La Presse Anarchiste

Pages de journal (1939)

[[Que Fran­cine Camus, qui nous a fait l’amitié de nous confier ces pages inédites, veuille bien trou­ver ici nos remer­cie­ments dou­lou­reu­se­ment émus.]]


 

Il
est ahu­ris­sant de voir la faci­li­té avec laquelle s’écroule
la digni­té de cer­tains êtres. A la réflexion,
cela est nor­mal puisque la digni­té en ques­tion n’est
main­te­nue chez eux que par d’incessants efforts contre leur propre
nature.

*
* *

Il
y a une fata­li­té unique qui est la mort et en dehors de quoi
il n’y a plus de fata­li­té. Dans l’espace de temps qui va
de la nais­sance à la mort, rien n’est fixé : on peut
tout chan­ger et même arrê­ter la guerre et même
main­te­nir la paix, si on le veut assez, beau­coup et longtemps.

*
* *

Règle :
cher­cher d’abord ce qu’il y a de valable dans chaque homme.

*
* *

Cf.
Groe­thuy­sen à pro­pos de Dil­they : « Ain­si, ayant reconnu
le carac­tère frag­men­taire de notre exis­tence et ce qu’il y a
d’accidentel et de limi­té dans chaque vie prise séparément
nous cher­che­rons dans l’ensemble des vies ce que nous ne saurions
plus trou­ver en nous-mêmes. »

*
* *

S’il
est vrai que l’absurde est consom­mé (révé­lé
plu­tôt), alors il est vrai qu’aucune expé­rience n’a
de valeur en soi, et que tous les gestes sont au même degré
ensei­gnants. La volon­té n’est rien. L’acceptation, tout. A
condi­tion qu’à l’expérience la plus humble ou la
plus déchi­rante, l’homme soit tou­jours « présent »
 — et la sup­porte sans désar­mer, muni de toute sa lucidité.

*
* *

Il
est tou­jours vain de vou­loir se déso­li­da­ri­ser, serait-ce de la
bêtise et de la cruau­té des autres. On ne peut dire « Je
l’ignore ». On col­la­bore ou on la com­bat. Rien n’est moins
excu­sable que la guerre et l’appel aux haines natio­nales. Mais une
fois la guerre sur­ve­nue, il est vain et lâche de vou­loir s’en
écar­ter sous le pré­texte qu’on n’en est pas
res­pon­sable. Les tours d’ivoire sont tom­bées. La
com­plai­sance est inter­dite pour soi-même et pour les autres.

Juger
un évé­ne­ment est impos­sible et immo­ral si c’est du
dehors. C’est au sein de cet absurde mal­heur que l’on conserve le
droit de le mépri­ser. [[Ces
textes, ne l’oublions pas, sont de 1939. Par la suite, Camus, et il
ne nous en est que plus fra­ter­nel, se sera bien éloigné
de cette morale col­lec­tive. (S.)]]

*
* *

La
pre­mière chose est qu’on apprenne à se dominer.

*
* *

De
Goethe : « Il est tolé­rant sans indulgence ».

*
* *

Un
Pro­mé­thée — comme idéal révolutionnaire.

« Ce
qui ne fait pas mou­rir me rend plus fort ».

*
* *

« La
volon­té de sys­tème est un manque de loyauté ».
(Cré­pus­cule des Idoles)

*
* *

« L’artiste
tra­gique n’est pas un pes­si­miste. Il dit oui à tout ce qui
est pro­blé­ma­tique et ter­rible ». (Cré­pus­cule des
Idoles).

*
* *

Qu’est-ce
que la guerre ? Rien. Il est pro­fon­dé­ment indifférent
d’être civil ou mili­taire, de la faire ou de la combattre.

*
* *

La
réac­tion d’un indi­vi­du n’a aucune impor­tance en soi. Elle
peut ser­vir à quelque chose mais ne jus­ti­fie rien. Vouloir,
par le dilet­tan­tisme, pla­ner et se sépa­rer de son milieu,
c’est faire l’épreuve la plus déri­soire des
liber­tés. Voi­là pour­quoi il fal­lait que j’essaie de
ser­vir. Et si l’on ne veut pas de moi, il faut aus­si que j’accepte
la posi­tion du civil dédai­gné. Dans les deux
cas, mon juge­ment peut demeu­rer abso­lu et mon dégoût
sans réserves. Dans les deux cas je suis au milieu de la
guerre et j’ai le droit d’en juger. D’en juger et d’agir. [[Ces textes, ne l’oublions pas, sont de 1939. Par la suite, Camus, et il ne nous en est que plus fra­ter­nel, se sera bien éloi­gné de cette morale col­lec­tive. (S.)]]

