La Presse Anarchiste

Périodiques

 

C’est
il y a, je pense, env­i­ron deux ans, au cours d’une conversation
ami­cale où s’opposaient alors (je souligne alors) nos
appré­ci­a­tions du régime qui se qual­i­fie de Cinquième
République, que je dus à Alfred Ros­mer d’entendre
pour la pre­mière fois pronon­cer le nom de la revue d’André
Bre­ton, Le 14 juil­let, et la façon tout à fait
chaleureuse dont il m’en par­la comme d’une entre­prise digne de ce
qu’il y eut de plus vivant dans le soulève­ment en com­mun des
ouvri­ers et des intel­lectuels hon­grois en 1956, me fit intensément
désir­er de con­naître cette pub­li­ca­tion. Malheureusement,
toutes mes recherch­es et celles de l’ami Proix demeurèrent
vaines, et il aura fal­lu, fin 1961, l’heureuse ren­con­tre toute de
hasard de Bre­ton et de Proix dans un auto­bus, pour que je puisse à
mon tour, me trou­vant à Paris quelques jours plus tard,
repren­dre tout ami­cale­ment con­tact avec l’illustre auteur de Nad­ja
et des Vas­es com­mu­ni­cants, qui veut bien se sou­venir de
nos loin­taines rela­tions de condis­ci­ples du même collège
et juger frater­nelles les démarch­es respec­tives que
l’éloignement dans l’espace nous a amenés à
assumer l’un et l’autre. C’est à la suite de cette
enrichissante reprise de con­tact que je reçus enfin les trois
numéros parus de 14 juil­let. La revue, en effet, n’a
pas eu plus de trois numéros, ce qui en rendrait l’analyse,
aujourd’hui, bien rétro­spec­tive. Depuis, il y a eu Bief,
que, mal­heureuse­ment, je ne con­nais point. Mais aujourd’hui,
une pub­li­ca­tion nou­velle la Brèche (octo­bre 61) prend
la relève des précé­dentes, par rapport
aux­quelles elle mar­que d’ailleurs un volon­taire repli — qui ne
sig­ni­fie pas aban­don — en ce sens qu’y sont surtout traitées
les ques­tions intrin­sèques au sur­réal­isme, « au-delà
d’une action poli­tique ren­due plus que jamais inex­primable »
(l’adjectif est souligné dans le texte même de la
déc­la­ra­tion lim­i­naire). Sur le plan non surréaliste
pro­pre­ment dit, je sig­nalerai l’article de Robert Benay­oum mettant,
à bien juste titre, en miettes « Le Matin des magiciens »
de Louis Pauwels et Jacques Bergi­er (ici à Témoins,
nous ne sommes pas peu fiers d’avoir été traités
naguère de faux témoins » par un pro­fes­sion­nel de
l’escroquerie à l’intelligence (?) tel que le sieur
Pauwels), — arti­cle que com­plète admirable­ment, inséré
dans la revue, un man­i­feste col­lec­tif dénonçant
l’entreprise basse­ment réac­tion­naire de la nou­velle revue
« Planète », suite directe et d’ailleurs avouée
du triste « Matin…» dont Benay­oun fait par ailleurs
jus­tice. — D’autre part, on ne décou­vri­ra cer­taine­ment pas
sans hilar­ité l’humour involon­taire d’un texte traduit du
russe : « Faut-il aban­don­ner l’art abstrait au
cap­i­tal­isme ? » (« La Brèche » le reprend de la
Lit­er­a­tour­naïa Gaze­ta du 27 déc. 60) où
cer­tain pro­fesseur R. Kazanov-Lavren­tiev (après tout le pauvre
homme s’est peut-être dit que c’était la seule façon
de faire admet­tre une attaque con­tre l’art pom­pi­er offi­ciel de son
pays?) écrit : «… l’art abstrait est un pro­duit du
sol russe qu’il nous faut réac­cli­mater : Kandin­sky,
Male­vitch, Tatlin, d’autres encore, l’on créé
autour de 1914, en signe de protes­ta­tion con­tre la guerre
impéri­al­iste ! Les dirigeants éclairés de notre
peu­ple, qui con­nais­sent bien les aspi­ra­tions pro­fondes et pacifiques
des citoyens des républiques social­istes soviétiques…
ne devraient pas rou­gir d’inscrire demain dans le prochain plan
quin­quen­nal ce nou­v­el objec­tif : dépass­er aus­si le capitalisme
sur le plan artis­tique, ren­dre l’art abstrait à la classe
ouvrière, aux tra­vailleurs de tous les pays — et retir­er en
même temps cette arme des mains de la bourgeoisie ! »

