La Presse Anarchiste

Lectures

 

Yves
Gibeau nous avait déjà gâtés avec deux
pré­cé­dents ouvrages de la même veine :
Allons-z-enfants et Les Gros Sous. La guerre, c’est la
guerre…
ne pour­ra que nous confir­mer dans notre opi­nion que le
roman dit « enga­gé » n’est pas forcément,
comme le pré­ten­dit naguère Eugène Mont­fort, un
mau­vais roman. Certes on com­prend bien, dès l’abord, qu’Yves
Gibeau n’a pas tel­le­ment vou­lu faire œuvre lit­té­raire : le
réa­lisme des situa­tions qu’il nous décrit ne s’y
prê­te­rait guère, en un sens. Tous ces sol­dats et
offi­ciers, de réserve ou de car­rière, s’expriment
comme vous et moi, et les cir­cons­tances où il se débattent
ne leur per­mettent pas de par­ler comme M. Daniel-Rops en mis­sion de
confé­ren­cier lit­té­raire auprès des auditoires
bien-pensants…

Aux
prises avec la « drôle de guerre », puis avec les
pre­miers assauts de la Luft­waffe, le pelo­ton de motorisés
auquel appar­tient Scal­by, prin­ci­pal pro­ta­go­niste de l’histoire, est
un micro­cosme de ce que pou­vait être l’armée française
à cette époque, livrée à l’incompétence
d’états-majors tou­jours en retard d’une guerre et à
la stu­pi­di­té com­bien suf­fi­sante d’officiers subalternes
pri­maires et mal embou­chés. Ceux qui ont « fait 14 – 18 »
et qui avaient dépas­sé l’âge de « faire
39 – 45 » retrou­ve­ront là des situa­tions parfaitement
iden­tiques à celles qu’ils ont vécues il y a 45 ans,
car rien ne se modi­fie dans le com­por­te­ment de l’homme en général
et du galon­né en par­ti­cu­lier, en quelque siècle et sous
quelque méri­dien qu’ils se mani­festent. Un capitaine
Was­se­let, chef direct de Scal­by, se repro­duit à de nombreux
exem­plaires, sous l’uniforme ; « dans le civil » marchand
forain, ou méca­no, ou gar­çon de café, ou
manœuvre indus­triel, l’individu que sa « bra­voure » a
pro­mu dans la hié­rar­chie mili­taire devient pour ses
subor­don­nés, huit fois sur dix, un vul­gaire tortionnaire.

Ceux qui
n’ont oublié ni le sol­dat Ber­sot, fusillé en 1917
pour avoir refu­sé de por­ter un pan­ta­lon ensan­glan­té, ni
les mar­tyrs de Vin­gré, recon­naî­tront dans le malheureux
moto­cy­cliste Jouf la vic­time toute dési­gnée, pour les
pro­chains « exemples » par la hargne d’un trois-galons !
Ils ne liront pas sans émo­tion les car­nets de guerre du père
de Scal­by, com­po­sés en 1915 et 1916, et que le fils découvre
par hasard lors de la mort du vieillard, à la veille de
l’offensive alle­mande de mai 1940. Ils rever­ront l’armée
retrou­ver là, comme tou­jours, son noble visage en forme de
gueule hir­sute. Et cer­tains aven­tu­riers d’aujourd’hui se
recon­naî­tront aisé­ment sous les traits du capitaine
Was­se­let, condot­tiere et truand façon XXe siècle.

Scal­by,
« dans le civil » écri­vain, et archéologue,
se demande ce qu’il est venu faire dans cette galère. De par
des cir­cons­tances lon­gue­ment décrites au cours de l’ouvrage,
il se trouve en proie à un drame de conscience dont il ne se
libé­re­ra que par la désertion.

Dans sa
« prière d’insérer », l’éditeur a
la gen­tillesse de décla­rer qu’il ne s’agit là
« nul­le­ment d’un livre contre l’armée ». Non,
c’est seule­ment un livre tout ce qu’il y a de plus
anti­mi­li­ta­riste. A part ça…

R. P.

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