La Presse Anarchiste

Le living theatre

Je n’ai pas le droit de
voya­ger sans passeport !
Je ne peux pas vivre
sans argent !
Je ne sais pas comment
arrê­ter la guerre !
Je n’ai pas le droit
de fumer du haschich !
Je n’ai pas le droit
d’ôter mes vêtements !

 

Par
ces pro­pos où chaque phrase se module en cres­cen­do et se
ter­mine par un cri déchi­rant, le Living com­mence « Paradise
now ».

Bien
avant la pre­mière repré­sen­ta­tion, la pré­sence de
leur groupe en Avi­gnon a créé une situation
par­ti­cu­liè­re­ment explo­sive dans le contexte sui­vant les
évé­ne­ments de mai et la période électorale.

Pour­quoi
cet inté­rêt pour le Living Theatre qui, à
pre­mière vue, peut paraître sem­blable à maintes
troupes théâ­trales dites d’avant-garde et parfaitement
inté­grées et récu­pé­rées par la
culture bourgeoise ?


de la ren­contre entre Julian Beck et Judith Mali­na, l’origine du
Living remonte à 1948 aux USA. « En dehors » dès
leur ori­gine, à tra­vers un che­mi­ne­ment semé d’embûches
et de dif­fi­cul­tés de toutes sortes [[Voir
l’ouvrage de Pierre Biner : « Le Living Theatre », aux
édi­tions de la Cité, col­lec­tion le Théâtre
vivant]], le couple est devenu
groupe, et le groupe com­mu­nau­té anar­chiste et non violente.

Cette
com­mu­nau­té semble avoir atteint une matu­ri­té culminante
avec la pré­pa­ra­tion de « Para­dise now » et le
dérou­le­ment des évé­ne­ments d’Avignon au
Fes­ti­val de juillet 1968. Julian Beck affirme que la communauté
est deve­nue l’aspect le plus impor­tant de leur tra­vail, le théâtre
étant secon­daire. En fait, il ne faut pas dis­tin­guer l’un de
l’autre, tel­le­ment le com­por­te­ment du groupe est un tout cohérent
dans lequel il s’efforce à tout ins­tant d’être
authentique.

En
Avi­gnon, il fut sou­mis aux feux croi­sés des contestataires
(non au fes­ti­val bour­geois), des orga­ni­sa­teurs (le fes­ti­val à
tout prix), des poli­ti­ciens (vive le fes­ti­val lucra­tif), des
fas­cistes et d’une grande par­tie de la popu­la­tion locale excitée
à la chasse aux sor­cières par la presse locale.
L’attitude calme, hon­nête, sans conces­sion de la communauté,
son expé­rience des dif­fi­cul­tés de toutes sortes, sa
cohé­sion interne, sa pro­fonde connais­sance des méthodes
d’action non vio­lente [[En
par­ti­cu­lier l’étude et la pra­tique de la connais­sance de soi, des
méthodes de relaxa­tion phy­sique et psy­chique, des recherches sur la
com­mu­ni­ca­tion et le dia­logue, et une grande maî­trise dans la pratique
de ces tech­niques.]] leur ont per­mis de ne pas se laisser
enfer­mer dans cette situa­tion ten­due, com­plexe et ambiguë..

Il
est dif­fi­cile dans ces pro­pos de rap­por­ter la suc­ces­sion d’incidents,
de pro­vo­ca­tions, d’attaques de tout genre que le Living a dû
essuyer et sur­mon­ter pen­dant son séjour en Avi­gnon. Dans tous
les cas où nous étions pré­sents, nous avons pu
appré­cier leur com­por­te­ment, leur assu­rant la maîtrise
de la situa­tion, tel par exemple le soir où ils ont su et pu
dia­lo­guer avec les indi­vi­dus qui les avaient agressés
phy­si­que­ment la veille, et telle aus­si cette inou­bliable soirée
de la « géné­rale » où, inspirés
par l’assistance com­po­sée en grande par­tie de
« contes­ta­taires », ils ont réus­si à terminer
par une véri­table fête collective.