* *

Dans Les
Temps mod­ernes
(déc. 61, janv. 62), une bien curieuse
étude, signée André Gorz, sur « Le
vieil­lisse­ment ». L’auteur entend désign­er par-là
le pro­fond change­ment de men­tal­ité dont témoigne de
plus en plus en l’état actuel de la société
indus­trielle (y com­pris les pays de cap­i­tal­isme d’Etat dits
« com­mu­nistes ») les mass­es ouvrières et
l’«intelligentsia », même de gauche. Ce n’est un
secret pour per­son­ne que les mass­es, aujourd’hui, ne sont plus
spon­tané­ment révo­lu­tion­naires, qu’elles ont perdu —
d’où le mot vieil­lisse­ment — le rad­i­cal­isme pro­pre à
la jeunesse. Pour M. André Gorz, qui est assurément
très proche des posi­tions de J.-P. Sartre, spécialement
en ce qui con­cerne la « relance » de la révo­lu­tion à
par­tir des nation­al­ismes des pays sous-dévelop­pés, le
réformisme infus qui est assuré­ment la conséquence
du phénomène à la déf­i­ni­tion duquel il
s’attache ne l’amène point à rechercher dans quelle
mesure la trans­for­ma­tion décrite exig­erait peut-être une
remise en cause des anci­ennes caté­gories « radicales ».
Bien au con­traire, ce lui est rai­son de trans­fér­er tous ses
espoirs dans les révo­lu­tions des ex-colonisés. Et c’est
en ce sens que son étude est, dis­ais-je, intéressante,
car si elle nous aide assez peu à acquérir une
con­nais­sance objec­tive du réel, elle nous ren­seigne, en
revanche, éminem­ment sur les réac­tions et les choix de
l’intellectuel qui se veut révo­lu­tion­naire. En le
lisant, je ne pou­vais m’empêcher de repenser au problème
que j’ai effleuré dans ma petite post-face à
l’évocation de Groethuy­sen que Navel a bien voulu
con­fi­er au présent cahi­er. Certes, pour Groethuy­sen, la
ques­tion était autre que pour nos sar­triens et s’il jugeait
« vieil­lis­sant » l’ami que les hor­reurs et les
aber­ra­tions du stal­in­isme fai­saient déjà renâcler,
c’était par le sen­ti­ment de rester au niveau de ce qui était
pour lui, sous les espèces de la Russie sovié­tique, la
jeunesse du monde. Mais c’était aus­si par un scrupule, une
crainte que l’étude d’André Gorz a le mérite
(involon­taire) de mon­tr­er en pleine lumière : la crainte de
trahir ce que l’on s’est, une fois pour toutes, assigné
pour idéal. « Périsse plutôt l’humanité
que l’idée que je m’en suis faite ! », tel est bien le
réflexe, sinon d’un Groethuy­sen, du moins des idéologues
du genre du cer­taine­ment très hon­nête homme dont nous
par­lons ici. Réflexe qui est à la base de toutes les
poli­tiques du pire. Et cela va si loin que M. André Gorz écrit
même, en sub­stance : il est pos­si­ble, il est même probable
que les peu­ples nou­veaux trahi­ront à leur tour leur
rad­i­cal­isme actuel, qu’ils vieil­liront, — mais en attendant,
c’est nous qui sommes vieux. Sans se deman­der si ce prob­lème
de l’«âge » ne doit pas inciter à la
recherche d’autres solu­tions que le recours à la cure
mirac­uleuse d’une eau de jou­vence dont les con­vul­sions du dernier
demi-siè­cle nous ont déjà appris, à nous
vieux révo­lu­tion­naires (vieux n’équivaut pas a
vieil­li), qu’elle est mêlée de trop de sang.

