La Presse Anarchiste

L’homme à la pancarte

Le
20 octobre 1968, Gon­za­lo Arias, ancien fonc­tion­naire de l’UNESCO,
est des­cen­du dans une rue de Madrid por­teur d’une pancarte
deman­dant que des élec­tions libres soient organisées
pour le poste de chef de l’État. La répression
poli­cière ne s’est bien enten­du pas fait attendre : après
neuf minutes il s’est fait arrê­ter et incar­cé­rer à
la pri­son de Cara­ban­chel. Le pro­fes­seur Vil­la­me­riel, des­cen­du lui
aus­si dans la rue por­teur d’une pan­carte ana­logue, a été
éga­le­ment arrê­té après avoir marché
un quart d’heure.

Condam­né
par le tri­bu­nal de l’ordre public à sept mois de pri­son et
10 000 pese­tas (700 F) d’amende pour « s’être livré
à des actes visant à abo­lir ou modi­fier les lois
consti­tu­tion­nelles du régime fran­quiste », il a, dès
sa mise en liber­té pro­vi­soire, annon­cé par un
com­mu­ni­qué à la presse :

« 1)
Le dimanche 13 avril 1969, je sor­ti­rai de mon domi­cile, à
Madrid, por­teur de deux lettres, pour le chef de l’État et
pour le pré­sident des Cor­tès, que je déposerai
dans la boîte aux lettres du Palais des com­mu­ni­ca­tions, plaza
de la Cibeles.

2)
Le texte de ces lettres sera le sui­vant : « En ver­tu de
l’article 21 du « Fue­ro de los Españoles »
(sorte de Consti­tu­tion), je demande res­pec­tueu­se­ment à
Votre Excel­lence (ou aux Cor­tès) qu’il éla­bore un
pro­jet de loi visant à modi­fier la loi de suc­ces­sion au poste
de chef de l’État dans le sens qu’on puisse procéder
à l’élection de celui-ci par suf­frage uni­ver­sel et
qu’il sou­mette ce pro­jet, d’accord avec l’article 10 de cette
loi de suc­ces­sion, au réfé­ren­dum de la nation. »

3)
Je por­te­rai ces lettres de façon visible jusqu’au moment de
les mettre dans leurs enveloppes.

4)
Je répé­te­rai le même geste les dimanches suivants
à moins d’en être empê­ché par force
majeure.

5)
J’invite les Espa­gnols à réa­li­ser des actes analogues
soit en se joi­gnant à ma demande, soit en exer­çant leur
ima­gi­na­tion pour trou­ver d’autres formes de non-vio­lence active. »

Dans
ce même com­mu­ni­qué, Gon­za­lo Arias tente d’expliquer le
pour­quoi de sa démarche : « Je vou­drais deman­der au
gou­ver­ne­ment qu’il n’ait pas peur d’écouter le peuple.
Dans l’Espagne actuelle, comme dans tout régime autoritaire,
on a ten­dance à consi­dé­rer tout ce qui est
l’expression de la voix du peuple comme une ten­ta­tive de
sub­ver­sion. Il n’existe pas de cli­mat démocratique.
L’opposition poli­tique se plaint de ce qu’en trente ans le
gou­ver­ne­ment n’ait rien fait ou fort peu pour éduquer
démo­cra­ti­que­ment le peuple. C’est une chose cer­taine, mais
je me demande de mon côté ce qu’a fait le peuple pour
édu­quer démo­cra­ti­que­ment le gou­ver­ne­ment. A mon avis,
si ceux qui gou­vernent n’éduquent pas le peuple, dans la
pra­tique de la démo­cra­tie, c’est au peuple qu’il revient
d’éduquer les gou­ver­nants dans cette voie. C’est dans ce
but que j’agis.

Gon­za­lo
Arias avait préa­la­ble­ment cher­ché à expliquer
son action dans un roman inti­tu­lé « los Encartelados »
(l’Homme à la pan­carte) tra­duit en anglais et en fran­çais [[« L’Homme
à la pan­carte », de Gon­za­lo Arias, édi­tion Tchou,
19 F. ]]. Dans ce livre, il ima­gine l’évolution de cette action et
les com­men­taires qu’elle pour­rait sus­ci­ter dans différents
milieux (notam­ment étu­diant). Il explique non seule­ment son
action et les déve­lop­pe­ments pos­sibles si elle était un
tant soit peu reprise par d’autres, mais aus­si pour­quoi il choisit
ce type d’action. Il le fait de façon opti­miste mais sans
trop se prendre au sérieux. Sans cesse, il mêle la
fic­tion à la réa­li­té. Tout au long d’un
dia­logue, il met dans la bouche d’un révolutionnaire
« violent » les pro­pos du fon­da­teur de la Phalange
espa­gnole. Tout ce livre est ain­si mélange de fic­tion et de
réa­li­té tout comme la non-vio­lence est uto­pie et moyen
de lutte pos­sible et effectif.

En
fait, il met l’accent sur les deux aspects poten­tiels d’une
action non vio­lente : qu’il y a néces­si­té, pour que
les condi­tions changent, d’un enga­ge­ment et d’une prise de
res­pon­sa­bi­li­té de la part de cha­cun et de la contra­dic­tion qui
existe entre la fin pro­po­sée par une révo­lu­tion de type
violent et les moyens employés.

Il
ima­gine donc deux fins à son livre : l’une où toute la
popu­la­tion deve­nue consciente de sa force détrône le
dic­ta­teur, l’autre devant être écrite (ou plutôt
réa­li­sée) par les lecteurs.

Certes,
ce type d’action n’est pas anar­chiste, et nous ne sommes pas
d’accord avec tout dans cette expli­ca­tion. On peut s’interroger
sur son effi­ca­ci­té (bien que cette fois 200 Espa­gnols ont
mani­fes­té contre l’arrestation d’Arias) et se deman­der si
vou­loir édu­quer le gou­ver­ne­ment n’est pas un geste bien naïf
et inutile. Il n’en demeure pas moins qu’il y a là un
germe d’action non vio­lente posée dans des condi­tions très
dif­fi­ciles (aucune liber­té d’expression, d’opinion, etc.)
et qui, si elle se déve­lop­pait sur une plus grande échelle,
pren­drait toute sa dimen­sion révo­lu­tion­naire, car ce qu’elle
pro­pose c’est la prise de res­pon­sa­bi­li­té des citoyens, ce
qui repré­sente une limi­ta­tion à l’exercice du
pouvoir.

Daniel
Besançon

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