La Presse Anarchiste

Bernard Groethuisen (1880 – 1946)

 

Appren­ti,
je croyais à la force d’éclairement du savoir, au
bon­heur des grands esprits enso­leillés par la culture. Par le
che­min des aven­tures, si je vivais vigou­reu­se­ment, les expériences
et les voyages acti­ve­raient mes facul­tés ; leur faiblesse
devien­drait force ; plus de pou­voir ; plus de lumière.
Ayant vécu, je com­pren­drais le dis­cours des phi­lo­sophes : leurs
livres. Peut-être un jour croi­se­rais-je un de ces grands
esprits.

Le
tra­vail d’usine et des chan­tiers, les voyages — quelques
aller-et-retour sur le PLM — n’avaient guère activé
mon mûris­se­ment, quand je fis la connais­sance d’un
uni­jam­biste de haute sta­ture. Sculp­teur errant, âme en
détresse, l’homme à la jambe de bois pro­me­nait sur la
Côte ses rêves de gran­deur et ses idées de
sui­cide. On lui avait par­lé de moi. Son esprit troublé
m’imaginait pro­fon­dé­ment mal­heu­reux : j’étais son
double mena­cé d’une fin tra­gique. Plus âgé,
frère aîné, il serait mon guide. Venu en mon
absence, le sculp­teur avait dépo­sé un curieux masque de
plâtre devant la porte de mon logis. Je lui ren­dis visite. Au
camp où il séjour­nait, le menu était trop maigre
pour de telles retrou­vailles ; il fal­lait la tem­pé­ra­ture du
cognac et du vin blanc. A La Croix, nous avions déjeuné
au bar-tabac, pas­sé là tout un après-midi en
par­lant de nos états d’âme. Au pas­sage d’un touriste
dis­tin­gué, le sculp­teur recon­nut un peintre venu au camp par
erreur et tôt repar­ti se loger au vil­lage. Présentations.
Le gent­le­man raide d’allures s’était révélé
sans dis­tances, désar­mé, sympathique.

* *

En
automne et en hiver, l’entretien du parc d’un hôtel
m’occupait deux jours par semaine. J’étais là avec
mon râteau quand je vis venir vers moi la haute sil­houette, la
canne et la cou­ronne de che­veux blancs du tou­riste que l’artiste au
somp­tueux cafard m’avait pré­sen­té. Très digne,
la tête reje­tée en arrière, Herr Dok­tor Eduard
von Ben­de­mann res­sem­blait à Gus­tave de Suède. Il me dit
en cher­chant ses mots :

Je
suis Alle­mand comme vous savez, vou­driez-vous me don­ner des leçons ?
C’est par­ler que je vou­drais pour me per­fec­tion­ner en français.

Depuis,
je le voyais sou­vent. A pro­pos de l’influence de Nietzsche il me
fit presque un cours de phi­lo­so­phie. Peintre et his­to­rien, ses
acti­vi­tés tour­naient au passe-temps d’amateur désenchanté.
J’avais gagné son affec­tion, il me par­lait de ses amis :


J’ai
connu à Ber­lin un être éton­nant, Bernard
Groe­thuy­sen. Phi­lo­sophe pro­fes­seur, d’université, il jouit
d’un grand cré­dit auprès de la jeunesse
alle­mande. Il vit neuf mois sur douze à Paris. Il habite rue
Cam­pagne-Pre­mière un des ate­liers d’une affreuse caserne
pour artistes pauvres. Son père était d’origine
hol­lan­daise, sa mère une Russe. Trop russe et trop français,
Groe­thuy­sen ne se plaît guère dans l’Allemagne où
il est né. C’est un type de grand Euro­péen. Vous
pour­riez le ren­con­trer quand vous serez de retour à Paris. Il
est simple, pas du tout inti­mi­dant, il sait se moquer de lui-même
à la façon des hommes supé­rieurs. Il raconte en
sou­riant de sa naï­ve­té qu’après l’attentat de
Sara­je­vo il était allé à l’ambassade
d’Allemagne sup­plier l’ambassadeur d’intervenir pour empêcher
la guerre. En 1914, inter­né dans un camp, il est deve­nu le
confi­dent de tous les déte­nus, leur arbitre. A ses yeux, je ne
suis qu’un spec­ta­teur, un repré­sen­tant de la culture
bour­geoise condam­née. Après sa dure expérience
du camp de Châ­teau­roux, lui a trou­vé sa voie en se
ral­liant au mou­ve­ment com­mu­niste. Alix Guillain, sa com­pagne, est une
fille spi­ri­tuelle d’Elisée Reclus. Com­mu­nistes de cœur et
de pen­sée, en refu­sant les liens du mariage ils se sont
brouillés avec leur famille, et plus, tard ils n’ont pas
accep­té l’héritage de leurs parents.

