La Presse Anarchiste

Mort d’un nègre

 

(Que
le lec­teur ne s’y trompe pas. Si nous repro­dui­sons ci-des­sous cette
scène du der­nier livre d’une roman­cière américaine
du plus grand talent, ce n’est point dans l’intention
d’encourager un anti­amé­ri­ca­nisme où s’alimenterait
on sait trop bien quelle basse com­plai­sance envers nous-mêmes.
Non : braves (?) Occi­den­taux d’Europe, vous avez plus ou moins
jusqu’à pré­sent vécu dans la confortable
illu­sion que les hor­reurs du racisme, c’était bon pour des
« sau­vages », Rus­sie des pogroms, Alle­magne nazie ou
Yan­kees. Mais après ce qui s’est pas­sé et se passe
aujourd’hui chez nous, après ces mal­heu­reux manifestants
arabes désar­més, bat­tus à mort et jetés à
la Seine, après les lyn­chages tou­jours impu­nis, la torture
tou­jours en vigueur, votre belle âme de « civilisés »
ne doit plus — du moins faut-il l’espérer — se sen­tir à
l’aise. Et lorsque vous lirez le sui­vant récit, évocation
d’un drame d’autant plus odieux qu’il est, en somme,
invo­lon­taire et la consé­quence pour ain­si dire auto­ma­tique de
cette honte que consti­tue la vie en état de ségrégation,
dites-vous bien que nous ne vous le don­nons pas ici à titre de
curio­si­té exo­tique, mais que c’est, hélas, votre
propre por­trait que nous vous tendons.)

Jes­ter
se mit en devoir de reve­nir au drug­store de Malone, tout à la
pen­sée d’un coca-cola à la cerise bien froid de glace
dûment concas­sée. Au coin où il avait attendu
l’autobus, un des per­son­nages ori­gi­naux de la ville, un dénommé
Wagon, était assis à l’ombre du store, sa casquette
tout à côté de lui sur le trot­toir. Wagon, nègre
à la peau claire, était chaque jour pris en charge par
Grand Dadais — Grown Boy — qui l’amenait ensuite dans sa petite
voi­ture jusqu’à l’un ou l’autre des maga­sins munis de
stores au voi­si­nage des­quels l’infirme avait l’habitude de
men­dier. Puis, à la fer­me­ture des bou­tiques, Grown Boy le
rame­nait à la mai­son, tou­jours dans le même véhicule.
Quand Jes­ter lais­sa tom­ber un nickel dans la cas­quette, il remarqua
qu’elle conte­nait déjà pas mal de pièces, dont
même une de cin­quante cents. Cette pièce de cinquante
cents, Wagon lui-même la met­tait là régulièrement,
par ruse, dans l’espoir d’encourager ain­si la générosité
des passants.

 — Com­ment
ça va, petit oncle ?

 — Juste
supportable.

Grown
Boy, qui se mon­trait sou­vent à l’heure du déjeuner,
mon­tait sa fac­tion, l’œil aux aguets. Wagon, ce jour-là,
avait du pou­let froid, au lieu de son habi­tuel sand­wich. Il met­tait à
le man­ger cette grâce non­cha­lante et déli­cate avec
laquelle les gens de cou­leur mangent du poulet.

Grown
Boy deman­da : « Pour­quoi ne me donnes-tu pas un mor­ceau de
pou­let ? », bien qu’il eût déjà déjeuné.

 — Ça
va, peau de réglisse.

 — Ou
bien un bis­cuit, avec de la mélasse ?

 — Cause
tou­jours, je ne t’écoute pas.

 — Ou
deux ronds pour m’acheter un cornet ?

 — Laisse
tom­ber, face de nègre. Tu me fais l’effet d’un moustique.

Et
ça conti­nue­rait comme ça, Jes­ter le savait, le grand
gamin mal­adroit et à demi simple d’esprit deman­dant l’aumône
au men­diant. Des pana­mas por­tés sur l’oreille — sur la
place du tri­bu­nal les fon­taines sépa­rées pour les
Blancs et les Noirs — l’auge et les anneaux pour les mules — de
la mous­se­line, du lin blanc, des blouses déchirées.
Milan. Milan. Milan.

Une
fois entré dans l’obscurité du drug­store plein
d’odeurs remuées par les ven­ti­la­teurs, Jes­ter eut en face de
lui Mr Malone debout en bras de che­mise à côté de
sa fontaine.

 — Auriez-vous
la bon­té de me ser­vir un coca-cola, Monsieur ?

Fai­seur
d’histoires et trop poli, le petit gars, et Malone se rap­pe­la la
façon cin­glée dont il s’était envoyé
les bras l’un contre l’autre en atten­dant l’autobus de
l’aéroport.

Pen­dant
que Mr Malone pré­pa­rait le coca-cola, Jes­ter, d’un pas
traî­nant, alla jusqu’à la bas­cule et mon­ta dessus.

 — Cette
bas­cule ne marche pas, dit Mr Malone.

 — Excu­sez-moi,
dit Jester.

