour-là, lui donne à lui au moins congé
— pour voir son frère, ingénieur ou architecte, qui
vit à Lubliana. Rien à dire de plus du personnage,
sinon sa distinction extrême d’Italien, malgré lui et
de vieil Européen sans peut-être le savoir. O Trieste,
antique charnière de notre continent démoli…
Un
de ses propos m’a beaucoup frappé. Je lui avais dit mon
heureuse surprise de trouver en Slovénie une vie normale et
même un air d’aisance et presque de liberté, alors que
la seule autre fois que j’avais passé cette frontière,
c’était pour aller à Fiume (Rijeka), où tout
m’avait paru non seulement si pauvre mais si morne. « Il ne
faut pas oublier, me dit-il, qu’ici le pays est indépendant
depuis la première guerre mondiale. Vers la côte, le
détachement de l’Italie ne date que de quelques années.
Ce n’est pas encore mûr, pas encore stabilisé. »
* * *
Dommage
que cette jeune femme aux cheveux en désordre c’est vrai
mais, quoique coupés bien court, d’une jolie blondeur, ait
les mains si abîmées. Ces mains qui tiennent un affreux
petit volume à couverture illustrée comme on en trouve
dans les gares mais dont je n’aurais quand même pas cru
qu’ils fussent en vente en pays « socialiste ». Ça
n’a pas de sens que je m’approche pour essayer de deviner le
titre : il sera en croate ou en serbe et je n’y comprendrais rien.
Tiens elle va fumer, mais cherche en vain son briquet ou ses
allumettes. L’occasion est trop bonne, je me lève, traverse
le compartiment — j’étais assis près du couloir,
elle à côté de la fenêtre — et lui offre
du feu. Stupeur la voix qui me remercie est — presque —
masculine. Ma jeune femme aux cheveux courts est un jeune homme. Un
lycéen, comme je devais l’apprendre : il parle un allemand
hésitant mais à peu près compréhensible.
Serait-ce possible qu’il ignore tout à fait à quel
point, chez lui, chaque geste, chaque inflexion de phrase est d’une
femme ? Je le regarde un peu plus attentivement. Eh bien, non, il doit
l’ignorer. Il y a une telle pureté d’enfance dans ces yeux
bleus, cette gentille application à ne pas faire trop de
fautes dans la langue étrangère qu’il me parle tant
bien que mal. Après tout, il est probablement beaucoup plus
jeune que sa taille ne le ferait croire et a dû grandir si vite
qu’il n’a pas encore eu le temps, sexuellement, de se fixer. Pas
le temps non plus de déjà se douter que si cette
indécision de son être devait se prolonger, il serait à
lui-même, le pauvret, surtout en un pays qui ne doit pas
badiner avec la « morale », un satané problème.
Dieu merci, pour le moment son innocence est trop évidente
pour que l’on hésite à être tout simplement
touché de sa gentillesse, de sa grâce, de cette
gentillesse, oui, mais qui vient du cœur, comme je la retrouverai
presque partout en ce pays slave. Impossible de ne pas se dire : c’est
déjà russe. Ah que je comprends Elinor L. de penser,
malgré ses douze ans de camps là-bas : « Si
seulement je pouvais y retourner. » Que nos politesses
occidentales, et même, plus loin en Grèce, la grâce
méditerranéenne, indéniable mais toujours
avisée, des gens, comparées à la spontanéité
fraternelle slave, manquent donc de chaleur.
— Alors,
comme cela, vous êtes lycéen à Zagreb ?
— Oui.
— Que
fait votre père ?
— Architecte.
Architecte des chemins de fer.
— Quand
aurez-vous fini votre bachot ?
— Seulement
dans deux ans.
— Savez-vous
déjà ce que vous ferez ensuite ?
— Ma
médecine.
Oui,
évidemment, son papa a une situation officielle, lui, le fils,
peut choisir. Et voyager en première.
— Monsieur
votre père est-il politiquement organisé ? (Je trouve
plus poli de tourner ma question ainsi, plutôt que de demander
crûment : est-il du parti?)
— Non.
— Cela
ne le gêne pas dans sa profession ?
Avec
un sourire :
— On
peut malgré tout s’en dispenser.
Nous
bavardons un bout de temps de choses tout à fait autres. Le
paysage accidenté de la Croatie a depuis longtemps fait place
à une immense plaine monotone. Au fur et à mesure qu’on
avance vers l’Est, les rares villages se font plus pauvres, plus
« campement ». (Il est vrai que l’on commence à
avoir déjà cette impression dans la campagne voisine de
Vienne.)
— Vous
allez aussi à Belgrade ?
— Oh
non, je dois changer à X pour aller en Herzégovine, où
je passerai la journée chez ma grand-mère.
— Est-ce
que c’est Pâques, pour vous ici ? ou bien seulement plus tard,
je veux dire à la date de l’église orthodoxe ?
— Oh
vous savez, les gens sont libres, mais officiellement ce n’est pas
fête.
— Vous
devez retourner demain lundi au lycée ?
— Mais
oui.
Les
dieux savent si je ne suis pas pratiquant. Mais que mon athéisme
me pardonne, c’est triste, quand même, cet effacement total
de l’ancienne croyance. Un vide. Un silence. Une mort dont on ne
porte même plus le deuil.
* * *
Tout
à côté de l’ancienne tombe turque dont on peut
regarder par les fenêtres l’intérieur délabré,
un banc et sur ce banc un jeune homme apparemment bien aise — le
coin est assez solitaire — d’échapper, pour lire un livre,
à la cohue ennuyée de la foule dominicale qui, faute de
mieux, parcourt les ruines informes de l’immense forteresse d’où
l’on découvre à peu près tout Belgrade et ces
deux non moins informes larges traînées que sont la Save
et le Danube. Pour demander mon chemin, j’interromps un instant le
lecteur. Etudiant. En quoi ? En lettres : la littérature en
vieux serbe. Il est maigre et tout intériorité.
Applique-t-il les schémas du marxisme aux vieilles tradition ?
ou bien nourrit-il de celles-ci quelque fanatisme nationaliste ? Les
deux peut-être. En tout cas une… inconscience malheureuse.
