Sur
l’abominable montée du racisme en France même, il ne
serait malheureusement que trop facile de rassembler un énorme
dossier. Faute de place, force nous est de nous contenter, cette
fois-ci, de réunir seulement quelques documents, au reste,
hélas, suffisamment éloquents par eux-mêmes. Il
s’agit bel et bien de « ratonnades » en plein Paris ; car
il n’y a pas d’autre mot pour la répression d’une
violence proprement criminelle, de la manifestation toute pacifique
organisée en novembre par les Algériens unanimes à
protester contre le « couvre-feu » discriminatoire
obligeant les nombreux travailleurs musulmans à être
rentrés chez eux dès sept heures du soir. Mais avant de
donner quelques trop brefs aperçus de ces honteuses « scènes
de la vie parisienne », nous ne croyons pas
inutile de reproduire le petit tableau ci-dessous. La date (5
octobre) de l’événement auquel il se rapporte montre
bien dans quelles conditions morales les mesures
administratives — le fameux couvre-feu — réduisent à
vivre — si cela peut s’appeler ainsi — les
Africains de la « métropole », dont on ne peut
dès lors que comprendre qu’ils aient décidé,
le mois qui allait suivre, de procéder à la grandiose
manifestation que l’on sait.
Dans un couloir du métro
Le 5 octobre 1961, A…,
ouvrier algérien, accompagne sa femme au métro place
Clichy ; il est 8 heures du soir. Dans le couloir, il croise un flic.
« Qu’est-ce que tu
fous là, imbécile, et le couvre-feu ? »
Et sans
même lui demander ses papiers, comme ça, il lui flanque
un coup de pied dans le tibia, puis, trouvant cela insuffisant, un
coup de poing dans l’estomac.
A… s’écroule et
reste K. O. vingt minutes, le souffle coupé.
Dans
le métro, les gens passent, mais il n’y a que sa femme pour
l’aider. [[C’est nous qui soulignons]] Le soir même, A… crache le sang.
Deux jours après, il
va chez le médecin qui lui dit qu’il aurait dû venir
plus tôt. A… répond : « J’avais peur. »
(Témoignages
et Documents, nov. 61)
* *
C’est
encore à Témoignages et Documents, « le
journal qui publie les textes saisis et interdits », 14 ter rue
du Landy, Clichy (Seine), rédacteur M. Pagat, que nous
empruntons maintenant ces trop rapides prises de vues parmi les plus
odieuses des « ratonnades » qui ont déshonoré
la « ville lumière » :
L’«Express »
publie cette semaine un reportage effectué par Jean Cau dans
une famille d’Algériens puis dans le quartier de la
Goutte‑d’Or et dans les bidonvilles de Nanterre. Une femme
algérienne de 51 ans, qui a défilé le 17 octobre
avec sa fille et l’un de ses fils, raconte comment on les a jetées,
elle et sa fille, dans un car :
« Là
les policiers ils m’ont tordu le bras, regarde… et ils me
criaient « Salope ! On te crèvera, on te videra comme un
lapin ! Dis « Algérie française ! », salope ! ».
Et il m’a dit des choses que je ne peux pas répéter.
Alors moi j’ai crié : « Vive l’Algérie
indépendante ! Vive mes frères ! » Et j’ai dit au
policier : « Tu peux me tuer si tu veux, mais je ne dirai pas
autre chose. »
On l’a
jetée dans le commissariat du Val-de-Grâce. Sous ses
yeux, sa fille a attrapé une dégelée de coups de
pied dans le ventre. Dans la nuit, on l’a jetée sur la
chaussée. Elle a réclamé sa fille. Les policiers
ont levé leurs matraques. Titubant, se traînant, elle se
demande comment elle a pu rentrer chez elle.
— Et votre fille ?
— Elle n’est pas
revenue. Y’a trois jours et elle n’est pas revenue. »
« Ils ont « décollé »
le bébé de son dos »
Le fils aîné,
qui « occupe un emploi de bureau », a manifesté lui
aussi.
« Lui aussi a été
arrêté. Il a vu une mère qui portait son bébé
dans le dos « à l’arabe ». Les policiers lui ont
« décollé » le bébé du dos. Le
bébé est tombé à terre. La femme a crié.