Presque
rui­nés par l’inflation, von Ben­de­mann et son épouse
vivaient du reve­nu des der­niers débris d’une grande fortune.
A La Croix ils logeaient dans un modeste meu­blé. Après
un séjour de quelques mois à Antibes, ils repartirent
pour Hei­del­berg. J’appris, que Ber­nard Groe­thuy­sen, quand les juifs
furent per­sé­cu­tés à l’université de
Ber­lin avait ache­vé son der­nier cours par une proclamation
anti-nazie : « Intel­lec­tuels de tous les pays unissez-vous. »
Lais­sant en Alle­magne tous ses biens, il était revenu
défi­ni­ti­ve­ment en France. Lorsque les Ben­de­mann fuyant le
triomphe nazi revinrent à Antibes, j’avais quit­té la
Côte. Von Ben­de­mann ayant écrit à Groe­thuy­sen, le
phi­lo­sophe me fixa ren­dez-vous à la NRF.

Quand
j’ouvris la porte du bureau de la revue, Groe­thuy­sen vint à
ma ren­contre le visage radieux, les mains ten­dues. Pris par le bras
par ce char­mant pro­tec­teur, ayant retrou­vé plus d’assurance
je m’avançai vers Jean Paul­han. L’accueil des deux amis
fut plus qu’affable. Avant de s’en aller, Ber­nard Groe­thuy­sen se
mit en quête de retrou­ver sa canne et son chapeau,
com­plé­men­taires indis­pen­sables à son per­son­nage dans la
rue, mais sans ces­ser de croire que ces pré­cieux objets, leur
crise d’espièglerie pas­sée ne puissent reparaître
dans le monde exté­rieur « puisqu’ils man­quaient trop
d’imagination pour être sor­tis seuls par la porte. »
Dis­trait, absor­bé par un état d’inspiration continu,
il pou­vait pour­tant figu­rer dans le monde d’une façon
char­mante et bouf­fonne sans rien perdre de sa dignité.

Assis
sur la ban­quette du bis­tro tran­quille où il m’avait emmené,
j’étais déjà près de Groe­thuy­sen sans
plus d’embarras que si je l’avais tou­jours connu. « La
conver­sa­tion était une par­tie essen­tielle de sa philosophie »
a écrit Berne-Jof­froy, « il esti­mait qu’un solitaire
risque de s’égarer dans les dédales d’une pensée
iso­lée, que les seuls pro­blèmes impor­tants sont ceux
qui ne se posent pas seule­ment à nous-mêmes mais aussi
aux autres, et que c’est la conver­sa­tion qui nous les révèle.
Il s’y don­nait donc tout entier. » Groe­thuy­sen m’avait parlé
de l’état d’esprit de la jeu­nesse alle­mande, du drame des
juifs fuyant l’Allemagne. Inter­ro­gé sur mon che­mi­ne­ment, je
lui révé­lai que j’avais dû écour­ter mon
séjour à la caserne à une époque où
le temps s’inscrivait dans une si longue durée que six moins
m’auraient sem­blé cinq ans.


« Pour
le cas où vous vou­driez mettre fin à votre gênante
situa­tion, j’en par­le­rais à Jean Paul­han, peut-être
pour­rions-nous agir pour vous évi­ter l’application
rigou­reuse d’une loi qui ne tient pas compte de la relativité
du temps ; évi­dem­ment le temps des adju­dants ne s’accorde pas
à celui des poètes », me dit « Groeth »
sur un ton sub­ti­le­ment affectueux.

Sa
ren­contre était un enchan­te­ment. Groe­thuy­sen avait pour la vie
de l’âme un voca­bu­laire très riche. Une de ses
expres­sions « res­sources inté­rieures » m’est
res­tée en mémoire. Elles ne furent pas seules à
me venir en aide. Pen­dant trois mois de pré­ven­tion, au
Cherche-Midi, puis à Nan­cy dans un éta­blis­se­ment du
même genre, je reçus quelques lettres et des livres que
m’envoyait Jean Paul­han. Tar­di­ve­ment infor­més de ma présence
là, les deux amis s’étaient sou­ciés de mon
sort. Le jour du juge­ment je rejoi­gnis la caserne, les juges ayant
cor­ri­gé la sévé­ri­té d’une lourde
condam­na­tion par la clé­mence du sursis.