* * *
De
toutes les villes que je connais, aucune ne m’a paru plus morne ni
aussi encombrée de laides bâtisses que Belgrade, et mon
projet primitif d’y passer une nuit fut bien vite abandonné.
Plutôt la familière et donc inoffensive cellule d’un
wagon où dormir, voire où risquer de ne pas fermer
l’oeil. Et l’obscurité n’était pas encore tombée
que je montais comme on fuit dans le train de Salonique.
Rien
à dire de mon premier compagnon de voyage, un jeune Anglais
bien correct et parfaitement insignifiant qui, travaillant dans une
fabrique de cigarettes de la ville de Nich, n’alla pas plus loin
que cette station. Tandis que le fruste, naïf et touchant
Yougoslave qui vint le remplacer dans mon compartiment n’est pas
près de s’effacer de ma mémoire.
Non
que rien de marquant, en lui, s’imposât à l’attention,
mais justement : il n’en était qu’un témoin plus
parlant de la vie du pays, ce pays mystérieux pour moi qui,
forcément emprisonné dans mes habitudes et
représentations d’Occidental, ne faisais que l’entrevoir
au passage.
Même
en Suisse, où l’inégalité, fort réelle,
des conditions est si peu voyante, on eût difficilement trouvé
dans un wagon de première quelqu’un de vêtu comme mon
nouveau compagnon. Ses frusques n’avaient rien d’incorrect, oh
non ! Mais d’une confection si évidemment confection qu’elle
figurait comme l’image même de cette pauvreté anonyme
qui doit être l’un des traits — bien que je l’eusse peu
remarqué jusqu’alors — d’une société
« prolétarienne ». Au physique, tout à fait
l’ouvrier trapu, et les mains visiblement marquées par un
travail manuel, encore que sans doute relativement peu pénible.
Je l’aurais classé contremaître. Bientôt,
d’ailleurs, la conversation s’engagea. Si je peux dire, car
l’allemand qu’il prétendait parler, n’était
assurément pas son fort. Tout de même, je compris qu’il
devait être plus que simplement contremaître, mais, dans
je ne sais plus quelle industrie, une espèce de technicien.
Trop heureux d’avoir affaire à un étranger, il voulut
tout de suite des renseignements sur la situation politique. Mais je
ne tardai pas à me rendre compte que son désir de
profiter de cette occasion de s’informer autrement qu’à
travers la presse officielle était aussi illusoire que
sincère. Car quoi que l’on pût dire, il l’accommodait
toujours, et immédiatement, selon les schémas de la
propagande ad usum delphinorum. Tout cela avec une gentillesse
de bon chien qui ne connaît que son maître. « Lui
alors, il est certainement du parti », pensai-je. Je le lui
demandai. Pas du tout. Ce qui est d’autant plus intéressant
du point de vue du conditionnement des esprits. En particulier comme
chez tous les gens du pays avec qui j’ai pu échanger
quelques mots, il ne mentionne jamais l’Allemagne autrement —
pour lui c’était une vérité d’évidence
— que comme l’incarnation du diable. Pas l’Allemagne d’Hitler
seulement, mais aussi celle d’aujourd’hui, l’Allemagne de Bonn.
Tito ou Khrouchtchev jouent là-bas sur du velours.
Le
pauvre bon type : je lui dis bien, certes, que je pensais autrement,
mais je n’allais tout de même pas entreprendre d’essayer de
le détromper. Cela n’aurait servi à rien.
Navré,
mais aussi touché de son inconscience. Et touché, je le
fus bien davantage encore par ce qui allait suivre.
Je
lui avais dit que j’étais parisien. Combien tout de suite
son imagination a dû se mettre à travailler. Toutefois,
ce n’est qu’au bout d’un assez long temps qu’il prit son
courage à deux mains pour m’expliquer : « Chez nous,
tout le monde ne connaît rien de plus beau à mettre au
mur que des photos de Paris. Mais il n’y a pas seulement les
photographies…» Et pour être bien sûr que je
comprenne, il sortit de sa poche un bout de papier et un crayon et me
dessina la tour Eiffel. Ah, malheureusement impossible d’acheter
ici ces petites tours Eiffel de vingt à trente centimètres
comme on en vend à Paris. Si seulement je pouvais en envoyer
une à sa femme. Bien sûr, je n’aurais qu’à
lui dire combien… Inutile d’ajouter que je l’arrêtai tout
de suite sur ce chapitre du paiement. Avec quel enthousiasme, quelle
reconnaissance — pas à cause des sous mais de la chose —
il joignit alors à son dessin l’adresse de sa bourgeoise —
oh pardon, de sa citoyenne. Cette joie de grand enfant — toujours
la spontanéité d’un peuple deux fois humain — Je ne
l’oublierai jamais.
(Je
sais qu’à ma demande, Gisèle W. a tout de suite
envoyé l’objet. Mais j’ai bien peur que quelque douanier
ou facteur n’ait pu résister à la tentation de
s’approprier la merveille, car il est si peu dans le style de mon
brave gars de ne m’avoir point remercié.)
* * * *
Jeune
médecin de Salonique qui reveniez d’Allemagne et m’avez si
poliment adressé la parole en français ; qui ne
voulûtes jamais me permettre, au bistrot de la petite station
frontière, de payer mon café et mon swilowitch (ou bien
était-ce déjà de l’uso grec?); vous dont le
frère, dans les bras de qui vous tombâtes en arrivant en
votre ville, était venu vous chercher et à qui vous
eûtes la courtoise attention de demander de me conduire d’hôtel
en hôtel jusqu’à ce que j’eusse enfin trouvé
dans la rue — bien sûr — Alexandre le Grand (Alexandrou
Megalou) une chambre, certes moins glorieuse que le fameux
conquérant, mais à peu près habitable ; oui,
jeune médecin de Salonique si gentil, si prévenant et
qui n’eûtes d’égal en prévenance et
gentillesse que votre frère, bien que celui-ci, en voie de
devenir aussi médecin comme vous-même et votre père
à tous deux, une dynastie en somme, ne pût guère
m’entretenir que, hélas, dans la langue d’Albion,
désormais chez vous de plus en plus à la mode (et je ne
dirai point que cela ne me vexe pas un peu); encore une fois très
aimable jeune homme si conscient — car au fond, n’est-ce pas,
c’était surtout cela — de ce que vous vous deviez à
vous-même, fils de l’Hellade, en vous montrant à tel
point soucieux de bien accueillir l’étranger, ne comptez pas
trop que tant d’empressement vous donne tout à fait droit à
figurer sur pied d’égalité au nombre des humains que
les rencontres du voyage m’auront permis d’approcher. On vante
beaucoup, et toute votre façon d’être me persuade que
l’on a bien raison, l’hospitalité grecque. Mais
excusez-moi : j’arrivais des pays slaves et, si charmante que fût
votre amabilité je ne pouvais m’empêcher de lui
trouver un air de famille avec — la nôtre. Cela tient-il, à
cette Méditerranée qui nous est commune ? Quelque
sincère que nous nous croyions, vous et nous, quelque
activement serviables qu’il peut — à nous moins souvent
qu’à vous — nous arriver d’être, aussi bien chez
nous que chez vous, je crois, c’est l’air qui fait la chanson.
