La Presse Anarchiste

Suite pour un sacrement

Quelques poèmes de l’été 61

à la mémoire de Grit­ta Samson

à Jean Paul Samson

à Michel et Annie Boujut

I

J’ai comp­té 49 marches
pour mon­ter au ciel
et à la cinquantième
j’ai fran­chi le seuil
der­rière lequel
le dieu de Socrate
m’attendait.

II

Mon fils a dor­mi dans cette chambre.
Dans son dos le lac était léger
le ciel ne pesait pas
la vie chan­tait l’éternité
et j’ai mis dans ma tête
tout ce qui l’entourait.
Chaque nœud du plancher
chaque des­sin du plafond
et la place des livres
et l’odeur du jardin.
La toile d’araignée qui tremble sans espoir
sous l’escalier de bois
qui monte à l’autre chambre
où tra­vaille le Père.

III

C’est toi la vie sans lois
débor­dante et secrète
et sans définition.
Tu n’entres pas dans les systèmes
que les aveugles philosophes
font tournoyer
autour d’eux seuls.
Mais tu mêles à la nuit
les voiles d’un bonheur
qui milite en silence
pour la beau­té du lac.

IV

Pour­quoi renâclez-vous ?
Ne vous ai-je pas déjà
un à un, puis tous ensemble
cano­ni­sés dans mon ciel droit ?
L’auréole de mes yeux cir­cule autour de vous
et j’ai tra­cé en rouge
les syl­labes du Nom
sur le Monu­ment aux Vivants !

V

Ceux qui osent

Il suf­fit de fran­chir le pas
de pas­ser le pont
pour que tout réussisse
aux âmes de feu.

Mais celles qui piétinent
au bord du fleuve noir
ne connaî­tront jamais
la danse des fruits mûrs
ni les poèmes accomplis.

VI

Pour Annie

Pour qu’un bon­heur soit bien humain
et garde pou­voir de durer
il lui faut défaut au talon
petit point noir sur sa faiblesse.

Le trop beau risque l’éphémère.

Mer­ci Annie d’être l’épine
et l’arête du destin
qui nous vac­cine à contre-mal.

VII

Main­te­nant que mon fils est sauvé
je me fous du reste
et je chan­te­rai dans les supplices.

La graine précieuse
a été dépo­sée en Terre Sainte
l’avenir est grand ouvert
et mon esprit y régnera
par­mi ses jours sans lois
et ses éclats de joie.

VIII

Un ciel plein d’oiseaux
un cœur plein de tendresse.

Voi­ci ce qu’il nous faut
Voi­là ce qui nous reste.

Quand le monde est moins beau
quand les hommes nous blessent.

IX

L’île vaga­bonde

Pen­dant la nuit
l’île s’est rap­pro­chée du rivage qu’elle aime
et le petit matin l’a surprise
dans sa douce nudité.
Alors elle a rassemblé
ses arbres et ses plages
et rega­gné sur place
le centre des images.
Mais je l’ai vue
par les yeux du brouillard
les fentes du sommeil…
J’aime la dignité
qui sait perdre ses voiles.

X

Nous n’irons pas dans l’île
ado­rer l’éternel
du plus beau des étés.
L’île n’existe plus
quand s’approchent les hommes.
Le mys­tère s’efface
au pre­mier pas posé
il aime ceux qui vivent
en bor­dure des eaux
en marge des secrets.

XI

Ils m’ont dit
que croire en la poésie
était un scandale
que vivre en poésie
n’était pas sérieux
que j’oubliais les vraies valeurs
les grands problèmes
au nom d’un pri­vi­lège usurpé…
Ils m’ont dit
que je n’avais aucun droit
entre les ver­tus du matin
et les par­fums du soir…
Et je ne les ai pas crus.

XII

J’ai pagi­né mon avenir
et me suis don­né de longs jours.

N’est-ce pas mon pou­voir après tout
de garan­tir aux pages blanches
que sous le signe le plus noir
je serai là
por­tant lumière
chas­sant la nuit avec des mots
char­mant les fous par des images
et fra­cas­sant les gens sérieux
sous la vitrine de mon rire !

XIII

Le droit au malheur

Tout ce qui est par­fait finit mal
pour les êtres impairs
que nous sommes
pour les départs trop clairs
qui claironnent.

Toi qui veux le bonheur
au som­met de chaque jour
à la fin de chaque nuit
vois les défauts de tes amis
la faille infime du poème
la faute heu­reuse du mortel.
Et s’ils n’y sont pas
mets-les‑y !

XIV

J’ai vou­lu me mettre en état de grâce
en forme de poème.
Etre l’oiseau à deux battants
le lac amou­reux du rivage
et la mon­tagne paternelle
où tout refuge a son feuillage.
J’aimais les cloches sans église
et les mur­mures sans doctrine.
Mais trop d’amis m’appelaient homme
et j’ai cou­ru d’un cri à l’autre
du fleuve au pôle
du désert au village
pour appa­raître à l’heure dite
devant le maître du langage
qui pro­po­sait à mon délire
le droit de vivre à l’état d’île.

Ron­co-sur-Asco­na, août 1961

Pierre Bou­jut

La Presse Anarchiste