Un remous l’a séparée de son enfant qu’une deuxième
vague de policiers a piétiné. Au commissariat, on l’a
raisonnablement frappé. Il a entendu un policier qui est
entré, soufflant et transpirant, et qui a dit à ses
collègues :
— Y’en a déjà
six de crevés. »
* *
« Bachir, qui a trente
ans dont la femme vient à peine d’accoucher, dont les deux
autres enfants sont dans quelque dispensaire, est déjà
allé à deux manifestations. Il est prêt à
revenir à une troisième bien que ses blessures
l’empêchent de travailler pendant huit jours. Abbès,
qui une nuit d’hiver…
«— Ils m’ont mis
dans une case du commissariat du côté de la place
Clichy. Nous étions deux ou trois cents serrés comme
des sardines. Nous avions chaud à cause de ça. Alors
ils nous ont arrosés avec une lance et, ensuite, ont inondé
la cave. Nous étions mouillés et, avec l’eau aux
chevilles, nous ne pouvions pas nous coucher. Nous sommes restés
comme ça toute la nuit. »
(Témoignages et
Documents, nov. 61)
Les coups de feu du
boulevard Bonne-Nouvelle
« France-soir » a
relaté ainsi la scène au cours de laquelle, boulevard
Bonne-Nouvelle, plusieurs Algériens furent tués ou
blessés par balle.
« J’ai
vu, raconte un témoin, le conducteur descendre de son siège.
Il était blême. Il avait son pistolet à la main.
Effrayé par la masse hurlante qui avançait vers lui, il
cria :
« Le premier qui
avance, je fais feu ! »
Les manifestants, nullement
intimidés, continuèrent à avancer. Le policier a
tiré deux coups en l’air. Puis il a fait feu vers les
manifestants.
En entendant les coups de
feu, des policiers casqués, portant le gilet pare-balles sont
accourus. Ils ont tiré à leur tour une vingtaine de
coups de feu.
Un de nos reporters
assistait à cette scène.
A aucun moment les
manifestants qui poursuivaient leur chemin vers la République
ne menacèrent le chauffeur du car, pas plus que les autres
policiers descendus du véhicule. »
(France-soir)
* *
La bataille de Bizerte
Dans
le cycle infernal de la violence, tout se tient et, de même que
les « ratonnades » de Paris sont le pendant, si l’on peut
dire, naturel de ce qui se passe quotidiennement en Algérie,
les actes coupables — le terme est faible — auxquels se sont
livrés les parachutistes, lors de la bataille de Bizerte, ne
sont qu’une manifestation de plus du même mal. Certes, à
propos de cette « bataille », l’on peut estimer que
Bourguiba eût pu s’abstenir de bien légèrement
exposer la vie de tant de jeunes Tunisiens en les lançant,
désarmés, contre la garnison de la base française.
Mais alors que la dite garnison sut méritoirement garder son
sang-froid, les paras envoyés en renfort se… dépassèrent.
Voici quelques extraits du très remarquable article de A.-P.
Lentin sur cette tragédie :
De quoi s’agit-il ? En
deux mots, une délégation de trois juristes neutres,
dépêchée à Tunis aux fins d’enquête
par la Commission internationale des juristes, accuse, dans un
rapport de 48 pages extrêmement détaillé et
circonstancié, les unités de parachutistes engagées
au moment de la bataille de Bizerte, où elles avaient été
envoyées en renfort le 19 juillet et les jours suivants,
d’avoir commis de nombreuses atrocités, notamment des
exécutions sommaires de prisonniers et des « mutilations
délibérées ». Les milieux autorisés
français, civils et militaires, opposent à ces
allégations un « démenti catégorique »,
mais ce démenti n’a pas empêché divers journaux
de réputation mondiale, et notamment des journaux anglo-saxons
comme le « Guardian » et le « New York Herald »,
de publier de larges extraits du document contesté sous de
gros titres du genre « Atrocités françaises à
Bizerte ». Une fois de plus, donc, ces paras valent à la
France d’être accusée devant l’opinion
internationale.
Présent à
Bizerte, en tant qu’envoyé spécial de « Libération »,
pendant toute cette période dramatique, et témoin
oculaire d’un certain nombre de faits irréfutables, je pense
être bien placé pour apporter, sur cette pénible
affaire, un certain nombre de commentaires et de précisions
tant au sujet de l’enquête que des faits dont elle s’est
occupée.
Des témoins
impartiaux
Je
noterai tout d’abord que les deux communiqués officieux
français s’efforcent de jeter un certain discrédit
sur l’enquête qui a été menée au début
de septembre et dont les conclusions viennent d’être rendues
publiques. Cette contre-attaque n’est ni élégante ni
convaincante, En effet, la Commission internationale des juristes,
organisme non gouvernemental jouissant du statut consultatif auprès
du Conseil économique et social de l’Onu et présidé
par l’ancien président de l’Assemblée des Nations
unies, sir Leslie Munro — celui-là même qui vient de
préfacer le rapport sur Bizerte — passe pour sérieuse
dans les milieux internationaux, même si son orientation
volontiers pro-occidentale lui vaut quelquefois certaines critiques.