Nos phrases les plus méditées ne sont jamais tant dites
pour le sens que pour le bonheur des mots, nos actes les plus
désintéressés jamais accomplis sans la puérile
arrière-pensée de nous complaire. Encore une fois,
veuillez me pardonner, mais je ne dirais pas toute ma pensée
si je n’avouais que chez vous le paraître me semble encore
plus que chez nous l’emporter sur l’être. Enfin, quand je
dis chez nous — mes cousins de Marseille… Mettons que, tout comme
dans leur cas, chez vous-mêmes la délicatesse (on
pourrait en dire autant du silence) tient toujours un peu de la
galéjade.
* * *
Au
fur et à mesure qu’il me parlait — je ne saurais plus dire
au juste si c’était en anglais ou en italien, mais en tout
cas en un italien ou un anglais fort approximatif — je retrouvais
de plus en plus la figure un peu louche de ce Napolitain dans la
dèche qui certain jour m’avait longuement entrepris à
la terrasse du café d’Avezzano où, revenant d’un
bref pèlerinage au pays des romans de Silone, je me reposais
du cauchemar de cette pauvre ville entièrement reconstruite
depuis le dernier tremblement de terre et dans laquelle, très
stupidement, j’avais combiné de rester quelques heures. Ici,
à Salonique, à la terrasse du seul petit café
que j’eusse trouvé sur le port, c’était chez mon
vis-à-vis et interlocuteur bénévole, le même
élimé du costume — ou presque — le même choix
exclusif, cravate, veston, pantalon, de la seule couleur
« respectable », le noir, et encore qu’il n’y eût
point cette fois-ci aux autres tables, comme lors de ma lointaine
halte dans les Abbruzzes, de gros bonnets pour échanger entre
eux des regards entendus au spectacle de l’étranger en
passe, admettaient-ils évidemment, de se laisser prendre à
quelque entourloupette d’un aigrefin de bas étage, je ne
laissais pas d’être sur mes gardes. A tort, je crois, quand
j’y réfléchis après-coup. Loin de songer à
m’écornifler d’une manière ou d’une autre, mon
bavard n’avait assurément que le souci de me donner de
lui-même la plus haute idée possible. Non seulement en
m’empêchant à toute force, lui aussi, comme cela
arrive si souvent en Grèce et n’est qu’une forme courante
de l’hospitalité due aux étrangers, de régler
nos consommations, mais encore, mais surtout en ne me laissant rien
ignorer de sa glorieuse profession. A l’en croire, il n’était
rien moins que metteur en scène et directeur d’une troupe
jouant un peu partout, pour l’armée paraît-il, mais
aussi en Angleterre et en France pour le public estudiantin. Leur
répertoire : surtout les grands tragiques de la Grèce
ancienne. Le malheur, c’est qu’étant venu à parler
de mon intention d’aller en Crète, nom que je prononçai
— oui, je me rappelle, nous parlions italien — Creta, le
bonhomme, tout d’abord, ne comprit pas. Oui, je sais, les Grecs
actuels disent Criti, — mais pour un familier de la Grèce
antique, un directeur de théâtre et metteur en scène,
l’hésitation était trop invraisemblable. Que doit-il
être au juste ? Tout simplement chômeur, peut-être
(de chômeurs, Salonique ne doit pas en chômer), et qui
peuple ses heures vides à se rendre intéressant, voire
en ayant recours aux souvenirs du temps où il aura été,
qui sait ? placeur dans un cinéma ou garçon de course de
quelque impresario.
Et
puis quelle importance ? Sur l’admirable golfe, l’implacable
vérité du soleil se moque bien de tous les mensonges.
* * *
Déserte
immensité de terres arides et d’olivaies dont le gris bleu
s’accorde au bleu scintillant de cette autre immensité : la
mer.
— Pardon,
Madame, cette montagne, c’est l’Olympe ?
— Né,
Olympos (oui, l’Olympe).
Elle
m’a répondu cela comme on dirait : parfaitement,
Réaumur-Sébastopol.
J’ai
beau vouloir ne pas avoir l’air d’en avoir l’air, ça
m’en fiche un coup.
Plus
loin, une grande inscription sur le roc signalera, en grec et en
anglais : vallé de Tempé.
Virgile
pour touristes…
Moi
qui croyais qu’en Grèce on ne voyageait presque jamais en
chemin de fer — c’est si rare d’y voir circuler un train — je
n’en reviens pas de notre wagon plein à craquer.
