La Presse Anarchiste

Le mur de Berlin

 

Ce
mur de briques, ces bar­be­lés bouchent la seule faille du
rideau de fer. Ceux qui croient que le « rideau de fer »
est une façon de par­ler, un terme du voca­bu­laire de la guerre
froide (et pour­tant, entre l’Autriche et la Hon­grie où je
l’ai vu de près, il est réel­le­ment de fer et entouré
de ter­rain miné) feront bien de contem­pler cette double
muraille qui monte et qui coupe ce qui fut jusqu’à présent,
mal­gré le dédou­ble­ment de l’administration et de la
mon­naie, une ville unique où la ligne qui sépa­rait le
sec­teur russe des trois sec­teurs occi­den­taux était fran­chie à
peu près 500.000 fois chaque jour. Il est, ce mur, le symbole
visible et pal­pable d’une double honte : honte du régime le
plus sta­li­nien de l’Europe de l’Est, celui d’Ulbricht, qui doit
trans­for­mer son Etat en une vaste pri­son pour empê­cher ses
sujets (les mêmes qui votent à 99% la liste unique de
son gou­ver­ne­ment) de le fuir en masse ; honte de l’Occident, qui a
lais­sé pié­ti­ner le sta­tut qua­dri­par­tite régissant
la ville de Ber­lin et qui garan­tis­sait la libre cir­cu­la­tion dans
l’ensemble de la ville. Ce n’est certes pas en termes de haute
poli­tique que le voya­geur étran­ger qui jouit, lui, du
pri­vi­lège refu­sé aux Ber­li­nois de cir­cu­ler à
tra­vers quelques pas­sages auto­ri­sés dans les deux Ber­lin, fait
connais­sance de ce mur, mais bien en termes d’une mul­ti­tude de
tra­gé­dies et d’absurdités. Voi­ci des familles
divi­sées parce que le mari se trou­vait le 13 août à
Ber­lin-Ouest, la femme à l’Est ; voi­ci une fille de 12 ans,
les yeux gon­flés et rou­gis, qui me dit que ses parents ne sont
plus reve­nus parce qu’ils se trouvent avec leurs autres enfants à
Ber­lin-Ouest. Voi­ci un homme, ampu­té d’une jambe, qui depuis
sept heures du matin — et il est cinq heures de l’après-midi
 — agite son mou­choir dans l’espoir que sa femme, qui a son
anni­ver­saire et qui est de l’autre côté, l’apercevra.
La Croix-Rouge a pu, il est vrai pro­cé­der à quelques
échanges d’enfants, mais toutes les demandes d’autorisation
de visi­ter des parents malades ou d’assister à des obsèques
ont été refu­sées et les poli­ciers d’Ulbricht
ont tué des hommes qui com­met­taient le crime de vouloir
quit­ter ce ter­ri­toire pour aller vivre dans une autre par­tie de leur
pays, tirant sur eux lorsqu’ils essayaient de tra­ver­ser le canal de
la Spree à la nage ou de sau­ter des fenêtres des maisons
situées en bor­dure (à pré­sent, elles sont toutes
évacuées).

Je
viens d’éprouver à Ber­lin non seule­ment l’angoisse
des hommes autour de qui une pri­son se ferme (car la différence
entre un régime tota­li­taire qui lais­sait une ouver­ture, une
bouf­fée d’air, et un régime tota­li­taire com­plet, est
immense bien que dif­fi­cile à faire com­prendre à ceux
qui vivent en liber­té), mais j’ai aus­si éprouvé
la dif­fi­cul­té de faire com­prendre la situa­tion extraordinaire
de cette ville à des col­lègues venus d’Afrique et
d’Asie avec les­quels, Charles-Hen­ri Favrod et moi-même, nous
fai­sions le tour de ces deux par­ties de Ber­lin : l’une en passe de
deve­nir une sou­ri­cière, l’autre deve­nue une geôle.
Pour­quoi les Alle­mands ne luttent-ils pas autant que les Africains
pour cette auto­dé­ter­mi­na­tion qui, en dehors de l’Europe
cen­trale, est deve­nue le bien de toutes les nations — y compris
trente-cinq Etats membres des Nations unies dont cer­tains d’une
popu­la­tion infé­rieure à celle de la seule ville de
Ber­lin ? Pour­quoi les Ber­li­nois ne chassent-ils pas toutes les troupes
étran­gères au lieu de voir dans leur présence
l’unique garan­tie ? Les peuples qui ont eu affaire à des
impé­ria­lismes qui reculent com­prennent mal cet impérialisme
qui ne se pré­sente pas comme tel, qui parle de « démocratie
popu­laire », de pro­grès, de pla­ni­fi­ca­tion ; qui, ici en
Alle­magne de l’Est, a écra­sé une révolte
ouvrière en 1953 et qui, aujourd’hui, condamne à des
années de tra­vaux for­cés des per­sonnes coupables
d’avoir expri­mé leur opi­nion (et dans quatre-vingt pour cent
des cas ces condam­na­tions frappent des ouvriers).

Une
chose est cer­taine. C’est le régime le plus faible et
impo­pu­laire de tout le sys­tème des satel­lites soviétiques
qui vient de rem­por­ter une vic­toire, c’est l’Occident qui a été
humi­lié, qui a bat­tu en retraite, et il n’est pas probable
que les dégâts se limitent à cela. Il y a une
logique du recul, et nous ne sommes qu’au début. Pour la
pre­mière fois depuis le coup de Prague, un régime
d’oppression l’emporte en Europe sur un sys­tème libre —
alors que l’évolution de la You­go­sla­vie, celle de la
Pologne, en cer­taines limites, allaient en sens inverse, vers plus de
liber­té et de tolé­rance, et que même en Hongrie
le sou­lè­ve­ment du peuple a ins­tal­lé au pou­voir une peur
salu­taire qui l’empêche de trai­ter ses sujets comme une
matière pre­mière pour n’importe quelle expérience.

J’ai
quit­té Ber­lin avec la cer­ti­tude que la démo­cra­tie, qui
est ici une chose très pro­fon­dé­ment sen­tie, mieux sans
doute qu’en bien des pro­vinces de l’Allemagne de Bonn, venait de
céder du ter­rain sous la menace, et très peu convaincu
qu’à cette recu­lade la cause de la paix aura gagné
quoi que ce soit.

Fran­çois
Bondy

(De
« Coopé­ra­tion », Bâle, 7 octobre 1961)

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