Il serait, par ailleurs, difficile de qualifier de petits rigolos ou
de personnalités aveuglées par l’esprit partisan, les
juristes de classe internationale qu’elle a dépêchés
à Tunis aux fins d’enquête : un Britannique, qui
présida le barreau d’Angleterre ; un Norvégien,
secrétaire de l’Association internationale d’assistance
judiciaire ; et un Autrichien, titulaire de fonctions dirigeantes à
la fois à la Commission européenne des droits de
l’homme et à la Commission des droits de l’homme de l’Onu…
* *
J’ai vu, au cimetière
de Sidi Salem, avant qu’on ne les mette en terre, plusieurs
cadavres délibérément mutilés. J’ai
même été l’un des premiers, sinon le premier, à
découvrir, sur la poitrine d’un cadavre à demi
calciné, une croix celtique tracée au poignard, croix
celtique dont les Tunisiens, à ce moment-là, ignoraient
la signification politique (elle est l’emblème de « Jeune
Nation »). J’ai vu, de mes yeux, dans la médina, ce
cadavre mutilé à peine exhumé d’une maison en
ruines. Je l’ai revu au cimetière de Sidi Salem, en
compagnie de mon confrère du « New York Times », Tom
Brady, et j’ai raconté la scène dans mon câble
publié par « Libération », le 24 juillet.
Sur un autre point, je
pourrais aussi apporter un témoignage précis. C’est
au sujet de l’épisode de Menzel-Bourguiba. A cet endroit, un
engagement extrêmement violent s’était produit entre
des « paras » déchaînés, et une foule
tunisienne où les jeunes gens désarmés — voire
même les femmes et les enfants — étaient aussi
nombreux que les combattants. Cette foule eut évidemment le
dessous. De nombreux Tunisiens furent-ils amenés prisonniers,
mains liées, à l’intérieur de certaines
installations françaises, notamment à l’intérieur
de l’arsenal, et ensuite passés par les armes, comme
l’affirment les autorités tunisiennes et le rapport de
Genève, où ces faits ne se sont-ils jamais produits,
comme l’affirment les autorités françaises ? Je ne
suis pas en mesure d’apporter une réponse personnelle
directe à cette question précise (l’exécution
des prisonniers après la bagarre) mais ce que je veux dire,
c’est que plusieurs « paras », ayant participé à
l’affaire et que j’ai interrogés, ne m’ont pas caché
que, dans le feu de l’action, ils avaient « zigouillé »
— pour employer un mot du général de Gaulle — tout
ce qui leur tombait sous la main — civils, femmes et enfants
compris.
A qui fera-t-on croire, au
surplus, que les révélations de ce « dossier de
Bizerte » que nous soumettons à nos lecteurs, ont surpris
l’opinion publique, à l’étranger et même en
France ? Le rapport établit une distinction — que je
reprends, entièrement à mon compte — entre « les
militaires des forces terrestres et navales stationnées en
permanence à Bizerte » — unités dont la
correction était reconnue, je puis aussi en porter témoignage,
même par les Tunisiens — et les unités de
parachutistes envoyées en renfort le 19 juillet et les jours
suivants. Les unités de parachutistes venaient d’Algérie
et elles y sont depuis, hélas ! retournées. Depuis la
« bataille d’Alger », les exploits des « paras
d’Algérie » à Oran, à Bône… ou à
Metz, sont suffisamment connus pour que personne ne s’étonne
lorsqu’on évoque, de source neutre, la manière dont
ils se sont conduits à Bizerte.
(« Libération »,
numéro saisi du 16 oct. 60.)
A.-P. Lentin
* *
Curieuse réglementation
raciale dans un ordre religieux
Dans ses
« Propos du samedi » publiés par le Figaro
littéraire du 27 janvier, M. André Billy, parlant
de deux pères jésuites qu’il semble avoir connus de
près, nous raconte le drame de ces deux religieux lorsqu’ils
eurent appris que leur père était, ce qu’ils avaient
toujours ignoré, un juif converti. Un « décret »,
en effet, interdit longtemps d’admettre des israélites dans
la compagnie. Raison de cette étrange « ségrégation »
au sein d’une Eglise qui se flatte d’être universelle ? Le
« grand nombre, écrit M. Billy, de juifs espagnols qui,
pour fuir les persécutions, se réfugiaient sans aucune
vocation dans les ordres religieux ». Considération, on
le voit, non de principe, mais (ce n’en est pas davantage une
excuse) de pure opportunité, de « politique ». Tout
comme il est permis de penser que c’est également une pensée
de politique et d’opportunité qui a amené les
autorités responsables à rapporter il y a quinze ans
(donc après la défaite spectaculaire du racisme
d’État en Allemagne) la trop jésuitique (c’est le
cas de le dire) interdiction raciale en question.