Histoire
de me dégourdir un peu les jambes — pour la simple distance
de cinq cents kilomètres Salonique-Athènes, il y a neuf
bonnes heures de trajet — je vais sur la plateforme où me
rejoint un passager tout à fait correct et qui a le rare
avantage de parler un anglais possible. Oui, correct comme devait
l’être Moréas. Derrière les verres de son
lorgnon, de beaux yeux ; la peau assez bistre ; la voix, si j’ose
dire, bien découplée, et une faconde que l’anglais
discipline. Parle avec intelligence d’un tas de choses — il doit
lire beaucoup. Bien entendu, il voyage à l’œil : ingénieur
des chemins de fer. « Oh, me dit-il bientôt, vous arrivez
plutôt mal ; ici, c’est la semaine de Pâques, cette
année huit jours après la vôtre, et tout à
Athènes va être plein. » Un instant, j’hésite
à continuer, me demandant si je ne vais pas descendre à
Thèbes (j’ai oublié le nom à coucher dehors
que l’antique cité porte aujourd’hui), d’où je
pourrais facilement gagner Livadia et, de là, m’en aller
revoir Delphes, où ce serait bien le diable que je ne trouve
pas un coin pour dormir. Mais non : pas d’encyclopédie
d’impressions précipitées, pas de tourisme à
l’américaine. Et comme j’ai cru comprendre que mon type
est lui-même Athénien, je le prie de m’indiquer
quelques noms d’hôtel « Ecoutez, fait-il l’hôtel
X, à la rue du Stade, appartient à un oncle à
moi. Allez‑y. Recommandez-vous de moi, et, si mon oncle n’est pas
là, vous n’aurez qu’à demander son fils, mon
cousin. »
Evidemment,
arrivé à Athènes, la première chose que
je fis, ce fut de me rendre à l’hôtel en question. Il
n’y avait plus une seule chambre libre, ce dont je fus bien aise,
car la boîte avait l’air plutôt miteuse. Mais le beau,
c’est que mon ingénieur, soi-disant neveu et cousin des
propriétaires de la maison, n’y était connu de
personne.
O
Ulysse, grand Marseillais avant la lettre…
Tout
mon amour de ce pays n’empêche pas qu’il fallut bien me
dire : encore et toujours le climat de la galéjade.
* * *
Comme
on peut, si l’on n’y prend garde, sottement succomber à
certains préjugés tout comme si on les partageait
vraiment.
Oui,
il était bien gentil, cet étudiant en droit qui,
parlant assez bien français, m’avait aidé à
trouver le car de Sparte, à m’y installer et, une fois
arrivés à Tripolis, où l’on déjeunait,
à me débrouiller au bistrot pour que je puisse m’y
asseoir à peu près confortablement et, en dépit
de la barrière linguistique, commander vin et pitance.
Mais
je revois encore, à l’autre bout de la salle à manger
et me souriant de loin, le jeune matelot qui, pendant le trajet,
m’avait tenu, dans un anglais tout à fait possible, quelques
propos si intelligents. Entre autres sur l’usage, aujourd’hui si
répandu là-bas, de l’anglais : « If we like it or
not, we must ». Ou bien parce que sur une montagne on voyait,
comme si souvent, en grandes lettres : Oxi (non), m’expliquant que
c’est histoire de commémorer le refus du gouvernement grec
de laisser passer les troupes hitlériennes. « In honor of
this glorious no. » Cela dit avec un bout d’ironie montrant
que le gars avait assez voyagé pour échapper au
conformisme chauvin si fort dans le pays.
Comme
si ma place n’aurait pas été à côté
de lui, plutôt que de cet étudiant, encore une fois bien
aimable mais tout à fait insignifiant.
Sans
y réfléchir, ce n’est pas le marin, le prolo des
tempêtes, mais le clerc avec qui j’étais resté.
Ce
que l’on peut être sot.
Le
cas de dire : un pas de clerc.
Je
me le reproche d’autant plus que ce marin avec qui je me sentais
autant d’affinités, disons, qu’avec un typo de Paris, a dû
soit rester à Tripoli soit prendre quelque autre autobus, car,
une fois rendu à Sparte, je me suis, non sans regret ni
remords, avisé que je n’avais même pas trouvé
l’occasion de lui dire au revoir.
* * *
Dans
la triste poussière du soir trop chaud accablant de sa
prosaïque torpeur les misérables bâtisses du
quartier populaire de Mousteraki, que j’aime un peu comme nos
banlieues les plus déjetées, l’homme, à peu
près aussi nu que ses ancêtres gladiateurs, prétendait,
lié de chaînes évidemment truquées, donner
aux badauds gouailleurs, à grand renfort de tours de force,
une démonstration de sa virtuosité musculaire.
Démonstration coupée bien sûr, de temps à
autre, par une petite ronde pour faire la quête. Blond, l’œil
bleu, d’où pouvait-il être venu s’exhiber ainsi à
la foule athénienne ? D’une île ? Je supposerais plutôt
de Macédoine ou d’Épire. Assez gagné par la
mentalité d’Athènes, au reste, pour tenir à
laisser entendre qu’il ne se prenait pas au sérieux. Mais à
cause du lieu même et de sa nudité empoussiérée
par le macadam, on était du même coup à la foire
et devant quelque image, tout ensemble émouvante et sordide,
d’une antiquité soudain quotidienne.
* * *
Soigneusement
à l’écart des derniers touristes de la journée,
j’avais, assis sur une pierre, assisté au plus beau
spectacle du monde : sous le reflet du couchant, le marbre du
Parthénon unissant peu à peu à l’équilibre,
à la pureté des masses et des lignes, la respiration,
croirait-on, d’un corps animé. Les gardiens criaient qu’on
allait fermer. Il fallait bien partir. Et je passai auprès
d’un jeune couple qui, tout comme moi, avait cherché un coin
solitaire pour contempler l’indicible miracle. Déjà,
en venant m’asseoir sur mon caillou, je les avais remarqués,
et que l’homme tenait à la main un guide en français.
Et c’est pourquoi, repassant devant eux, je ne pus m’empêcher
de dire : « C’est plus beau que du Le Corbusier. » « Mais
c’est du Le Corbusier ! » me répondit aussitôt
l’homme, avec un fort accent anglais. Je me serais reproché,
en un tel lieu, la dissonance d’une discussion, et, sans ajouter
mot, me mis à descendre l’escalier des Propylées.
Mais ils me rattrapèrent et, un peu gênés de leur
hardiesse, m’offrirent de me ramener en ville dans leur voiture.
Lui était Canadien, elle Polonaise. Mariés. Son métier
à lui, architecte. Mais pas au Canada, aux Etats-Unis. Les
gens les plus exquis du monde. Sauf en architecture, nous nous
découvrions à peu près en tout les mêmes
réflexes. Nous fîmes, dans un bistrot des plus
populaires, une halte charmante. Et lorsque je les eus quittés,
lui, dans la foule de l’avenue grouillante où j’aurais
voulu dîner, me courut après. Prenant son courage à
deux mains, il me proposait de faire le lendemain, dans leur bagnole,
une excursion de mon choix. Hélas, j’avais déjà
mon billet pour Sparte. Je l’ai regretté.
