La Presse Anarchiste

Chants du malheur

Cam­po dei Fio­ri [[Frag­ments de l’un des « Poèmes du ghet­to de Var­so­vie » ras­sem­blés et tra­duits par Irène Kau­fer et publiés dans « Les Temps modernes » (jan­vier 1962). — En ce qui concerne l’appellation de la place romaine dite « Cam­po dei Fio­ri », que la tra­duc­trice écrit (après l’auteur?) curieusement«Campo di Fio­ri », nous nous sommes per­mis d’en réta­blir la forme ita­lienne authen­tique, évi­dem­ment en usage à Rome. — Ajou­tons que c’est sur cette place que Gior­da­no Bru­no fut, en l’an 1600, brû­lé par l’Eglise ; aujourd’hui s’y dresse sa statue.]] 
 

A Rome sur le Cam­po dei Fiori
Cor­beilles de citrons et d’olives,
Le sol que le vin fait rougir.
Les forains versent sur les tables
Les roses des fruits de mer ;
De lourdes grappes de raisin
Ecrasent les pêches duvetées.
C’est bien ici, sur cette place
Que mou­rut Gior­da­no Bruno.
Le bour­reau étei­gnit le bûcher
Au cercle des curieux badauds.
A peine dis­pa­rut la flamme
Que se rem­plirent les tavernes,
Remirent les por­teurs sur leurs têtes
Des paniers de citrons et d’olives.
Je te vis, Cam­po dei Fiori,
Un prin­temps à Varsovie.
Près des gaies balançoires
La vive mélo­die fai­sait taire
Les coups de canon au ghetto ;
Très haut s’envolaient les couples,
Jusqu’au milieu du ciel clair…
Le vent des mai­sons en feu
Levait les robes des jeunes filles
Et riaient les foules insouciantes
Du beau dimanche de Varsovie.
D’aucuns diront peut-être :
Le peuple de Var­so­vie ou de Rome
Boit, vend, aime et s’amuse
En fuyant les bûchers martyrs…
Moi, je me disait alors
Com­bien qui périt reste seul
Et qu’au moment où Giordano
Mon­tait au som­met du bûcher
S’était tue la langue humaine…
Mais après des siècles entiers,
Le plus grand des Cam­pi dei Fiori
Ver­ra le bûcher de révolte
Jailli des paroles du poète.

[Czes­law Milosz]

Quand aurai-je le nom d’homme ?

(My only sin is in my skin, chante Arm­strong… et cela ne s’applique pas aux seuls Noirs. Le blues, cette créa­tion des Noirs d’Amérique, est l’expression la plus poi­gnante et la plus spon­ta­née d’un homme à qui l’on refuse le nom d’homme. « Lorsqu’un Noir chante le blues, écrit Hugues Panas­sié, ce n’est pas pour s’attendrir sur sa souf­france et ses mal­heurs, c’est pour s’en déli­vrer. La réso­nance avec la bou­tade d’Aubanel sur la poé­sie est frap­pante, « qui chante son mal, l’enchante ». Les thèmes les plus fré­quents sont ceux des chants popu­laires de toutes les races, à toutes les époques : l’amour déçu, le labeur écra­sant, la misère tou­jours pré­sente ; mais aus­si les allu­sions à l’actualité humaine — mobi­li­sa­tion, infla­tion — ou météo­ro­lo­gique — tor­nade, inon­da­tions — sans omettre les pro­tes­ta­tions plus ou moins dégui­sées contre le pré­ju­gé de race et la ségré­ga­tion ». Le blues, peut-on dire en effet, est la mani­fes­ta­tion de l’«inconscience créa­trice » d’hommes qui n’ont connu que l’injustice mais qui refusent cepen­dant la haine du Blanc. Cri de colère, de déli­vrance. et aus­si d’espoir : — « Demain (chante Lang­ston Hughes) je res­te­rai à table. — Per­sonne alors n’osera me dire : — Va man­ger à la cui­sine. » C’est alors que l’Amérique aura enfin trou­vé son âme et relé­gué dans les gre­niers de son his­toire l’exaspérant et ana­chro­nique « pro­blème Noir ». M. B.)  Depuis que je suis entré en ce monde
Voi­là ce qui m’est arrivé :
Jamais on ne m’a don­né le nom d’homme
Et je vais sur mes 53 ans.

(Refrain, répé­té après chaque couplet:)
Je me demande, je me demande,
Je me demande quand on me don­ne­ra le nom d’homme,
Fau­dra-t-il que j’attende d’avoir 93 ans ?

* * *

Quand l’oncle Sam m’a fait appeler,
J’ai bien cru que ce coup-ci ça y était,
Mais quand je suis arri­vé à l’armée
Ils m’appelèrent « sol­dat Untel ».

* * *

Quand je suis reve­nu de la guerre,
Cette nuit-là on a bien rigolé.
Le len­de­main j’ai ren­con­tré mon ancien patron.
Mon ancien patron qui m’a dit :
« Négro va mettre ta salopette. »
* * * J’ai tra­vaillé aux digues
J’ai bou­lon­né des rails.
Un Noir n’est qu’un négro pour le Blanc
Et ce qu’il sait faire, on s’en tout.
* * * Ils disaient que je n’étais pas éduqué
Mes habits étaient sales et en loques.
Main­te­nant, j’ai un peu d’instruction
Mais je serai un négro jusqu’au bout.

[Big Bill Broonzy]

(Tra­duit de l’américain par Michel Boujut)

* *

« Ortiz, vous vous êtes mis
Dans un bien étrange cas
Le tout par pure folie. »

Lope de Vega, « L’Etoile de Séville »

Comme les jours sont deve­nus longs pour moi…

Par Dieu, oncle Tayeb
Les dires des gens sont terrifiants
Et je ne peux que te croire
Puisque les cailloux et le gra­vier me coupent les pieds.

Quand ils nous ont embar­qués dans les four­gons à bestiaux
Sombres et endeuillés
A Constan­tine ils nous ont débarqués
J’ai lais­sé mon vil­lage et mes parents.

Quand nous fûmes pris tous les deux
Avec les chaînes autour des poignets
Mon père nous regardait
Et ne pou­vait nous adres­ser une parole
Quand ils nous emmenèrent
Au camp de la col­line du Manas
Les fenêtres jaunes seules apparaissaient.
Je prie Dieu pour pou­voir retourner
Dans mon vil­lage et au milieu des miens.

Le chien de brigadier
Avec sa grosse voix hurle
Je me sou­viens de mon village
Où j’ai lais­sé mes parents.
A Aïn Senour
Où les Arabes et les Euro­péens se promenaient
Le sol­dat fran­çais, véri­table colosse
Avec un nerf de bœuf me battait.

Nous étions à moi­tié morts
Quand nous fûmes conduits devant le tortionnaire
Qu’importe
Pour­vu que mon vil­lage et mes parents soient épargnés.
Jeté dans la sinistre geôle,
Ni mon père ni ma mère ne viennent me voir
Per­sonne, à part le colonialiste
Qui parle, ouvre et ferme la porte.

[Ano­nyme]

(Chant popu­laire algé­rien extrait de « Par­ti­sans » (Mas­pé­ro éd.), numé­ro sai­si de sep­tembre 61.)

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