Malone
regar­da Jes­ter, éton­né. Pour­quoi avait-il dit cela, et
n’était-ce pas vrai­ment idiot que de s’excuser parce que
la bas­cule de la phar­ma­cie était détraquée ?
Cin­glé, pour sûr.

Milan.
Des gens étaient contents de vivre et de mou­rir à
Milan, avec, pour tout potage, de brèves visites à des
parents ou autres à Flo­we­ring Branch, Goat Rock ou d’autres
trous des envi­rons. Des gens étaient contents de vivre leur
vie mor­telle et de mou­rir et d’être enter­rés à
Milan. Jes­ter Chane n’était pas du nombre. Une minorité
d’un seul, peut-être, mais alors d’un seul bien décidé
à pen­ser non. Jes­ter, tout en atten­dant, se cabrait tout
entier, et Malone l’observait.

Le
coca-cola, tout embué de froid, fut fina­le­ment sur le comptoir
et Malone dit : « Voi­là pour vous. »

« Mer­ci,
Mon­sieur. » Quand Malone eut pas­sé dans son laboratoire,
Jes­ter, à petits coups, com­men­ça de siro­ter son
coca-cola gla­cé tout en conti­nuant de pen­ser à Milan.
C’était la sai­son tor­ride, quand tout le monde reste en bras
de che­mise à l’exception de quelques enra­gés des
bien­séances revê­tant leur ves­ton pour aller déjeuner
au Cri­cket Tea Room ou au café de New-York. Son coca-cola
tou­jours à la main, Jes­ter, indo­lem­ment, alla jusqu’à
la porte grande ouverte.

Les
quelques ins­tants qui sui­virent devaient res­ter à jamais
gra­vés dans sa mémoire. Ins­tants kaléidoscopiques,
cau­che­mar­desques, trop rapides et trop vio­lents pour être
sur-le-champ assi­mi­lés. Plus tard, Jes­ter sut qu’il était
res­pon­sable du meurtre, et la connais­sance de cette vérité
de fait devait encore accroître le poids de toutes ses
res­pon­sa­bi­li­tés. C’étaient les ins­tants où le
pre­mier mou­ve­ment et l’innocence sont ter­nis, offus­qués,
de ces ins­tants qui marquent une fin et qui, bien des mois plus tard,
devaient le sau­ver d’un autre crime — en vérité
sau­ver son âme.

Cepen­dant,
Jes­ter, son coca-cola à la main, regar­dait le bleu flamboyant
du ciel et l’accablant soleil de midi. La sirène de la
fila­ture Wed­well hur­la. Les ouvriers s’égaillèrent
pour aller déjeu­ner. « L’écume émotionnelle
de la terre », les avait appe­lés son grand-père,
bien qu’il pos­sé­dât un beau paquet d’actions Wedwell
qui avaient confor­ta­ble­ment mon­té. Grâce à la
hausse des salaires, les hommes, au lieu d’apporter leurs gamelles,
pou­vaient s’offrir de man­ger dans des can­tines. Enfant, Jester
avait craint et abhor­ré cette « chiourme d’usine »,
épou­van­té qu’il était par la sale­té et
la misère par­tout visibles dans le quar­tier indus­triel. Encore
main­te­nant, il n’aimait pas, vêtus de bleus de tra­vail et
chi­quant du tabac, les ouvriers de la filature.

A
la longue, il ne res­tait plus à Wagon que deux mor­ceaux de
pou­let frit — le cou et le dos. Avec une tendre délicatesse,
il com­men­ça par s’attaquer au cou, qui a autant
d’articulations fibreuses qu’un ban­jo et exac­te­ment la même
douceur.

« Juste
un petit bout », implo­ra Grown Boy. Il regar­dait avi­de­ment le
dos du pou­let et sa main d’un noir bru­nâtre fit mine d’en
appro­cher. Vite, Wagon ava­la, puis, pour s’assurer qu’on ne le
lui pren­drait pas, cra­cha sur le dos de la volaille. Le glaviot
vis­queux éta­lé sur le dos crous­tillant et bien doré
mit Grown en fureur. Jes­ter qui l’observait, vit les yeux sombres,
char­gés de convoi­tise, fixer la mon­naie dans la cas­quette du
men­diant. Un brusque pres­sen­ti­ment le fit crier : « Non, pas
ça ! », mais son cri étran­glé fut recouvert
par les coups métal­liques de l’horloge muni­ci­pale sonnant
midi. Tout se brouillait : l’éblouissement de la lumière,
les vibra­tions du bronze et la réso­nance de l’immobilité
méri­dienne ; puis, la chose fut si sou­daine et si vio­lente que
Jes­ter, d’abord, n’en prit même pas conscience. Grown Boy,
après avoir fait main basse sur la mon­naie au fond de la
cas­quette, déjà s’enfuyait à toutes jambes.