* * *
Encore
une fois je flânais à Mousteraki. Ses trottoirs bossués,
ses chaussées défoncées, ses maisons misérables
dont la plupart ont tout juste l’air de baraques, son espèce
de place où l’on ne sait laquelle est la plus sordide de la
gare du métro ou de l’ancienne mosquée. Sur tant de
pauvreté — c’était le soir — un éclairage
pauvre.
— Spreken
sie dötsch ?
L’homme
qui m’adressait la parole en cet allemand d’infortune était
comme une émanation de l’ombre. Avec un peu d’effort, je
finis par distinguer le personnage. Un petit gros dans la
quarantaine, très peuple mais — c’était dimanche —
assez proprement vêtu. Que me voulait-il ? Me taper ? me servir
de guide ? ou bien, par ici ce doit être assez la coutume et,
pour lui, sans doute ressemblé-je assez aux blonds Allemands
qu’on imagine facilement à la recherche, dans le quartier,
de rencontres masculines… Ou encore, car l’obscurité n’y
serait que trop propice, l’homme essaye-t-il tout simplement de
voir s’il ne pourrait pas me faire les poches ? Quand même, si
le gars n’a aucun projet malhonnête, ce serait bien vilain de
ma part de lui montrer que je me méfie un peu. Je le laisse
donc m’emboîter le pas et me parler d’abondance — car
pour parler, cela oui, il parle ! — dans un invraisemblable sabir.
Dans la mesure, très réduite, où j’arrive à
comprendre tel ou tel lambeau de son « allemand », je me
rends compte qu’il m’explique les lieux. Ici, l’ancienne
mosquée. Là une autre. Là encore, une troisième,
transformée en musée. Plus loin — nous marchons dans
les rues toujours plus sombres, toujours plus délabrées
et dont on dirait, mais il n’y en a pas eu, qu’elles ont pâti
de nombreux bombardements, c’est à ce que je devine dans ses
paroles, la porte ruineuse de l’école turque et, en face, la
Tour des vents, puis, au bout d’un champ de débris
antiques, la colonnade de la bibliothèque d’Hadrien. Toutes
choses que je reviendrai voir au jour le lendemain et dont la
découverte ne m’eût guère été
possible sans mon guide inattendu, qui toujours m’accompagne,
vantant, mais oui, l’amitié, l’ancienneté de tant
de choses, qui parle, qui parle. Ma foi, je décide, si peu
rassuré que je me sente au fond, de tenir bravement mon rôle
d’étranger confiant, et je lui propose de prendre un verre.
Sa mimique, alors, signifie à n’en pas douter : « Je
connais un endroit fameux dont vous me direz des nouvelles. » Et
d’autorité il m’entraîne dans une rue plus sombre
encore que les autres. D’abord, je me dis : ce ne doit pas être
loin et, puisque j’ai commencé à jouer le jeu… Mais
les maisons succèdent aux maisons, la nuit toujours s’épaissit
davantage, cependant que mon type continue — j’entends le bruit
de ses pas plus que je ne le vois — à marcher ferme.
L’inquiétude finit par s’emparer de moi tout à
fait, l’angoisse même. « C’est trop loin, dis-je,
criant presque, on m’attend à Athènes, au revoir. —
Mais non, il n’y a plus que quelques pas. » M’enfuir dans ce
noir ? Il m’aurait vite rattrapé ! Je le suis donc encore,
mais je n’en mène pas large. Quand et comment cela va-t-il
finir ? Mais non, il avait dit vrai : à peine à cinquante
mètres de l’endroit où j’avais fait mine de le
plaquer, voici, à un étroit carrefour, la devanture
faiblement illuminée, mais illuminée quand même,
du bistrot où il avait décidé de m’emmener. Je
ne suis pas tout de suite rassuré, car la boîte a plutôt
une drôle de mine et, une fois le seuil franchi, je pense tout
de suite : la place Maube. Et encore, trouverait-on, même place
Maubert, misère pareille ? Horreur de devoir se dire que ce ne
sont probablement pas des clochards, mais des ouvriers dans leur
condition habituelle. Pas des vêtements, des loques, et les
enfants pieds nus qui vont de table en table sont encore plus
affreusement loqueteux et sales. Mon cicerone du Pirrhée —
j’oubliais : il m’a dit que c’est là qu’il boulonne
(pas tous les jours, je suppose) — ferait ici presque gandin.
Pourtant, dans cette salle, tout le monde a l’air de trouver tout
cela — ce rebut d’existence — parfaitement naturel. Des tables
où s’asseoir, quelques lampes plus claires que les falots
lumignons de la rue, ce doit être pour eux une espèce de
luxe. Quelque chose qu’on se paye le dimanche. Je ne jurerais pas
que je me sente déjà tout à fait « hors de
danger », mais je me félicite quand même du hasard
qui m’a conduit dans cette tanière : car si l’on n’a pas
vu cela, on ne sait pas ce que c’est, la « civilisation »
du malheureux pays qui a donné naissance à la nôtre.
Danger
ou pas danger, j’ai soif. Un serveur au tablier maculé étant
venu jusqu’au coin de table où nous avons fini par
(difficilement) trouver place, je commande du vin, autant que
possible, j’y insiste, pas « résiné », et
dois me défendre contre les objurgations de mon compagnon qui
voudrait absolument que je casse la croûte. Sur mon refus poli,
mais net, il se résigne à me laisser jeûner mais
fait venir pour lui-même une ou deux assiettes garnies de
choses que je ne saurais définir, plutôt dégueulasses,
mais qu’il a l’air, lui, de beaucoup apprécier. Au bout de
quelque temps, sachant combien les Grecs ont la rage de vous inviter,
et vraiment dans la circonstance c’eût été un
peu fort, je réussis à faire sortir le patron devant la
porte et à régler l’étrange agape. Puis, après
avoir encore un peu bavardé avec le « guide » à
qui je devais d’être là, je le laisse attablé
et réussis à regagner enfin une rue un peu moins
ténébreuse et solitaire. Ouf ! Mais au fond, je crois
que j’ai eu bien tort d’avoir peur. Je jurerais maintenant que
mon homme voulait uniquement être gentil.