Alix
Guillain, ces années-là, tra­vaillait à la
recherche de docu­ments et de lettres de Karl Marx pour l’institut
Marx-Engels. Elle a don­né plus tard la première
tra­duc­tion fran­çaise scien­ti­fi­que­ment éta­blie du
pre­mier livre du Capi­tal. Lec­teur béné­vole ou
rétri­bué, Groeth depuis qu’il avait renon­cé à
ses cours par­ti­ci­pait davan­tage à la vie de la NRF. Pour
s’appartenir un peu, pour­suivre ses tra­vaux au calme, il allait à
Bormes avec Alix Guillain, à la Mal­buis­son où les
accueillait Madame van Rys­sel­ber­ghe. En jan­vier 1936, avi­sé de
leur pré­sence là, je tar­dai peu à aller leur
rendre visite. Après une période d’errance d’un
tra­vail à l’autre dans la région, je venais de louer
de grands espaces de maquis avec des lopins de terre en friche et une
mai­son à l’abandon. Ber­nard Groe­thuy­sen, dès cette
ren­contre, allait m’ouvrir d’autres hori­zons : — Votre place
n’est pas dans le repli, l’isolement, elle est dans le monde,
vous êtes conscient, vous le reflé­te­rez. Allez en
Rus­sie, vous tra­vaille­rez en usine ou dans les kol­khozes, vous verrez
beau­coup de choses et de gens, votre expé­rience s’enrichira
et vous vivrez dans le mou­ve­ment. Mais d’abord écri­vez un
livre avec votre vie et tout ce que vous nous racon­tiez de vos
expé­riences et de vos ren­contres. Nous le ferons publier, vous
pou­vez écrire, vos lettres le prouvent. Soyons pratiques,
écri­vain vous serez accueilli en Rus­sie et plus libre de
tra­vailler n’importe où. Si vous n’obteniez pas un
pas­se­port, notre ami André Gide télégraphierait
à Sta­line. Groe­thuy­sen avait souri.

André
Gide était de retour de son voyage en URSS quand j’eus
ache­vé la tâche qui ne devait pas fina­le­ment m’ouvrir
les grands horizons.

* *

Le
phi­lo­sophe de l’Anthropologie, l’essayiste de Mythes et
Por­traits
et des Ori­gines de l’esprit bour­geois était
une des figures les plus émi­nentes de la NRF. S’il est resté
rela­ti­ve­ment célèbre, son œuvre n’est connue et
appré­ciée que de rares ini­tiés. Madame von
Ben­de­mann, qui fut l’une des plus fer­ventes dis­ciples de Bernard
Groe­thuy­sen, a écrit : « Cette phi­lo­so­phie ne se laisse
situer nulle part, elle reste com­plè­te­ment étrangère
au der­nier stade de la pen­sée bour­geoise dont elle est
contemporaine. »

Le
plus proche des amis de Groe­thuy­sen, Jean Paul­han, a situé en
quelques lignes les visées de l’œuvre du phi­lo­sophe, dans
sa pré­face à Mythes et Portraits :

« En
France, on n’imagine guère qu’un phi­lo­sophe puisse être
modeste. S’il l’est, évi­dem­ment, on décide en
géné­ral que ce n’est pas un vrai phi­lo­sophe Et
pour­tant la modes­tie fut, au pays même de la métaphysique,
l’aventure d’une grande école.

« Fichte,
Schel­ling et le plus grand des trois : Hegel, n’eurent pas plutôt
fini de déve­lop­per les majes­tueuses spi­rales et les ave­nues de
leurs sys­tèmes, que cha­cun se sen­tit déçu. Tout
était expli­qué, et plus rien ne sem­blait valoir la
peine de l’être. La plus petite roue de l’univers avait
désor­mais sa place et son rôle. Comme dans une famille,
où le père pro­nonce à chaque coup le mot juste,
la sen­tence défi­ni­tive : les enfants ne sont pas longs à
s’apercevoir qu’il empêche tout le monde de réfléchir.
« Mais enfin moi (se demandent-ils) qu’est-ce que j’ai à
voir là-dedans ? » Bref la pen­sée était à
recommencer.

