Depuis
le règne de Napoléon, la désertion est une
tradition chez les deuxième classe, au même titre que la
trahison chez les généraux. Que certains se rassurent,
une tradition perpétuée par de très rares
individus, mais tradition quand même.
Parmi
les cinq mille déserteurs et insoumis actuels que Monsieur
Messmer a recensés, il n’en est pas un qui ait refusé
la guerre d’Algérie pour le même motif. Et je crois
que cela est assez significatif et réconfortant en un temps de
collectivisation de la pensée et d’abrutissement par les
propagandes antagonistes.
Néanmoins,
la désertion — si elle demeure une aventure individuelle
d’un degré supérieur aux expéditions chez de
quelconques Tarahumaras — prend aujourd’hui un sens de plus en
plus précis. J’envoyais, voici quelques mois, la lettre qui
suit, dont on voudra bien accepter les termes par trop modérés,
en se référant au destinataire…
Mon
Colonel.
Après
avoir servi pendant dix mois en métropole et à la
veille de mon départ pour l’Algérie, j’ai
pris la grave décision de déserter.
Bien
que les motifs qui ont inspiré mon attitude aient été
maintes fois exposés par les quelques Français qui ont
de la patrie et de la liberté une conception autre que la
vôtre, je dois brièvement les rappeler ici, pour
dissiper tout malentendu.
Il
me semble, en effet, aberrant de penser que l’on puisse résoudre
les problèmes d’un pays arriéré, par la guerre
et ses séquelles : tortures, camps de regroupement ou
d’«hébergement ». Quelle que soit leur bonne
volonté, les militaires ne pourront jamais remplacer les seuls
représentants authentiques de la France, instituteurs,
assistantes sociales, ingénieurs, docteurs.
Etant
simple deuxième classe, il m’aurait été
pénible de devoir être considéré
avec peur et mépris par des hommes qui n’auraient vu
de moi que l’uniforme, symbole de l’oppression qu’ils
subissent.
Recevez,
mon Colonel, mes considérations distinguées.
Créa-t-elle,
comme je l’espère, une certaine indignation, lorsqu’elle
fut lue devant le tribunal militaire qui me condamna par
contumace, je ne saurais, bien sûr, l’affirmer, mais ce
dont je suis certain, et qui m’est infiniment plus agréable,
c’est qu’elle fut très rapidement connue et commentée
par mes anciens coreligionnaires du camp de B… Non que je veuille
sous-entendre qu’elle fut en aucune façon un exemple ni même
un témoignage, mais bien plutôt la transcription polie
et donc un peu glacée d’un cri de colère, d’une
négation brutale des absurdes et adjudantesques contingences.
Rares
sont les gens qui comprennent le sens, le pourquoi d’une désertion.
Il y eut, certes, le claironnant et salubre manifeste des 121, mais
il faut avouer que celui-ci, en confondant insoumission et aide au
FLN, n’éclaircissait guère les choses.
On
me rapporta les réflexions de certains indigènes de la
petite ville charentaise dans laquelle j’ai vécu jusqu’à
ce jour de mai où je ne rentrai pas à mon camp…
J’étais en Espagne avec Lagaillarde, ou en Hollande, payé
par le gouvernement français ! Mais pouvaient-ils imaginer
qu’après un long périple, au bout du chemin, je
trouvais pour m’accueillir au-delà de toute espérance,
la compréhension, l’amitié de Jean Paul Samson.
Précurseur, lui, n’avait eu personne en 1917.
Peut-être,
non plus, ne faudrait-il pas sous-estimer ce sentiment toujours
vivace, selon lequel le déserteur trahit, comme le soldat
« fait son devoir ». Je l’ai rencontré chez des
gens qui condamnent absolument la guerre d’Algérie, mais qui
considèrent qu’il serait lâche de se dérober et
qu’il est dans l’ordre des choses d’aller « servir
là-bas ».
— Faut
bien y aller, puisque tout le monde y va. Quand mon frangin est
revenu, il était quand même content d’avoir buté
deux bougnoules, me disait sans sourciller un brave petit gars du
Havre. Et d’ailleurs pourquoi aurait-il sourcillé, puisque
pendant une revue des « partants AFN », un colonel venait
d’expliquer avec bonhomie, après avoir stigmatisé
l’action de « nos pères » (!) en 40, que l’on
n’est pas vraiment un homme (« qu’on n’en a pas »),
avant d’avoir tué un autre homme — pardon un ennemi.
Oui,
ce camarade du Havre, fils et petit-fils de militants cégétistes,
exprimait la pensée du triste et fataliste troupeau nommé
le contingent, du moins dans sa majorité. Je n’ignore point
pourtant les vertus dont la gauche française, et
particulièrement le PC, affublent celui-ci. Je pense être
assez bien placé pour savoir comment et combien les pauvres
bidasses se laissent aisément couillonner. Au moment du putsch
d’avril, le contingent, me semble-t-il, se contenta de rester
fidèle à De Gaulle, en lançant de temps en temps
le pâle et immuable « la quille, bon dieu », alors
que c’était pour lui l’occasion unique d’affirmer sa
volonté de paix en Algérie et ceci d’une façon
irréversible.
D’autre
part, il est maintenant prouvé [[Cf.
« Le Gâchis » de J. Tissier et « Le Déserteur »
de Maurienne.
“> que vouloir garder les
mains propres, avoir une action humaine en Algérie, au sein de
l’armée française est tristement illusoire. Beaucoup
se sont laissé prendre aux mots d’ordre du marxisme
appliqués à une forme de guerre que ce dernier était
loin de prévoir, mais beaucoup d’autres, marxistes ou non,
ont compris que si le mythe du bon soldat n’était pas
entièrement vain — une fraternisation réelle entre
occupants et occupés, autre qu’une « collaboration »
— il devenait absolument inefficace, voire équivoque.
Inefficace, point n’est besoin d’un dessin, et équivoque,
car la bonne volonté de quelques-uns peut couvrir la saloperie
des autres, comme le cas s’en présente souvent.
Mais
alors, me dira-t-on, pourquoi n’être pas objecteur de
conscience ? Eh bien, pour moi, la question ne pouvait se poser,
n’étant pas vraiment non-violent, ni même pacifiste,
au sens tolstoïen du terme. Déserter, en 1961, c’est un
peu — qu’on me pardonne la formule — choisir l’Espagne de 36
ou la Résistance de 1942. Si je salue hautement les objecteurs
et l’objection de conscience, véritable et unique héroïsme
de notre temps, je suis trop de ce monde pour m’en séparer
délibérément, comme eux. Croient-ils donc
« changer la vie », donner une conscience aux autres, en se
retranchant derrière des barreaux ?
Finalement,
les héros, quels qu’ils soient, ne sont jamais des hommes.
Et je pense précisément n’être qu’un homme.
Michel
Boujut