* * *
Charmante
Nauplie, je ne dirai pas ici la beauté de ton golfe, de tes
quais, le gracieux quadrille de tes maisons et de tes rues, non plus
que la noblesse des forts qui te couronnent. Non, puisque les
présentes pages n’ont d’autre sujet que mes passants, mes
éphémères comme je les appelle, mais qui, bien
qu’éphémères en effet dans leur apparition,
durent au long des jours de cette espèce de tendre éternité
que leur prête ou leur essence avec émerveillement
devinée ou, peut-être et plus naïvement, la
gratitude du souvenir.
Charmante
Nauplie, ce que je dirai de toi, ce n’est pas davantage — et
cependant quelle image éblouissante — la longue théorie
de la procession du Vendredi-Saint lorsque les fidèles
gravissant, un cierge à la main, les hauts escaliers de
pierre, allument dans la nuit une cascade ascendante de tremblantes
petites étoiles.
Ce
que de toi je veux retenir, ville douce entre toutes, c’est,
d’abord, l’échoppe de ces quatre ou cinq frères si
aimablement affairés à redonner quelque lustre à
ma pauvre valise esquintée dans le car et qui, me parlant
tous italien, me montrèrent la photo de leur père, de
son vivant, comme eux naguère, ouvrier à Vérone,
puis, au moment où je voulus rémunérer leur
peine, refusèrent énergiquement toute rétribution,
m’obligeant au contraire à accepter le café et l’uso
qu’ils avaient envoyé chercher en l’honneur de celui qui
pour eux n’était pas le client, mais l’étranger et
donc l’hôte.
Et
je dirai ensuite le patron de l’invraisemblable petit hôtel —
le seul où il y eût une chambre — où je passai
la nuit. Comme je lui demandais s’il n’avait personne qui pût
m’aider à porter mes bagages, le joli geste des deux mains
dont il accompagna son excuse dite en un français timide et
chantant : « Ils sont tous à l’église. » Le
même geste avec lequel il m’encouragea à ne pas douter
de sa parole lorsque, après que je lui eusse fait remarquer
que ma porte, une fois fermée à clef, restait
obstinément bloquée par le pêne, il me conseilla
de la laisser ouverte, ajoutant : « Il n’y a pas de crainte ».
Et il était évident que c’était la vérité
même. Personnage tout de douceur, de paresse dansante et
d’ingénuité. Et le lendemain matin quand, de fort
bonne heure, avant de monter à la forteresse, je voulus payer
mon dû : « Plus tard. Maintenant je vais à
l’église. » Et comme je laissais paraître quelque
étonnement, il fit des dix doigts, confus et souriant tout
ensemble, celui qui va se mettre quelque chose dans la bouche. Bien
sûr : il allait communier.
* * *
« Ist
es Ihnen gelungen, etwas zu sehen ? » (avez-vous
réussi à voir quelque chose?) avais-je, dans l’avion,
demandé à cette dame allemande qui, levée
soudain, s’était approchée d’un hublot, alors que,
continuant de me morfondre au seul spectacle du fauteuil que j’avais
devant moi, je me maudissais, moi qui cependant avais déjà
fait, entre Zurich et Paris, la même expérience de
monotonie de salle d’attente et de maussade immobilité à
je ne sais combien de kilomètres à l’heure, d’avoir
commis la bêtise de choisir la voie aérienne pour passer
d’Athènes en Crète. « Pas permis d’être
plus idiot, me répétais-je. Avoir probablement une
seule fois dans ta vie l’occasion d’un tel voyage, et le faire
comme dans un wagon blindé — impardonnable ! »
« En
effet, j’ai pu entrevoir Sunion, le cap et son temple », me
répondit la passagère, avec dans les yeux une joie
encore éblouie.
Nous
n’avions plus, elle, son mari et moi, échangé ensuite
que quelques mots, envisageant toutefois — nous n’étions
pas annoncés dans le même hôtel — de nous
retrouver le lendemain en ville pour faire une promenade ensemble.
Mais à l’arrivée à Héraklion nous nous
étions perdus de vue.
C’est
cependant ensemble que le hasard nous fit, le lendemain justement,
faire en car l’excursion classique de Phaestos et de Gorkys.
D’autres
pourront raconter, s’ils l’ont vue, la beauté de l’Ida
au-dessus des campagnes fécondes. L’Ida, ce fameux jour,
force nous fut de nous contenter de croire à son existence,
car les nuages, des nuages aussi nuages gris que n’importe où
au Nord, le dissimulait complètement. D’autres, de même,
s’ils ont écouté mieux que je ne m’y suis contraint
les commentaires de l’immanquable guidesse (oh ! l’incompréhensible
anglais de la nôtre, auquel nous décidâmes
pourtant de donner la préférence sur son encore plus
incompréhensible français), s’étendre sur les
particularités archéologiques des vieilles pierres
rituellement visitées. Pour mon compte, je tenterai seulement
de garder ici l’ombre au moins de la présence du couple que
je venais de retrouver, comme je devais au reste le retrouver presque
chaque jour, voire plusieurs fois, pour mon plaisir et, j’en suis
sûr, également le leur à tous deux, au hasard des
flâneries crétoises.