S.

* *

Nous
avons sou­vent eu l’occasion de dire com­bi­en nous esti­mons les
Cahiers du social­isme lib­er­taire de Gas­ton Lev­al à
pro­pos de qui nous avons même pu par­ler de cette chose si rare
aujourd’hui, le bon sens de la rai­son. Que toute­fois le bon sens
ait aus­si ses dan­gers, c’est ce que nous démontre
involon­taire­ment, dans le numéro de jan­vi­er, le début
d’un arti­cle de Mar­cel Renot inti­t­ulé « Pein­ture et
folie ». Non que la mise en garde con­tre la commercialisation
des slo­gans de l’art abstrait, for­mulée par l’auteur ne
mérite pas de retenir l’attention. Mais pourquoi commencer
par ces lignes : « Nous avons l’habitude dit Mar­cel Renot en
guise d’exorde, de traiter ici, avec la meilleure volonté,
de ques­tions sérieuses, par­fois même sévères.
Et l’on s’étonnera de l’objet du présent
entre­tien : la pein­ture. » Dia­ble… Car de là à
affirmer que non seule­ment les créa­tions des pein­tres en
par­ti­c­uli­er, mais l’art en général, la poésie,
la musique ne sont que billevesées et dis­trac­tions de luxe, il
n’y a qu’un pas. Certes le sérieux, précisément,
avec lequel Mar­cel Renot traite du prob­lème pic­tur­al montre
que ce n’est point là sa pen­sée. N’empêche
que le pas­sage que nous avons cité révèle cette
mau­vaise con­science avec laque­lle bien des mil­i­tants, sans le savoir
hand­i­capés par un puri­tanisme de l’utile, abor­dent, encore
de nos jours, les plus hautes activ­ités dont l’exercice
fonde tout human­isme vrai, puisque, sans elles, l’espèce ne
se dis­tinguerait plus de l’animal.

* *

Cer­taine
con­férence de M. Louis de Ville­fos­se enten­due à Rome il
y a quelque trois ans dans les locaux du Con­grès pour la
Lib­erté de la Cul­ture ne m’avait pas don­né grande
idée de sa vigueur d’esprit et d’expression. Je n’en ai
été que plus heureuse­ment sur­pris de découvrir
de cet auteur, dans le numéro de févri­er de Preuves,
extrait d’un ouvrage à paraître prochaine­ment sous
le même titre chez Jul­liard, cer­tain réc­it, « L’œuf
de Wyas­ma », qui nous fait assis­ter, avec la sobriété
la plus effi­cace, au sup­plice moral d’un sym­pa­thisant à
l’époque plus naïf que nature — en voyage
d’information en URSS au cours des quelques mois qui précédèrent
la mort de Staline. Comme « air con­di­tion­né », on ne
pou­vait faire pire, et si M. de Ville­fos­se a certes mis bien
longtemps à tir­er les con­séquences d’une telle
expéri­ence, le tableau qu’il nous donne n’en est que plus
ren­seignant, que mieux pro­pre aus­si à nous met­tre en garde
con­tre les illu­sions que l’on pour­rait se faire sur la portée
réelle de la « déstal­in­i­sa­tion stalinienne »
(le terme est de Boris Sou­varine dans Le Con­trat social),
actuelle­ment et, en effet, très stal­i­en­nement décrétée
d’en haut.

