Dans In
memoriam deux poèmes de Lucienne Desnoues imprimés
à Manosque par Antoine Rico avec la même perfection
qu’il sut donner aux « Cahiers de l’artisan »,
le poète du « Jardin délivré » et de
tant d’autres belles œuvres évoque le souvenir de Lucien
Jacques en des vers qu’il eût aimés et dont nous ne
pouvons nous retenir de citer au moins ceux-ci :
Mes bons éboulis,
Et vous, longs adieux de races dissoutes,
Mes silex polis,
Mes silex taillés dont la pointe aiguë
Est un cri sans fin,
Mes cailloux écrits, mes bouts de statues,
Mes tessons latins,
Vous qu’il installait dans sa maisonnée
Comme des vivants,
Mes pierres d’amour toutes condamnées
Aux enfers du vent,
Ah ! plus que jamais mon pas vous révère,
Vous flattent mes mains
Si, comme je crains, mon ami, mon frère,
Si comme je crains
Son accueil, sa voix, son regard uniques
Et délicieux,
Ses vertes façons de faire la nique
Aux rigueurs des Cieux,
Ses péchés d’enfant, ses grandeurs d’apôtre
Réduits à zéro,
Mon ami défunt n’est plus que des vôtres,
Mes chers minéraux.
* *
Deux
recueils parus en Suisse n’ont pas seulement retenu mon attention
pour des raisons d’amitié, si existantes soient-elles. Ce
disant, je pense tout d’abord aux Paroles sur de vieux airs
(Perret-Gentil, Genève) de Charles Baudouin. Dans
l’avant-propos, l’auteur écrit : «… Je suis le
premier à reconnaître l’aspect de jeu et de pastiche
de ces poèmes à forme fixe… Mais… (on) conçoit
que ce goût pour les « vertus de notre vieux langage »
ait été singulièrement ravivé chez un
écrivain français dans le temps où la France,
occupée, n’avait plus d’existence géographique et
ne subsistait plus, pour ainsi dire, que dans sa langue même. »
Ce sentiment-là, à l’heure des désastres, nous
avons été beaucoup, en terre helvétique, à
l’éprouver très fort, et l’authenticité en
est comme paradoxalement attestée par celle de ces « jeux »
lyriques — ballades, rondeaux et villanelles — qui sont appelés,
je le crois du moins, à rester comme le meilleur apport
poétique d’un écrivain et d’un penseur infiniment
estimable, mais à qui, s’il m’est permis de le dire comme
je le sens, le poème n’avait jusqu’alors que très
inégalement réussi. — Quant au volume intitulé
Espace sans refrain (Éditions Tschudy, Olten, dans la
série dite des « Quadratbücher ») d’Aline
Valangin, il est certes à l’antipode de l’amour des vertus
de notre vieux langage. La recherche du neuf dans les images et les
mots préside (parallèlement à des illustrations
de Jean Arp, qui ne sont certainement point ce que l’on peut aimer
le mieux de cet artiste) à ces poèmes tantôt
dadaïsants, tantôt parasurréalistes, mais que leur
sensibilité aiguë (peut-être les lecteurs de
« Témoins » se souviendront-ils de ceux que nous
avons publiés ici même) place cependant à l’écart
de ces catégories trop simplificatrices. A l’écoute,
dirait-on, des coq-à‑l’âne, des quiproquos par
lesquels se camoufle et s’avoue en même temps le plus secret
de l’être, Aline Valangin, à force de jouer à
cache-cache avec les énigmes et elle-même, finit,
quelquefois, et c’est notre récompense, par s’attraper :
«… Les pas sont loin / que porte à nous le doux
matin sonore…/ … froids soleils et lis de givre : / tout est de
vivre. »
* *
René
Char, La Parole en archipel, Gallimard.
Coup au
cœur de retrouver ici, maintenant revêtue de la dignité
du livre, la page intitulée « L’éternité
à Lourmarin » que René Char m’adressa, après
la catastrophe, pour notre numéro dédié au
souvenir, à la présence en nous de Camus. « Avec
celui que nous aimons, nous avons cessé de parler, et ce n’est
pas le silence. »
Lentement,
je feuillette le volume, m’arrêtant ici, puis là, puis
ailleurs. Tel texte est comme un serment qu’on se ferait tout bas ;
celui-ci, par exemple :
« Échapper
à la honteuse crainte du choix entre l’obéissance et
la démence, esquiver l’abat de la hache sans cesse revenante
du despote contre laquelle nous sommes sans moyens de protection,
quoique étant aux prises sans trêve, voilà notre
rôle, notre destination, et notre dandinement justifiés.
Il nous faut franchir la clôture du pire, faire la course
périlleuse, encore chasser au delà, tailler en pièces
l’inique, enfin disparaître sans trop de pacotilles sur soi.
Un faible remerciement donné ou entendu, rien d’autre. »
L’oserai-je
avouer ? La poésie de Char, souvent, pousse si loin son avance
qu’il arrive — si du moins je m’en rapporte à ma propre
faiblesse — que l’on ne peut plus l’entendre (au sens
intelligible du mot entendre). A quoi tient — à moi sans
doute — l’éclipse, de temps en temps, de cette lumière
que, cependant, l’on ne cesse point de deviner ? Mais quand elle
veut ou peut rester à notre humble niveau, que cette même
poésie nous atteint, toute simple. Témoin le premier
des deux poèmes intitulés « A deux enfants » :
Où tu rougis, petite aurore,
Elisabeth, je te découvre
Comme la rose des sous-bois…
Chant
qui rejoint, pour notre étonnement émerveillé,
ce qu’il y eut de meilleur dans les intentions de l’«Abbaye »,
dans la voix d’un Vildrac. (Mais pourquoi s’étonner ? La
même rencontre heureuse n’affleure-t-elle pas aussi dans
certains des plus beaux poèmes d’Eluard ? — d’Eluard qui
me confia avoir, dans sa jeunesse, su par cœur « Le livre
d’amour » et Chennevière). Ce qui n’empêche pas
d’être encore mieux comblé lorsque cette même
simplicité, tout en demeurant charitablement accessible, se
dépasse, comme dans le poème qui a pour titre « L’une
et l’autre » :
avec ta double rose ?
Comme deux guêpes mûres elles restent sans vol.
Je les vois de mon cœur car mes yeux sont fermés.
Mon amour au-dessus des fleurs n’a laissé que vent
et nuage.
Ou encore, dans le texte « La faux relevée » que j’ai de personnelles raisons de chérir entre tous :
Fontaine, qui tremblez dans votre étroit réduit..
Le mouvement d’aimer, s’abaissant, vous dira :
« Hormis là, nul endroit, la disgrâce est partout. »
J. P.
S.