« Attra­pez-le,
attra­pez-le ! » criait Wagon en se his­sant sur les « chausses »
de cuir pro­té­geant ses moi­gnons et sau­tant de l’un sur
l’autre en proie à une fureur impuis­sante. Jester,
cepen­dant, s’était lan­cé à la pour­suite de
Grown. Et les ouvriers de la fila­ture, voyant un Blanc tout de blanc
vêtu cou­rir après un nègre, joi­gnirent la chasse.
L’agent du car­re­four Dou­zième-Ave­nue-Broad­way, aper­ce­vant la
course, se hâta dans la direc­tion de la cohue. Et au moment où
Jes­ter, qui avait réus­si à rat­tra­per Grown Boy et à
le sai­sir au col­let, s’efforçait de lui arra­cher l’argent
que le fuyard ser­rait dans son poing, une demi-dou­zaine des
pour­sui­vants se mirent à frap­per à qui mieux mieux,
bien qu’aucun d’entre eux ne sût de quoi il retournait.

 — Sus
au négro ! sus au bâtard de nègre !

L’agent
sépa­ra les furieux à l’aide de son bâton, dont
il finit par assé­ner un coup sur la tête de Grown Boy
qui, de ter­reur, se défen­dait avec achar­ne­ment. Peu des
assis­tants enten­dirent le choc, mais Grown Boy, sou­dain, s’affaissa.
La foule, ména­geant un pas­sage, obser­vait. Sur la peau noire
du crâne, il n’y avait qu’un mince filet de sang, mais
Grown Boy était mort. Le grand gamin débridé,
vif, insa­tis­fait, qui jamais n’avait eu toute sa part
de jugeote, gisait sur le trot­toir de Milan — à jamais
tranquille.

Jes­ter
se jeta sur le jeune Noir. « Grown ? », supplia-t-il.

 — Il
est mort, dit quelqu’un dans la foule.

 — Mort ?

 — Oui,
dit l’agent au bout de quelques minutes. Allez, circulez.

Et
fidèle aux rou­tines du ser­vice, il alla jusqu’au téléphone
du drug­store et, bien qu’il eût par­fai­te­ment vu ce regard
sans vie, il deman­da une ambu­lance. Quand il revint sur ses pas, la
foule avait reflué vers la bou­tique et, seul, Jes­ter était
res­té près du corps.

 — Est-ce
qu’il est vrai­ment mort ? deman­da Jes­ter, et il tou­cha le visage
encore chaud.

 — Ne
le tou­chez pas, dit l’agent.

L’agent
ques­tion­na Jes­ter sur ce qui s’était pas­sé et sortit
son cale­pin et son crayon. Jes­ter com­men­ça un récit à
peine intel­li­gible. Sa tête lui sem­blait aus­si légère
qu’un bal­lon plein de gaz.

L’ambulance,
de ses appels, trans­per­ça l’immobile après-midi. Un
interne en blouse blanche sau­ta à terre et appuya son
sté­tho­scope contre la poi­trine de Grown Boy.

 — Mort ?
deman­da l’agent.

 — Comme
la romaine, dit l’interne.

 — Vous
êtes sûr ? deman­da Jester.

L’interne
regar­da Jes­ter et aper­çut son pana­ma, tom­bé pen­dant la
bagarre. « C’est votre cha­peau ? » Jes­ter prit le chapeau,
main­te­nant sordide.

Les
internes en blouse blanche por­tèrent le corps à
l’ambulance. C’était si inhu­main, si rapide, si pareil à
un rêve que Jes­ter, len­te­ment, se diri­gea vers le drugstore,
une main sur la tête. L’agent le suivit.

Wagon,
qui en était encore à man­ger son dos de poulet
ensa­li­vé, dit :

 — Qu’est-ce
qui s’est passé ?

 — Sait
pas, fit l’agent.

Jes­ter
se sen­tait la tête vide. Etait-il dieu pos­sible qu’il fût
sur le point de tour­ner de l’œil ? « Je me sens drôle. »

L’agent,
heu­reux d’avoir quelque chose à faire, le gui­da vers une
chaise de la phar­ma­cie et dit : « Asseyez-vous et met­tez la tête
entre vos jambes. » Jes­ter obéit, puis, au bout d’un
cer­tain temps, se redres­sa, bien qu’il fût encore extrêmement
pâle.

« C’est
tout de ma faute. Si je ne lui avait pas cou­ru après et que
ces gens ne nous aient pas rat­tra­pés…»; puis, tourné
vers l’agent :

« Et
pour­quoi l’avez-vous frap­pé si fort ? »

 — Quand
vous dis­per­sez un attrou­pe­ment en vous ser­vant de votre bâton,
vous ne savez jamais la force avec laquelle vous tapez. Je n’aime
pas la vio­lence plus que vous ne l’aimez vous-même. Qui sait,
je n’aurais peut-être seule­ment pas dû m’enrôler
dans la police.

Entre
temps, Malone avait télé­pho­né au vieux juge de
venir cher­cher son petit-fils et Jes­ter, sous l’effet du choc,
fon­dait en larmes.

Car­son
McCullers

(« Clock
without Hands », ch.
V)

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