La Presse Anarchiste

Spectacles

Dans un
numé­ro de revue comme celui-ci, cen­tré, pour
l’essentiel, sur le pro­blème du racisme, le spec­tacle dont
il serait le plus urgent de rendre compte est assu­ré­ment la
der­nière pièce de Max Frisch, Andor­ra.
Mal­heu­reu­se­ment, cette œuvre de l’auteur de langue allemande
actuel­le­ment, avec son com­pa­triote Dür­ren­matt, le plus en
vogue, n’a pas encore paru sur les scènes de langue
fran­çaise, ce qui d’ailleurs ne sau­rait tar­der. Nous y
revien­drons alors. Disons seule­ment pour l’instant que,
créée simul­ta­né­ment à Zurich et dans
plu­sieurs villes d’Allemagne, cette pièce, qui
rem­porte un suc­cès méri­té, consti­tue la
dénon­cia­tion la plus amère de la lâcheté
et de la sot­tise qui sont à la base de toute ségrégation
raciale. Dans une petite répu­blique mon­ta­gnarde baptisée
Andor­ra (l’auteur se défend d’avoir vou­lu désigner,
sous ce nom, son pays la Suisse, mais nul n’est obligé
de le croire sur parole), l’instituteur du chef-lieu a
recueilli, vic­time, expli­qua ce « bien­fai­teur », des
per­sé­cu­tions anti­juives d’un grand Etat voi­sin, un
soi-disant orphe­lin, mais qui est en réa­li­té son fils
natu­rel, lequel n’a donc, natu­rel­le­ment, pas une goutte de
sang juif. Com­ment, peu à peu, la popu­la­tion attribue
au faux jeune juif toutes les carac­té­ris­tiques que le
pré­ju­gé rat­tache à la nature israélienne
et com­ment le pré­ten­du « étran­ger » se
réclame lui-même de la race qu’on lui a prêtée,
voi­là ce à quoi l’affabulation nous fait
assis­ter avec un crois­sant malaise, une crois­sante mauvaise
conscience, laquelle atteint son paroxysme lorsque, à
la fin, les « Noirs » (enten­dez les nazis du pays
d’à côté) ayant occu­pé Andor­ra, le
pré­ten­du juif, dont per­sonne, natu­rel­le­ment, ne prend la
défense, est exé­cu­té comme bétail
d’abattoir. — Le « temps de l’abjection » ,
n’avait peut-être pas encore sus­ci­té œuvre plus
cruel­le­ment inquié­tante ni mieux faite pour nous accu­ler au
mal­con­fort de savoir, hélas, notre appar­te­nance à
ce siècle absurde.

* *

Cinq
fois cou­ron­né au fes­ti­val de Venise, le der­nier film de Luis
Bunuel, Viri­dia­na, a en outre l’honneur d’être
simul­ta­né­ment inter­dit, non seule­ment en Espagne, où il
fut tour­né, mais encore en Ita­lie et même… en France !
Cette his­toire d’une novice qui renonce au couvent, et même à
la morale, ne pou­vait en effet que s’attirer les foudres des
cen­sures catho­liques offi­cielles ou offi­cieuses qui, un peu partout,
pul­lulent comme ver­mine sur le ciné­ma. Et cepen­dant, ou plutôt
jus­te­ment : quel chef‑d’œuvre ! Jusqu’à pré­sent, ce
que Bunuel, en dépit de ses qua­li­tés prestigieuses,
m’avait fré­quem­ment heur­té par ce que son art —
sans ce que cela fût tou­jours aus­si légi­time qu’au
début, par exemple dans « Un Chien andalou » —
gar­dait, me sem­blait-il, de trop pro­gram­ma­tique, — pour le dire en
clair : de trop pro­gram­ma­ti­que­ment sur­réa­liste. Cette fois-ci,
l’inspiration sur­réa­liste n’est pas moindre, mais,
tota­le­ment incar­née, elle emporte l’assentiment. Ce n’est
d’ailleurs point tant l’absurdité de ce siècle qui
est ici dénon­cée que l’infamie de la condition
humaine en tant que telle. Mais tout cela sans aucune rhétorique.
L’image est tout. Inou­bliable, entre autres, l’orgie des
men­diants, de cette magni­fique lai­deur plus belle que le beau et qui,
à ce degré d’intensité, ne pou­vait naître
qu’au pays 