Pour
illus­trer nos pro­pos, on ne peut mieux faire que de citer
inté­gra­le­ment la décla­ra­tion en 11 points que le Living
a publiée avant de quit­ter Avi­gnon et qui explique exactement
leur démarche :

Le
Living Theatre a déci­dé de se reti­rer du Festival
d’Avignon :


Parce que, sans que le mot d’interdiction ait été
pro­non­cé, « Para­dise now » a été
inter­dit par la muni­ci­pa­li­té sous menace d’action répressive
et judiciaire ;


Parce que les res­pon­sables du Fes­ti­val, repré­sen­tés par
le maire d’Avignon, ont inter­dit toute représentation
gra­tuite dans les rues d’Avignon alors que la tota­li­té des
places payantes étaient ven­dues. Ces res­pon­sables affirment
caté­go­ri­que­ment que la popu­la­tion n’a pas le droit d’accéder
au théâtre sans payer ;


Parce que nous avons le choix entre subir la contrainte de la
muni­ci­pa­li­té qui sup­prime notre liber­té d’expression
et tra­vailler pour assu­rer notre propre liber­té et celle des
autres ;


Parce que nous avons le choix entre nous incli­ner devant une exigence
appuyée par une som­ma­tion d’huissier et nous reti­rer du
Fes­ti­val qui veut nous empê­cher de jouer ce qu’il nous a
deman­dé de jouer ;


Parce que nous vou­lons choi­sir la solu­tion propre à diminuer
le cli­mat de vio­lence qui règne dans la ville ;


Parce qu’on ne peut ser­vir Dieu et Mam­mon, le peuple et l’État,
la liber­té et l’autorité, parce qu’on ne peut à
la fois dire la véri­té et men­tir, parce qu’on ne peut
sub­sti­tuer à un spec­tacle inter­dit une pièce,
« Anti­gone », dans laquelle une jeune fille, au lieu
d’obéir à des ordres arbi­traires, accom­plit un acte
sain ;


Parce que le moment est venu pour nous de com­men­cer enfin à
refu­ser de ser­vir ceux qui veulent que la connais­sance et les
pou­voirs de l’art appar­tiennent seule­ment à qui peut payer,
ceux-là même qui sou­haitent main­te­nir le peuple dans
l’obscurité, qui tra­vaillent pour que le pou­voir reste aux
élites, qui sou­haitent contrô­ler la vie de l’artiste
et celle des autres hommes ;


Parce que le moment est venu pour nous de faire sor­tir l’art du
temps de l’humiliation et de l’exploitation ;


Parce que le moment est venu pour nous de dire non avant qu’aient
dis­pa­ru nos der­niers lam­beaux de dignité ;

10°
Parce que notre art ne peut être mis plus long­temps au service
d’autorités dont les actes contre­disent abso­lu­ment ce à
quoi nous croyons ;

11°
Parce qu’enfin, bien qu’il nous déplaise d’invoquer la
jus­tice et la loi, nous sommes convain­cus que le contrat avec la
ville d’Avignon a déjà été rom­pu du
fait de notre empê­che­ment de jouer « Para­dise now ».
Nous nous sen­tons donc tota­le­ment libres de prendre cette décision
nécessaire. »

C’est
ain­si que le Living Theatre a quit­té Avi­gnon, après une
soi­rée à Tou­lon où il a pu jouer gratuitement ;
ce fut la Suisse et l’Autriche où, là aus­si, des
inci­dents de toutes sortes émaillèrent « Paradise
now ».

Ceux
par qui le scan­dale arrive embar­quèrent ensuite pour les USA
où pro­messe avait été faite à leur
impré­sa­rio (un ami à eux) que les poursuites
judi­ciaires en cours contre J. Beck et le Living Theatre seraient
sus­pen­dues pen­dant leur séjour. Quelques jours après
leur arri­vée, plu­sieurs d’entre eux étaient néanmoins
arrê­tés pour atten­tat à la pudeur lors de leur
par­ti­ci­pa­tion à un happening-manifestation.

Car
le témoi­gnage du Living Theatre est d’une telle intensité
qu’il est insup­por­table pour les auto­ri­tés, mais aus­si pour
beau­coup de spec­ta­teurs qui ne peuvent résis­ter à cette
remise en cause com­plète. S’adressant tan­tôt à
la rai­son, tan­tôt aux sen­ti­ments, remuant les tréfonds
du sub­cons­cient de cha­cun, usant à fond de leur technique
d’expression pour créer un choc émo­tif puis­sant, le
Living Theatre a choi­si la voie étroite qui est celle des
pré­cur­seurs. L’osmose com­plète entre leur vie et
leurs « spec­tacles » ne per­met aucune cri­tique de démagogie
ou de facilité.

Aus­si
sans crainte de paraître admi­ra­tif, après avoir vécu
près d’eux quelques jours, nous ter­mi­ne­rons en affirmant
notre convic­tion que la com­mu­nau­té du Living Theatre nous
pré­cède bien en avant dans l’anarchisme et la
non-vio­lence [[Bien
que le paral­lèle soit dif­fi­cile à éta­blir entre
eux et nous qui ne pos­sé­dons pas ce puis­sant moyen
d’expression]]. Nous avons beau­coup d’enseignements à
tirer de leur expé­rience pour réus­sir, comme eux le
font, à « vivre selon nos idées ».

Mar­cel
Viaud

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