« L’on
sait de quelle façon la recom­men­cèrent — à
par­tir du père Hegel, tout de même contre lui — Marx
et Kier­ke­gaard. La solu­tion de Dil­they fut d’allure plus timide.
L’on déci­da qu’un homme seul, fût-il le plus grand
génie du monde, demeu­rait inca­pable de résoudre tous
les pro­blèmes que ce monde lui posait. Il y en avait trop, et
de trop divers, pour que la maigre expé­rience d’un individu
 — au sur­plus limi­té par les aspi­ra­tions de son temps — y
pût suf­fire. Hegel lui-même, ici et là, avait du
tri­cher. Dil­they et ses élèves firent donc le rêve
d’une phi­lo­so­phie à la seconde puis­sance, qui commençât
par épou­ser — quitte à les dépas­ser par la
suite — les diverses façons qu’ont eues les hommes, non
pas seule­ment d’imaginer, mais de s’approprier les choses : les
expé­rience et les réflexions des hommes de loi comme
des poètes, et des capi­taines comme des phi­lo­sophes (dont les
sys­tèmes allaient appa­raître dès lors comme le
signe d’autre chose qu’il appar­te­nait au métaphysicien
de déga­ger). Il s’agissait de com­prendre tant de réflexions,
il s’agissait même de les repro­duire et de les mimer ; la
syn­thèse vien­drait plus tard. Bref, une philosophie
his­to­rienne devait dépas­ser l’histoire d’autant que
l’Encyclopédie, qui nomme et classe les objets, les animaux
et les terres, dépasse le récit d’un explorateur
naïf.

« Telle
fut l’œuvre que Groe­thuy­sen, élève et ami de
Dil­they, pour­sui­vit de son côté, dans l’Anthropologie
phi­lo­so­phique
et dans les Ori­gines de l’esprit bourgeois.

« L’on
ver­ra (dans les essais qui suivent) de brefs cro­quis en marge de
l’Anthropologie. Ne soyez pas dupe de leur aspect aimable ou
fami­lier. Ils visent plus haut, et cette visée fait leur âme.
Il ne s’agit de rien de moins que de tra­vailler à for­mer, de
menues pièces et de mor­ceaux, le nou­veau monde intelligible.

« Quand
je me rap­pelle l’étonnante mul­ti­pli­ci­té de ses
connais­sances, le tumulte impé­tueux de son ima­gi­na­tion, tout
le charme et tout le désordre de ses entre­tiens, j’ose
com­pa­rer son âme à la nature telle qu’il la voyait
lui-même, abon­dante en germes de toute espèce, douce et
sau­vage, simple et majes­tueuse, mais sans aucun prin­cipe dominant…»
C’est ain­si que Meis­ter par­lait de Dide­rot, et que nous par­lons de
Groe­thuy­sen. Il se trou­vait chez lui dans l’univers de la pensée,
et natu­rel­le­ment à l’aise comme cha­cun de nous peut l’être
dans son corps. »

* *

Il
habi­tait son corps comme une âme un nuage ; une énergie
douce, spi­ri­tuelle, enso­leillée y cir­cu­lait. J’aimais le
voir aller et venir, à petits pas d’inspiré. Il
sem­blait sans poids il pen­sait en s’aidant de ses jambes, il
médi­tant de la tête aux talons, noble et bonhomme.

En
le ren­con­trant, j’étais admis près d’un Dieu le
Père sen­si­ble­ment amé­lio­ré, pour lui racon­ter au
jour le jour ma vie, m’y recon­naître. J’aurais pu vivre
avec patience des jours plus durs pour le bon­heur d’être en
face de Groeth et de lui racon­ter mes « expériences ».
Il me suf­fi­sait de pen­ser à Groeth, de lui écrire, pour
être déli­vré de la soli­tude. De loin j’ai
beau­coup vécu avec lui. Je le ren­con­trais familièrement,
je l’admirais reli­gieu­se­ment. Après une conversation
ami­cale, je le quit­tais trans­fi­gu­ré. Débor­dant de
recon­nais­sance, j’étais cou­sin avec tout ce que la terre
por­tait, comme si la Créa­tion était l’œuvre d’un
Dieu plein d’humour, pré­sent lui-même dans toutes les
formes. Pour quelques jours, j’étais un frère.