C’est
je crois Flaubert qui parle quelque part de la tristesse, en voyage,
des amitiés trop tôt dénouées. Et il est
de fait que mes deux passagers de l’avion d’Héraklion, je
les compterais presque, bien que les connaissant si peu, au nombre de
mes vrais amis. -— L’un et l’autre plus très jeunes,
quoique assurément moins chargés d’ans que je ne le
suis déjà (quand c’est de moi qu’ainsi je parle, je
m’y force : j’ai beau savoir mon âge, je n’arrive pas à
y croire…). Elle, environ la cinquantaine, lui un peu plus. Tout à
fait — c’est elle que je veux dire — ce visage un peu trop plat
des madones germaniques, trop plat mais joli encore, et je ne sais
quel charme dans tous les gestes. Elle parlait l’allemand le plus
pur, sans rien de cette prononciation cravachée qui déjà
donnait à Nietzsche le haut-le-corps. Et très au fait
de tous nos livres et des événements. Lui, plus
réservé, mais avec cette expression d’intelligente
tristesse au premier abord un peu rébarbative que l’on voit
souvent aux hommes de science de son pays. C’est un savant :
professeur d’hygiène à la faculté de médecine
de Bonn. De cette sérieuse culture qui, là-bas, était
monnaie courante avant le déluge. Ma familiarité avec
leur langue, ma totale absence de ressentiments nationalistes (jointe
à une commune conscience — car je suis assez au fait de leur
être pour, à cet égard, sentir comme eux — de
ce qui pourrait les justifier en partie) les avaient tout de suite
mis à l’aise — d’autant qu’eux-mêmes, de toute
évidence, n’avaient jamais un instant douté de
l’insanité de ce qui se passait en terre allemande. Et puis,
alors qu’en Suisse je me sens nettement, presque étroitement
français, lorsque je m’en vais sur les routes du vaste
monde, y compris celles de mon pays, c’est bien plutôt
« Mitteleuropäer » que j’ai conscience d’être.
Après tout, faut-il dire malgré tout ? l’allemand est
devenu — faut-il dire l’Allemagne ? à la longue part
intégrante de moi-même. Avec les Allemands encore
nombreux qui continuent la tradition d’universalisme de leur vieux
pays, c’est presque spontanément que j’ai l’impression
d’être — aussi — chez moi.
Donc,
lui-même hygiéniste comme j’ai dit, connaissait fort
bien la Crète — il parle même assez couramment le grec
moderne— pour y être venu dès avant la guerre afin
d’organiser la lutte contre les parasites, puis également
pendant les hostilités — en uniforme, forcément,
mais, insiste-t-il, sans armes, uniquement à titre sanitaire.
L’endroit où nous déjeunions ensemble à Gorkys
lui était même tout un souvenir. Pendant la guerre, lui
et le professeur dont il n’était alors que l’assistant,
eurent, dans le voisinage une panne d’auto. Avisant ce qui n’était
encore qu’une bicoque — maintenant, hélas, c’est un
pavillon touristique — il se rappela avoir eu auparavant
d’excellents rapports avec le paysan du lieu. « Ecoutez,
dit-il à son mentor, là je connais les gens, nous
pouvons essayer — c’était le soir —- d’y passer la
nuit. » Car, bien évidemment, l’uniforme de la
Wehrmacht n’était pas très aimé, à ce
moment-là, en Crète. Les deux hommes s’approchèrent
de la maison. A la première personne qu’il vit : « Pou i
o Nikolaos ? » (où est Nicolas?), demanda-t-il Ces mots
firent merveille. Plus question de penser aux uniformes, à la
guerre : Allemands ou non, des connaissances à Nicolas. Qu’on
alla chercher. Guerre ou pas guerre, on était entre amis, et
le lendemain matin, quand il fallut se séparer, on se souhaita
mutuellement de se revoir dans des temps moins misérables.
« Certainement, le pauvre Nicolas ne vit plus, ajouta mon
docteur. Quand même, allons voir ». Et, accompagné
de sa femme, il quitta la table pour aller s’informer auprès
du jeune patron. Quelques minutes plus tard, ils revenaient radieux.
Le vieux Nicolas vivait toujours et ils avaient pu parler avec lui. —
C’est au cours de ce déjeuner que le professeur de Bonn à
qui j’avais dit que mon métier, dans la mesure où
j’en ai un, est d’écrire, me fit cette remarque si fine et
si délicatement teintée du meilleur humour : « Ich
fürchte, Sie sind Lyriker. » Alors, moi : « Ich fürchte
es auch. » [[« J’ai peur que vous ne soyez poète. — Moi aussi. »]]
Les
ruines de Phaestos, où nous nous étions rendus avant le
déjeuner de Gorkys, ne sont qu’à quelque cinq
kilomètres de la côte sud. « Ecoutez, avais-je dit
à mes compagnons, déjà que les nuages nous
privent de l’Ida, ce serait la moindre des choses que le car nous
conduise au moins jusqu’à la mer. » Tout voyageur un
peu digne de cette qualité, au fond, redevient un enfant.
L’idée de pouvoir se dire ensuite qu’on a été
jusqu’à la mer lybienne : magie des mots. Mon
enthousiasme fut tout de suite partagé et après avoir
convaincu le chauffeur, contre pourboire supplémentaire (les
Grecs n’ont pas en vain inventé l’arithmétique),
nous étions bientôt face aux vagues. C’est à ce
moment-là, alors, que nous descendions de voiture, qu’une
vieille Anglaise, qui n’avait probablement pas compris, me
demanda : « Is here something special to see ? » Du tac au
tac, j’en rougis presque après coup : « The sea, dis-je,
if you don’t mind. » — Le soir, la gentille dame allemande
devait me confier qu’elle n’avait pu se retenir de noter ce bout
de dialogue dans son journal.
Lorsque,
bien trop tôt, je fus reparti de Crète, une mélancolie
me vint — et elle ne m’a pas quitté — de savoir que mes
si délicieux co-Crétois de Bonn n’étaient plus
dans mes parages. Eux-mêmes devaient poursuivre leur itinéraire
vers Rhodes, alors que mon bateau me ramenait vers le Pirrhée.
— Mais je ne veux pas ici me séparer d’eux sans avoir
évoqué ce tout petit détail enchanteur. Certain
après-midi, j’étais retourné au si beau musée
d’Héraklion et les y avais aperçus dans le vestibule.
On s’était simplement dit bonjour de loin, pour ne pas se
gêner les uns les autres dans la contemplation de tant de
merveilles. A un moment donné, je me trouvai dans la même
salle qu’eux. Le hasard fit qu’elle me croisa et alors, avec un
discret sourire, elle esquissa, simple glissement du pied sur le
parquet, un tout petit pas de danse. — Sans doute faut-il avoir
longtemps vécu parmi les Suisses, ces hermétiques, pour
être, comme je le fus soudain, à tel point transporté
de joie légère et de reconnaissance amusée, par
tant d’enjouement dans la grâce, tant de sage tout ensemble
et juvénile spontanéité.