*
* *

Accep­ter.
Et par exemple, voir le bon dans le mau­vais. Si l’on ne veut pas de
moi pour com­battre, c’est qu’il m’est constam­ment donné
de res­ter à part. Et c’est de cette lutte pour res­ter un
homme nor­mal dans des condi­tions excep­tion­nelles que j’ai toujours
tiré mes plus grandes forces et ma plus grande utilité.
[[Ces textes, ne l’oublions pas, sont de 1939. Par la suite, Camus, et il ne nous en est que plus fra­ter­nel, se sera bien éloi­gné de cette morale col­lec­tive. (S.)]]

*
* *

Goethe
(avec Ecker­mann) « Si j’avais vou­lu me lais­ser aller sans
contrainte, il ne tenait qu’à moi de me rui­ner à fond
avec tous ceux qui m’entourent…»

*
* *

L’homme
vu par Nietzsche (Cré­pus­cule des Idoles):

« G.
conce­vait un homme fort, hau­te­ment culti­vé, habile à
toutes les choses de la vie phy­sique, se tenant lui-même bien
en main, ayant le res­pect de sa propre indi­vi­dua­li­té, pouvant
se ris­quer à jouir pleine­ment du natu­rel dans toute sa
richesse et toute son éten­due, assez fort pour la liberté ;
homme tolé­rant, non par fai­blesse mais par force, parce qu’il
sait encore tirer avan­tage de ce qui serait la perte des natures
moyennes ; homme pour qui il n’y a rien, plus rien de défendu,
sauf du moins la fai­blesse, qu’elle s’appelle vice ou ver­tu… Un
tel esprit, libé­ré, appa­raît au centre de
l’univers, dans un fata­lisme heu­reux et confiant, avec la foi qu’il
n’y a de condam­nable que ce qui existe iso­lé­ment, et que,
dans l’ensemble, tout se résout et s’affirme. Il ne nie
plus…»

*
* *

Sur­mon­ter
ceci encore ? Il le fau­dra. Mais cet effort inces­sant ne va pas sans
tris­tesse. Cela du moins n’aurait-il pu nous être évité ?
Mais cette las­si­tude aus­si doit être sur­mon­tée. Il n’en
sera rien per­du. Un soir où l’on approche de la glace, un
pli un peu plus pro­fond creuse les lèvres. Qu’est donc ceci ?
C’est ce dont je fis mon bon­heur surmonté.

*
* *

Cette
his­toire de Jar­ry à l’agonie et à qui on deman­dait ce
qu’il vou­lait. « Un cure-dents ». Il l’eut, le prit à
la bouche et mou­rut satis­fait. Oh ! misère, on en rit et
per­sonne ne voit la ter­rible leçon. Pas plus qu’un
cure-dents, rien d’autre qu’un cure-dents, autant qu’un
cure-dents — voi­là toute la valeur de cette vie exaltante.

*
* *

« Mais
ce petit est très malade, dit le lieu­te­nant. Nous ne pouvons
pas le prendre ». J’ai 26 ans, une vie, et je sais ce que je
veux.

*
* *

Paul­han
qui s’émerveille dans la NRF, après tant d’autres,
que la guerre de 1939 n’ait pas débu­té dans
l’atmosphère de 14. Naïfs qui croyaient que l’horreur
a tou­jours le même visage, naïfs qui ne peuvent se
déta­cher du maté­riel d’images sur quoi ils ont vécu.

*
* *

Le
prin­temps à Paris ; une pro­messe ou un bou­ton de mar­ron­nier et
le cœur cha­vire. A Alger, le pas­sage est plus brusque. Ce n’est
pas un bou­ton de rose. C’est mille bou­tons de roses qui, un matin,
nous suf­foquent. Et ce n’est pas la qua­li­té sub­tile d’une
émo­tion qui nous tra­verse, mais l’énorme et
dénom­brable afflux de mille par­fums et mille cou­leurs
écla­tants. Ce n’est pas la sen­si­bi­li­té qui s’affirme
mais le corps qui subit un assaut.