Georges
Navel

* *

_​

Témoins
n’a pas eu sou­vent l’occasion de jus­ti­fier aus­si bien son
titre qu’en publiant les pages pré­cé­dentes consacrées
par Navel à la haute figure de Groe­thuy­sen. Double témoignage,
en effet, d’une part sur la qua­li­té rare d’un esprit
euro­péen comme on n’en a connu que bien peu et, d’autre
part, sur l’amitié, la fidé­li­té que lui garde,
à bien juste titre, l’écrivain recon­nu pour tel par
le phi­lo­sophe en exil évo­qué dans le présent
hom­mage. — Mais nous man­que­rions au sou­ci de la vérité,
et donc à l’essence de Groe­thuy­sen lui-même, en
pas­sant sous silence le pro­blème, qui n’a pas cessé
d’être dou­lou­reu­se­ment actuel pour qui consi­dère les
démarches trop sou­vent propres à l’intelligentsia
contem­po­raine, de ce qu’il faut bien appe­ler, dans le cas de
Groe­thuy­sen comme de tant d’autres, qui d’ailleurs ne le valent
point, l’aveuglement de ceux-là mêmes dont la seule
rai­son d’être est la luci­di­té. Dans une lettre
récente, Navel m’écrivait : « J’ai peiné
Groûte et Guillain en applau­dis­sant la paru­tion du livre de
Gide après son voyage en URSS. Mal­gré leurs fermes
convic­tions, ils tolé­raient fort bien tous nos désaccords
et mes remarques cri­tiques à pro­pos du pays des grands
por­traits, des pro­cès et des arres­ta­tions col­lec­tives. Ils
avaient pour cer­ti­tude que je pour­rais tou­jours réagir en
pro­lé­taire, que je ne tra­hi­rais jamais et que la révolte
venait des fibres, non pas seule­ment des opi­nions acquises… Quand
je m’ouvrais de mes doutes, Groûte lui, ne dis­cu­tait guère,
mais concluait : « Nous sommes plus jeunes, des croyants. Navel
est plus vieux que nous. » Ain­si l’hérésie
rejoi­gnait le racor­nis­se­ment. — Si j’en étais capable, il
y aurait motif à exa­mi­ner com­ment pour une vigoureuse
intel­li­gence la foi et la mau­vaise foi peuvent para­ly­ser l’esprit

cri­tique, si bien quelle ne s’exerce brillam­ment que dans
l’histoire des idées mais que les faits contem­po­rains sont
sans prise sur elle. Groûte n’a rien écrit sur ses
convic­tions. Il jus­ti­fiait les grands por­traits, le culte du grand
chef par la néces­si­té de répondre à la
reli­gio­si­té des foules, à leur besoin d’admirer dans
un homme le monde d’idées et d’aspirations qu’il
incarne. « Il y a l’enfant qu’on veut et celui qu’on a et
qu’il faut aimer pour­tant. » — Certes à présent,
la « désta­li­ni­sa­tion sta­li­nienne » (pour emprun­ter à
Boris Sou­va­rine ce terme d’une par­faite per­ti­nence) semble avoir
quelque peu chan­gé les don­nées du problème.
Semble seule­ment. Au lieu du grand chef, le « prolétariat »
passe pour la seule ins­tance infaillible et sur­tout son
iden­ti­fi­ca­tion avec le par­ti reste l’axiome des axiomes. Et si
Groe­thuy­sen a eu le bon goût de ne rien
écrire
sur cette déce­vante théo­lo­gie, peut-être
s’aviserait-il aujourd’hui que sa longue adhé­sion aux
dogmes — la même que nous retrou­vons chez tant
d’intellectuels de « gauche » que leur bonne foi ne cesse
de pré­ci­pi­ter dans la mau­vaise — montre rétrospectivement
que le com­men­ce­ment de la sagesse, éga­le­ment en poli­tique, est
de se méfier d’autant plus de soi-même et de ses
« bons » mou­ve­ments que l’on a l’esprit plus aigu et le
cœur mieux pla­cé. Modes­tie, comme dit Paul­han ? Voire, — car
il s’agirait bien plu­tôt d’avoir la modes­tie modeste au
point d’oser assu­mer l’orgueil de dire non aux idoles.

J.
P. S.

La Presse Anarchiste