La Presse Anarchiste

À travers les livres

Je
n’ai nul­le­ment l’in­ten­tion de dis­cu­ter ici les préjugés
éco­no­miques de M. Yves Guyot. Il est tou­jours facile d’avoir
rai­son d’ad­ver­saires ima­gi­naires à qui l’on fait dire
énor­mé­ment de bêtises pour se don­ner le plaisir
de les réfu­ter triom­pha­le­ment, ain­si que le fait M. Yves
Guyot. Quand à ses propres contra­dic­tions, il ne les aperçoit
pas. Je n’en cite­rai qu’un exemple.

Pre­nant
à par­tie l’ou­vrier qui refuse de se hâter afin d’a­battre
le plus de tra­vail pos­sible, il lui tient ce lan­gage (p. 3): «…
Le sala­riant est obli­gé ou de ces­ser sa fabri­ca­tion ou
d’aug­men­ter ses prix, ce qui rédui­ra ses débouchés,
l’o­bli­ge­ra à dimi­nuer son per­son­nel… Ou bien le salariant
s’in­gé­nie­ra à trou­ver une machine qui aug­mente sa
pro­duc­tion : ce sera la solu­tion la meilleure ; mais elle pour­ra aussi
com­por­ter le congé­die­ment de l’ou­vrier et le lais­ser sans
travail ».

Or,
ailleurs il déclare (p. 121): «… Comme la machine
aug­mente l’ef­fet utile du tra­vail, bien loin d’a­bais­ser le salaire,
elle l’aug­mente. Les faits le prouvent » et plus loin il affirme
que les machines donnent du tra­vail aux ouvriers (p. 122), et il cite
l’exemple de la machine à filer d’Ar­kr­dright en 1760.

Il
reproche ensuite aux ouvriers tis­seurs de ne pas accep­ter les métiers
Nor­throp ; ce qui risque ain­si de les pri­ver entiè­re­ment de
tra­vail, car les patrons ne pou­vant plus subir la concurrence
pré­fèrent fer­mer leurs usines… etc.

Admet­tons
que cette théo­rie soit exacte, M. Yves Guyot ne devrait-il pas
bénir les ouvriers qui veulent pro­duire le moins possible,
puisque cela aura pour consé­quence l’in­tro­duc­tion de machines
per­fec­tion­nées qui aug­men­te­ront énor­mé­ment les
pro­duits à meilleur mar­ché, tout en fai­sant augmenter
les salaires ?

En
réa­li­té, cet écri­vain est res­té un
éco­no­miste tout péné­tré de l’esprit
indi­vi­dua­liste du XVIIIe siècle, qui s’at­tarde, à
notre époque de grand déve­lop­pe­ment économique,
à nous répé­ter des for­mules adé­quates au
début de l’ère capi­ta­liste. Que les capi­taux se soient
énor­mé­ment concen­trés, au point que le quart de
la for­tune de la France, actuel­le­ment d’en­vi­ron 250 mil­liards, se
trouve entre les mains des mil­lion­naires (0,13 p. 100 de la
popu­la­tion totale); que le déve­lop­pe­ment indus­triel ait amené
d’im­menses usines où se trouvent agglo­mé­rés des
cen­taines et des mil­liers d’in­di­vi­dus sous une direc­tion quasi
mili­taire et détruit par là la vie indépendante
pour ces mêmes indi­vi­dus ; que cette agglomération
indus­trielle et capi­ta­liste abou­tisse de plus en plus à créer
par­tout des mono­poles qui rendent absurde le dogme du libre
échange ; que la richesse mobi­lière joue un rôle
pré­pon­dé­rant à l’heure actuelle au point que,
comme le dit M. de Foville, les biens meubles qui for­maient au temps
de la Res­tau­ra­tion le tiers des suc­ces­sions déclarées,
moins de 40 p. 100 vers la fin de la Monar­chie de Juillet, 46 p. 100
au déclin de l’Em­pire, en forment actuel­le­ment plus de 55 p.
100 ; que cette trans­for­ma­tion de la richesse amène une
révo­lu­tion com­plète dans la forme de la sacro-sainte
Pro­prié­té ; de tout cela M. Yves Guyot n’a cure. Il ne
voit par­tout que des indi­vi­dus sen­si­ble­ment égaux et
échan­geant des pro­duits contre des produits.

N’a-t-il
pas admis ailleurs sans res­tric­tion la for­mule de Spen­cer suivant
laquelle l’é­vo­lu­tion de l’U­ni­vers était
carac­té­ri­sée par le pas­sage de l’ho­mo­gène à
l’hé­té­ro­gène ? Et n’a-t-il pas appliqué
cette for­mule à l’é­vo­lu­tion de la pro­prié­té ?
Comme si la pro­prié­té fami­liale des anciens
Grecs était de la même espèce que la propriété
indi­vi­duelle du bour­geois moderne, et comme s’il pou­vait y avoir une
évo­lu­tion quel­conque entre deux ordres d’ins­ti­tu­tions qui
n’ont de com­mun que le nom !

Déjà
Prou­dhon avait noté la dif­fé­rence qui existe encore de
nos jours entre la pro­prié­té du pay­san et celle du
bour­geois ren­té, dont l’une, la terre, fait pour­rait-on dire
par­tie de son pro­prié­taire, lui est atta­ché en tant
qu’ob­jet, consti­tue réel­le­ment une pro­prié­té et
res­semble (toutes autres condi­tions sociales à part) à
la pro­prié­té de la famille dans l’antiquité
grecque ; et dont l’autre, la pro­prié­té du rentier,
consiste en valeurs variables, en titres cir­cu­lant qu’il peut
échan­ger à sa guise, pro­prié­té mobile qui
peut aug­men­ter ou dimi­nuer, qu’il peut perdre demain, le laissant
subi­te­ment aus­si misé­rable que le der­nier des mal­heu­reux. Je
le demande à M. Yves Guyot, qu’y a‑t-il de com­mun entre ces
deux formes si dif­fé­rentes aux­quelles on applique un même
mot ? Ne fau­drait-il pas dire plu­tôt que le méca­nisme de
cir­cu­la­tion capi­ta­liste est pré­ci­sé­ment le contraire de
la pro­prié­té indi­vi­duelle ? et que l’é­vo­lu­tion
se fait dans le sens d’une désa­pro­pria­tion des objets et de
leur trans­for­ma­tion en mar­chan­dises échangeables ?

Ain­si
que l’a dit Marx dans la Misère de la Phi­lo­so­phie (p.
221): « À chaque époque his­to­rique, la propriété
s’est déve­lop­pée dif­fé­rem­ment et dans une série
de rap­ports sociaux entiè­re­ment dif­fé­rents. Ainsi
défi­nir la pro­prié­té bour­geoise n’est autre
chose que faire l’ex­po­sé de tous les rap­ports sociaux de la
pro­prié­té bour­geoise. Vou­loir don­ner une définition
de la pro­prié­té comme d’un rap­port indépendant,
d’une caté­go­rie à part, d’une idée abs­traite et
éter­nelle, ce ne peut être qu’une illu­sion de
méta­phy­sique ou de jurisprudence ».

On
le voit, les « élu­cu­bra­tions » de Karl Marx avaient
bien quelque valeur ; on peut sans folie les juger supérieures
aux sophismes éco­no­miques de M. Yves Guyot.

J’es­père
que ce der­nier vou­dra bien ajou­ter quelques cha­pitres supplémentaires
rec­ti­fi­ca­tifs à ce sujet dans la pro­chaine édi­tion de
sa brochure. 

H.
Lantz.

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