* * *
Visiblement
peu fortuné — pas seulement ce costume sombre presque râpé,
mais surtout la gaucherie d’une pauvre cravate de comptable — il
m’avait, si dépaysé dans les ruines grandioses de
Knossos, frappé par son visage triste, d’une pâleur,
ici tellement inattendue, de salade de cave. Puis, l’ayant vu
marcher traînant péniblement la jambe, j’avais cru
comprendre : un infirme ayant assez de courage, ou d’entêtement,
pour être venu jusqu’ici, dans le ferme propos, malgré
tout, de « voir le monde ».
Longtemps,
j’avais erré de palais en palais, poussant, même, dans
la campagne, jusqu’à ces restes que personne ne va voir et
qui sont, me dit en une espèce de français un vieil
agronome pestant contre les servitudes que l’archéologie
impose à la culture, l’ancienne « entrée de
service » par laquelle les paysans venaient ravitailler la
demeure royale ; et il ne me restait plus qu’à attendre le
petit autobus qui ramène les visiteurs à la ville. Sur
un banc, mon homme triste au costume foncé attendait, lui
aussi, en compagnie d’une jeune femme de type nordique. Quel
renseignement voulus-je essayer de lui demander, je ne sais plus.
Toujours est-il que je commençai par lui dire : « Do you
speak English ? » — « Ich spreche deutsch. » Mon
dieu, fis-je, cela pour moi est plus commode et, bientôt
j’apprenais que, professeur de langues et de littératures
anciennes à l’université de Munich, il devait à
des amis et à des collègues, qui lui avaient organisé
une tournée de conférences, la joie de revoir la Grèce
beaucoup plus tôt qu’il ne s’y était attendu.
J’étais doublement gêné : d’abord, n’y
avait-il pas indiscrétion à l’empêcher d’être
seul avec cette jeune femme — dont la langue, me dit-elle, était
l’anglais — et surtout, pour me parler, il s’était levé
de son banc et je n’osais pas le prier de se rasseoir, de peur
d’avoir l’air de trop remarquer la peine qu’il avait, avec sa
jambe infirme, à se tenir debout. Je pris, le parti de parler
comme si de rien n’était, entre autres de la mystérieuse
étymologie du mot labyrinthe. Je lui demandai de quelle partie
de l’Allemagne il était. « Des pays baltes… Rapatrié
de force par Hitler avant la guerre. — Vous l’avez faite ? —
Oui. Toute la campagne de Russie. Et c’est seulement pendant les
toutes dernières semaines que — un geste de la main vers sa
pauvre jambe — j’ai écopé. » De ce qu’il
ajouta il résulte que, blessé en effet tout à la
fin, en Allemagne, il fut d’abord prisonnier des Russes, mais que
ceux-ci, trop heureux de se débarrasser des invalides obligés
de garder le lit, l’avaient refilé aux Anglais. Ce qui
explique qu’il puisse maintenant vivre, et enseigner, en république
fédérale. Cependant qu’il me parlait, je ne cessais
de le regarder. Tristesse, oui, une tristesse sans fond, mais plus
encore — heureusement dirais-je — gravité. Et dans les
yeux, très bleus, quelque chose de si parfaitement pur que
l’idée, qui forcément m’était venue, qu’il
portait peut-être, avec le poids de tant d’épreuves,
celui, autrement effroyable, d’avoir eu sa part dans l’affreuse
inhumanité de la guerre allemande là-bas, me parut
bientôt devoir être écartée.
Entre
temps, l’autobus était arrivé. Nous y montâmes.
Et nous n’avons plus échangé beaucoup de paroles.
Toujours ma crainte de le gêner dans son tête-a-tête
avec la femme. Et aussi, peut-être, chez lui, celle de
s’imposer — il savait que j’étais Français — à
un étranger de l’ancien autre camp. Simplement quelques
phrases sur son travail ; et aussi sur Goethe.
Mais
le soir, alors que je dînais au restaurant, il se trouva qu’il
y entra lui aussi — cette fois, il était seul — et que,
m’ayant aperçu, il s’approcha de ma table et me demanda
s’il pouvait s’y asseoir. Au bout de quelque temps, je me risquai
à poser cette question directe : « Pendant toute cette
campagne de Russie, quels ont été vos sentiments ? »
Le regard comme tourné vers l’intérieur, il me
répondit d’abord : « Je ne voudrais parler que des
choses profanes. »
Il
y avait tant de sérieux dans ces mots, ils laissaient deviner
une telle authenticité de vie religieuse que le souvenir en
est demeuré, pour moi, ineffaçable. — Tout ce qu’il
a dû vivre et subir, et ce corps désormais mutilé,
tout cela, c’était l’évidence, il y fait front par
la fidélité à la foi. (Et d’ailleurs, il
n’avait pas laissé de sourire quand me quittant après
l’autobus, il m’avait, comme on dit « c’est comme ça,
rien à faire », révélé son nom qui
traduit, se dirait en français : fidèle.) Peu importe,
au fond le détail de ce qu’il m’expliqua ensuite des
sentiments doubles qui furent les siens : sa haine, bien sûr, du
système russe — Balte, il le connaît de première
main — mais en même temps son amour du peuple russe, dont il
me dit parler couramment la langue ; la conscience qu’il eut
toujours que le plus grand malheur, pour le genre humain, eût
été la victoire de l’Allemagne ; mais aussi — et
cela avec une profondeur de conviction tout à fait allemande —
le sentiment qu’il eut, également toujours (son horreur de
Paulus), de son « devoir de soldat ». Oui, peu importe, en
un sens, le détail de ses propos. Derrière tant —
trop d’Histoire, tant de pensée réfléchie ;
car le peu qu’il disait était évidemment le fruit de
longues méditations et de quelle expérience ! —
affleurait le constant état de veille d’un esprit tout de
sérieux nuancé, lui-même reflet d’un amour
profond — et blessé — non point tant de la vie que de
l’Etre.
Je
ne devais pas revoir ce compagnon de quelques heures — moi-même
je quittais la Crète le lendemain. Mais je ne crois pas me
tromper en l’élisant au fond de moi comme le plus à
jamais présent d’entre les amis virtuels qu’apporte, puis
remporte le déroulement du voyage.
J.
P. Samson