*
* *

Novembre
39.

Avec
quoi on fait la guerre

1)
avec ce que tout le monde connaît ;

2)
avec le déses­poir de ceux qui ne veulent pas la faire ;

3)
avec l’amour-propre de ceux que rien ne force à par­tir et
qui partent pour ne pas être seuls ;

4)
avec la faim de ceux qui s’engagent parce qu’ils n’ont plus de
situation ;

5)
avec beau­coup de sen­ti­ments nobles tels que :

a)
la soli­da­ri­té dans la souffrance,

b)
le mépris qui ne veut pas s’exprimer,

c)
l’absence de haine.

Tout
cela est bas­se­ment uti­li­sé et tout cela conduit à la
mort.

*
* *

Mort
de Louis XVI. Il demande à l’homme qui le conduit au
sup­plice de remettre une lettre à sa femme. Réponse :
« Je ne suis pas ici pour faire vos com­mis­sions, je suis ici
pour vous conduire à l’échafaud. »

*
* *

Dans
les musées ita­liens, les petits écrans peints que le
prêtre tenait devant le visage des condam­nés pour qu’ils
ne voient pas l’échafaud.

Le
saut exis­ten­tiel, c’est le petit écran.

*
* *

Lettre
à un désespéré

Vous
m’écrivez que cette guerre vous accable, que vous
consen­ti­riez à mou­rir mais que vous ne pou­vez sup­por­ter cette
uni­ver­selle sot­tise, cette lâche­té san­gui­naire et cette
naï­ve­té cri­mi­nelle qui croit encore que le sang peut
résoudre des pro­blèmes humains.

Je
vous lis et je vous com­prends. Je com­prends sur­tout ce choix et cette
oppo­si­tion entre votre bonne volon­té à mou­rir et votre
répu­gnance à voir mou­rir les autres. Cela prouve la
qua­li­té d’un homme. Cela le met au rang de ceux à qui
l’on peut par­ler. Com­ment ne pas déses­pé­rer en effet ?
Bien sou­vent le sort de ceux que nous aimons s’est trouvé
mena­cé. Mala­die, mort, folie, mais il res­tait nous et ce à
quoi nous avons cru ! Bien sou­vent les valeurs qui étaient
notre vie ont failli crou­ler. Jamais ce sort et ces valeurs n’ont
été plus mena­cés dans leur entier et en même
temps. Jamais nous n’avons été si tota­le­ment livrés
à l’anéantissement.

Je
vous com­prends mais je ne vous suis plus lorsque vous prétendez
faire de ce déses­poir une règle de vie et, jugeant que
tout est inutile, vous reti­rer der­rière votre dégoût.
Car le déses­poir est un sen­ti­ment et non un état. Vous
ne pou­vez demeu­rer sur lui. Et le sen­ti­ment doit lais­ser la place à
une vue claire des choses.

Vous
dites : « Et d’ailleurs, que faire ? Et que puis-je faire ? »
Mais la ques­tion ne se pose pas d’abord comme ça. Vous
croyez encore à l’individu, certes, puisque vous sen­tez bien
ce qu’il y a de bon chez ceux qui vous entourent et en vous-même.
Mais ces indi­vi­dus ne peuvent rien et vous désespérez
de la socié­té. Mais pre­nez garde que vous aviez répudié
déjà cette socié­té bien avant la
catas­trophe, que vous et moi savions que la fin de cette société
était la guerre, que vous et moi le dénon­cions et
qu’enfin nous ne sen­tions rien de com­mun entre nous et elle. Cette
socié­té aujourd’hui est la même. Elle en est
venue à sa fin nor­male. Et en véri­té, à
voir froi­de­ment les choses, vous n’avez pas plus de rai­sons de
déses­pé­rer que vous n’en aviez en 1928. Exactement,
vous en avez juste autant.