*
* *

Aucun
des autres films récents que le hasard m’a per­mis de voir
ces temps der­niers n’atteint à cette classe. Inutile de
s’étendre, par exemple, sur « Tout l’or du monde »,
de René Clair, gen­til exer­cice un peu beau­coup fatigué.
Tou­te­fois, l’accueil si contra­dic­toire fait à deux autres
œuvres ciné­ma­to­gra­phiques dont on a beau­coup parlé
mérite que l’on s’y arrête. Certes, lorsque l’on
ne vit pas à Paris, la ten­ta­tion, par­fois, est grande — et
de nos amis n’y résistent pas à chaque coup (on se
rap­pelle le « Paris n’existe pas » du cher Pierre Boujut)
 — de s’exagérer les défauts et les tares
intel­lec­tuelles du grand ras­sem­ble­ment d’entre Mont­martre et
Mont­par­nasse. (Mou­ve­ment d’humeur qui n’évite pas toujours
de faire pen­ser au « ils sont trop verts » de la fable.) Et
il est de fait que cer­tains aspects, en pein­ture, de l’école
de Paris ou, dans les lettres, du « nou­veau roman »
laissent rêveur (pour ne citer que ces deux exemples-là).
Il est de fait aus­si que, d’une manière générale,
l’excès de concen­tra­tion de la ville par excel­lence peut
dan­ge­reu­se­ment ampli­fier — ran­çon de ses fonc­tions les plus
utiles — les déso­rien­ta­tions de notre époque
détra­quée. En tout cas, pour nous en tenir au cadre de
cette rubrique, il est cer­tain que la dif­fé­rence des réactions
qui ont accueilli Une femme est une femme de Lucien Godard et
L’année der­nière à Marien­bad de Louis
Malle [Alain Resnais ?], est un signe qu’il y a quelque chose
qui ne tourne pas rond chez beau­coup de cri­tiques qui passent pour
les plus qua­li­fiés. Alors que l’invraisemblable et
pré­ten­tieux ennui que pro­digue le second de ces films nous a
été pré­sen­té comme le nec plus ultra du
nou­veau (et que le dia­logue soit de M. Robbe-Grillet n’arrange
évi­dem­ment pas les choses), le si amu­sant et consciemment
« ciné­ma » Une femme est une femme aurait
été, à en croire les augures, un déplorable
ratage. Avoir de l’esprit et même du lais­ser-aller, voilà
bien en effet des péchés que les gens graves — et
Dieu sait si l’époque en regorge — ne sau­raient pardonner
à personne.

* *

Mais je
ne veux pas ter­mi­ner ces quelques notes sans par­ler aus­si du film
qui, chaque fois que je le revois, me confirme dans la convic­tion que
c’est le plus beau que l’on ait jamais réa­li­sé : La
Règle du jeu
de Renoir. (Des quelques bandes récentes
ici men­tion­nées, seule « Viri­dia­na », à côté,
ne pâlit point). Evi­dem­ment, le fait de l’avoir revu, cette
fois-ci, dans une salle de Londres ne pou­vait qu’en souligner
l’authenticité magis­trale. Cela dit sans méconnaître
les incon­tes­tables ver­tus de la vie anglaise, — mais enfin… Et
lorsque après la pro­jec­tion de cette œuvre d’un nihilisme
non point de prin­cipe mais si pro­fon­dé­ment existentiel,
l’image de la reine, avec le God save the king pour
accom­pa­gne­ment, a paru sur l’écran, je ne suis pas sûr
d’avoir assez rete­nu une excla­ma­tion un peu beau­coup déplacée.
Ah, c’était bien mal de ma part…

S.

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