* *

Au
moment de met­tre sous presse nous sont encore par­venus deux
péri­odiques que je ne saurais sig­naler avec trop d’insistance.
Il s’agit, d’une part, du n° 22 (févri­er) des Let­tres
nou­velles,
où l’on doit lire les pages dans
lesquelles Claude Couf­fon décrit, à la suite de
l’enquête la plus objec­tive menée sur place à
Grenade, « Les derniers jours de Gar­cia Lor­ca ». Et quand
je dis qu’on doit les lire, c’est à la fois, tout d’abord,
bien sûr, par piété envers l’infortuné
grand poète, et aus­si pour l’utilité de prendre
net­te­ment con­science de ce qui atteindrait les meilleurs d’entre
nous si, à la faveur d’un putsch de l’OAS, les tueurs,
déjà suff­isam­ment act­ifs hélas, avaient soudain
toute licence. — Quand au sec­ond des péri­odiques arrivés
en dernière heure, je veux par­ler du dernier cahi­er (4e année,
n° 1) de la revue Etudes, pub­liée à
Brux­elles par l’Institut Imre-Nagy (467, avenue Brugmann).
Longtemps, comme il était naturel, spécialisé
surtout dans les ques­tions hon­grois­es, cet organe, par un étroit
con­tact avec d’autres revues de pen­sée social­iste libre,
peut légitime­ment revendi­quer aujourd’hui le titre de « revue
du social­isme plu­ral­iste ». « Terme inso­lite, expose
l’avant-propos, mais qui ne cache aucun mys­tère. Nous
voulons exprimer par là l’hostilité à tout
dog­ma­tisme et à toute pré­ten­tion de monop­o­lis­er la
pen­sée social­iste par qui que ce soit. Le mot « pluraliste »
… pos­tule comme principe la plu­ral­ité à la fois des
voies nationales et des philoso­phies qui peu­vent men­er au socialisme.
(Et) celui-ci, à son tour, nous paraît ouvert à
tous ceux qui recon­nais­sent l’égalité et la
respon­s­abil­ité sociales
des êtres humains. »
Dans ce numéro, tout est à lire, particulièrement
les textes de Mik­los Mol­nar et de François Fejtö, de J.
Gabel, de Manès Sper­ber, d’Axelos, Michel Collinet, Pierre
Nav­ille. Il y a là la promesse, et plus que la promesse de la
col­lab­o­ra­tion la plus féconde des esprits libres d’Occident
et d’hommes, aujourd’hui non moins libres, mais en outre
douloureuse­ment enrichis par leur expéri­ence, vécue de
l’intérieur, des régions de l’Europe de l’Est, et
utile­ment éclairés par un sens aver­ti, qui trop souvent
nous manque, de leurs vir­tu­al­ités d’évolution.

* *

Dernière
minute :
La poste m’apporte à l’instant le n° 72
(déc. 61) de La Tour de Feu, « Nous les noirs ».
C’est, out­re un admirable texte, du même titre, de Jean
Lau­rent, un choix de poèmes français, africains
hon­grois, tous témoignant, sous le signe d’une pensée
frater­nelle­ment proche de celle qui pré­side à notre
présent cahi­er, du même refus de l’abjection partisane
et raciste. « Le jour, écrit J. Lau­rent, où l’on
voudra fix­er les vrais critères de la civil­i­sa­tion, il ne
fau­dra pas compter en degrés de social­i­sa­tion, mais en degrés
de libéra­tion à l’égard des sen­ti­ments raciaux
et même nationaux. » « Noir » de par la grâce
de la déser­tion, Michel Bou­jut est là, lui aus­si, sous
les espèces d’un mag­nifique poème sur Louis
Arm­strong. — Félic­i­ta­tions à l’ami Pierre Boujut
pour cette splen­dide réus­site, et qui vient telle­ment à
son heure.

S.


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