* *
Racisme à
rebours ?
Soucieux
de ne pas laisser se répandre une regrettable légende,
Michel Boujut, en novembre dernier, adressait au « Canard
enchaîné » la brève rectification suivante
d’une erreur, on veut le croire, involontaire, mais sur laquelle
les « Petits Pères » nous eurent épargné
l’ennui de revenir maintenant s’ils avaient daigné
publier — comme nous osons penser que le simple souci de la vérité
l’exigeait — la lettre que voici :
Lausanne, le 25 novembre
1961.
Cher Canard,
Une
inexactitude s’est glissée dans ton numéro du 22
novembre, au cours de « l’histoire vraie » rapportée
par Maurice Baquet.
On y
lit, en effet, «… Gillespie, un peu déconfit, alla
jouer chez ses frères de race à La Nouvelle-Orléans.
— D’accord,
dirent ceux-là. Mais sans votre pianiste blanc. »
Et toi
de conclure :
« Y’a
encore du bon pour le racisme. »
Racisme
à rebours ? Non point. Cette fois-ci, les « frères
de race » n’y sont pour rien.
Ce n’est
que la conséquence directe des lois raciales, mises en vigueur
à La Nouvelle-Orléans et en Louisiane, qui interdisent
formellement aux musiciens noirs et blancs de jouer dans un même
orchestre et, qui plus est, au cours d’un même spectacle.
Ainsi,
Gillespie, refusant de s’incliner devant la loi « scélérate »
, en se séparant de son pianiste blanc, Lao Schifrin, le
concert fut annulé.
Pour les
mêmes raisons, Louis Armstrong, dont l’orchestre est « mixte »,
ne peut plus jouer dans cette ville. C’est à ce propos qu’il
déclara, voici quelques mois :
« Je
suis mieux traité partout dans le monde que dans ma ville
natale. Le jazz est né là et je me souviens du temps où
ce n’était pas un crime pour les musiciens de toute couleur
de se réunir pour jouer ensemble…Je ne retournerai pas à
La Nouvelle-Orléans. »
Non,
Canard, le racisme — s’il n’est pas à sens unique —
n’est pas encore l’affaire des Noirs.
A toi bien cordialement.
Michel Boujut.
* *
Frantz Fanon
Comme
nous l’avons exprimé ici à propos du Manifeste des
121, nous sommes loin d’adhérer, à Témoins,
à la politique du pire proclamée par Jeanson, puis par
Sartre sous les espèces d’un ralliement inconditionnel aux
thèses et aux méthodes du FLN. Encore que leur bonne
foi ne soit assurément pas en cause, ces purs idéologues,
moins soucieux, au fond, comme on l’a dit à juste titre, du
sort des peuples sous-développés que de « relancer
la révolution » à partir des possibilités
subversives liées à la grande mutation actuelle du
tiers monde, négligent volontairement la menace des
innombrables maladies infantiles qui guettent, en notre époque
de leur libération, les anciens colonisés :
supernationalisme, jacobinisme, voire — Silone a écrit
là-dessus des pages pertinentes — fascismes noirs (ou
d’autres couleurs).
Toutefois,
nous nous en voudrions de terminer notre incomplète collection
de documents sans signaler le tout dernier livre de Frantz Fanon,
paru à titre posthume (Fanon est mort l’an dernier en
Tunisie), « Les Damnés de la Terre ». Non que nous
partagions toutes les convictions d’un homme qui s’était
entièrement donné à la révolution
algérienne et à la cause des nationalismes africains en
général. Mais par le peu que nous en avons pu lire —
l’ouvrage, paru aux éditions Maspero, a naturellement été
saisi mais certains passages essentiels ont été
reproduits dans « Témoignages et Documents » de
janvier 1962 — il nous a paru que cette œuvre, si contestable que
nous en paraisse la tendance, présente l’éminent
avantage, au moins documentaire, de montrer en pleine lumière
la démarche d’une pensée nourrie tout ensemble de la
méditation du réel et de l’acceptation de toutes ses
conséquences. Pensée, donc, propre au plus haut degré
à aider chacun à mieux comprendre — fût-ce pour
s’efforcer de les résoudre différemment — la façon
dont, on voudrait dire comme pour illustrer certaines des plus
redoutables intuitions de Lénine, se posent aujourd’hui,
dans le concret, les problèmes de la genèse du monde de
demain.