Et,
tout bien consi­dé­ré, ceux qui firent la guerre en 1914
avaient plus de rai­sons de déses­pé­rer puisqu’ils
com­pre­naient moins les choses. Vous me direz que de savoir que 1928
était aus­si déses­pé­rant que 1939 ne vous avance
en rien. Cela n’est qu’apparent. Car vous ne désespériez
pas tota­le­ment en 1928, au lieu que main­te­nant tout vous paraît
vain. Si les choses n’ont pas chan­gé, c’est que votre
juge­ment est faux. Il l’est comme chaque fois qu’une vérité,
au lieu de vous appa­raître à la lumière du
rai­son­ne­ment, s’incarne dans le vivant. Vous avez pré­vu la
guerre, mais vous pen­siez l’empêcher. C’est ce qui vous
arrê­tait de déses­pé­rer tota­le­ment. Vous pensez
aujourd’hui que vous ne pou­vez plus rien empê­cher. Là
est le nœud du raisonnement.

Mais
d’abord il faut vous deman­der si vous avez bien fait ce qu’il
fal­lait pour empê­cher cette guerre. Si oui, cette guerre
pour­rait vous paraître fatale et vous pour­riez juger qu’il
n’y a plus rien à faire. Mais je suis sûr que vous
n’avez pas fait tout ce qu’il fal­lait, pas plus qu’aucun de
nous. Vous n’avez pas pu empê­cher ? Non, cela est faux. Cette
guerre, vous le savez, n’était pas fatale. Il suf­fi­sait que
le trai­té de Ver­sailles fût révi­sé à
temps. Il ne l’a pas été. Voi­là toute
l’histoire et vous voyez qu’elle pour­rait être autre. Mais
ce trai­té, ou telle autre cause, il peut encore être
révi­sé. Cette parole de Hit­ler, on peut encore faire
que sa loyau­té soit inutile. Ces injus­tices qui ont appelé
d’autres injus­tices, on peut encore les refu­ser et deman­der que
leurs répliques le soient aus­si. Il y a encore une tâche
utile à accom­plir. Vous sup­po­sez que votre rôle
d’individu est pra­ti­que­ment nul. Mais j’invertirai alors mon
rai­son­ne­ment pré­cé­dent et je vous dirai qu’il n’est
ni plus grand ni moindre qu’il n’était en 1928. Je sais
d’ailleurs que vous n’êtes pas très assis sur cette
notion de l’inutilité. Car je crois que vous n’approuverez
guère l’objection de conscience. Et si vous ne l’approuvez
pas, ce n’est point par manque de cou­rage ni d’admiration. Mais
parce que vous jugez qu’elle n’a aucune uti­li­té. Vous avez
donc déjà conçu l’idée d’une certaine
uti­li­té qui vous per­met de suivre ce que je dis.

Vous
avez quelque chose à faire, n’en dou­tez pas. Chaque homme
dis­pose d’une zone plus ou moins grande d’influence. Il la doit à
ses défauts autant qu’à ses qua­li­tés. Mais
n’importe, elle est là, immé­dia­te­ment uti­li­sable. Ne
pous­sez per­sonne à la révolte. Il faut être
ména­ger du sang et de la liber­té des autres. Mais vous
pou­vez per­sua­der dix, vingt, trente hommes que cette guerre n’était
pas fatale, que des moyens de l’arrêter peuvent être
ten­tés qui ne l’ont pas été encore, qu’il
faut le dire, l’écrire quand on peut, le crier quand
il fau­dra. Ces dix ou trente hommes à leur tour le diront
à dix autres qui le répé­te­ront. Si la paresse
les arrête, tant pis, recom­men­cez avec d’autres. Et quand
vous aurez fait ce que vous devez faire dans votre zone, sur votre
ter­rain, arrê­tez-vous et déses­pé­rez à
votre aise. Com­pre­nez qu’on peut déses­pé­rer du sens
de la vie en géné­ral mais non de ses formes
par­ti­cu­lières, de l’existence, puisqu’on n’a pas de
pou­voir sur elle, mais non de l’histoire où l’individu
peut tout. Ce sont des indi­vi­dus qui nous font mou­rir aujourd’hui.
Pour­quoi des indi­vi­dus ne par­vien­draient-ils pas à don­ner la
paix au monde ? Il faut seule­ment com­men­cer sans son­ger à de si
grands buts. Com­pre­nez donc qu’on fait la guerre autant avec
l’enthousiasme de ceux qui la veulent qu’avec le désespoir
de ceux qui la renient de toute leur âme.


*
* *

Un
mot cité par Green dans soin Journal :

« Il
ne faut pas craindre la mort, c’est lui faire trop d’honneur. »

Albert
Camus

La Presse Anarchiste