La Presse Anarchiste

La grève des boutonniers de l’Oise (4)

[[Voir Vie Ouvrière numé­ros 4, 5 et 6.]]

Pas commode à appliquer le tarif Bousson !

Il
s’a­git de tenir bon. Le dimanche 25, à 4 heures du soir, un
grand mee­ting a lieu dans un enclos de Lor­mai­son. Plus d’un millier
de gré­vistes y assistent. Il y a même un commissaire
spé­cial en l’hon­neur de qui l’In­ter­na­tio­nale et la
Car­ma­gnole sont. entonnées.

Gui­gnet
s’at­tache à bien faire voir que c’est sur­tout le salaire des
femmes qui est atteint : il demande aux hommes s’ils abandonneront
leurs com­pagnes de Lutte ? Non ! Non ! lui répond-on. Lucien
Pla­tel démontre les mau­vais des­seins du pré­fet et des
patrons. Puis Del­pech relève le reproche fait aux grévistes
de deman­der le concours « d’é­tran­gers à leur
cor­po­ra­tion ». — Les sol­dats qui inter­viennent dans le
conflit, appar­tiennent-ils à votre cor­po­ra­tion ? Et Bousson
est-il bou­ton­nier, lui ? Aucun d’entre nous ne connais­sant pas votre
métier n’au­rait accep­té d’é­ta­blir un tarif ; si
nous l’a­vions fait, les patrons auraient cri­ti­qué et ils
auraient eu raison.

Le
len­de­main, confor­mé­ment aux déci­sions du Comité
exé­cu­tif, des réunions ont lieu, à 7 heures du
matin, dans toutes les sec­tions. Dans cha­cune d’elles, des
délé­ga­tions nom­mées par usine sont chargées
de se rendre dans les ate­liers avant la ren­trée des ouvriers
et, au cas où le tarif Bous­son y serait appli­qué, de
reve­nir à la réunion où tous les travailleurs
décré­te­ront aus­si­tôt la conti­nua­tion de la grève.

Ce
qui est déci­dé est exé­cu­té. Heureusement
que les mili­tants ne dorment pas ! Sinon, les efforts de deux mois
seraient per­dus. Le mot d’ordre patro­nal et pré­fec­to­ral est
obser­vé, à peu près partout.

À
Ande­ville, seule la mai­son Gué­rault-Lema­ri­nier conti­nue à
fonc­tion­ner. Grève, chez les quatre autres, votée par
490 voix contre 5 blancs et 7 non. À Méru, grève
chez tous les fabri­cants. À Val­dam­pierre, grève. Au
Déluge, les ouvriers, pour la plu­part, retra­vaillaient ; ils se
mettent en grève à nou­veau. Au Petit Fer­court, grève.
À La Hous­soye, grève. À Amblain­ville, Lormaison,
Saint-Cré­pin, grève. 

Il
n’y a qu’à Labois­sière où le patron Lamouche
paye déjà le tarif ouvrier et à la Vil­le­neuve où
le tarif est accep­té, que le tra­vail continue.

On
sent que c’est la par­tie suprême qui se joue. Les patrons
comp­taient beau­coup sur la manœuvre du tarif Bous­son ; la résistance
des ouvriers, leur téna­ci­té à main­te­nir la grève
et à ne pas tom­ber dans le tra­que­nard, démonte certains
patrons qui, dès le lun­di soir, rendent les armes. Un nombre
impor­tant d’entre-eux demande à signer de nou­veau le tarif du
31 mars, le tarif de l’U­nion syndicale. 

Les
meneurs de la résis­tance patro­nale, les hommes d’hon­neur du
trust ont fait appo­ser une grande affiche dénaturant
odieu­se­ment les faits. Sans retard, l’U­nion des Table­tiers y répond
par la sui­vante, qui démo­lit point par point tous les
men­songes patronaux :

Parjures

Cama­rades,
une affiche aux allures offi­cielles, — gou­ver­ne­men­tale et
patro­nale, — vient d’être appo­sée sur les murs de la
région avec l’in­ten­tion évi­dente de trom­per la bonne
foi de tous les camarades.

Cette
affiche, véri­table monu­ment de men­songes, d’hy­po­cri­sie et de
contra­dic­tion, mon­tre­ra aux tra­vailleurs sin­cères et
connais­sant bien la situa­tion ce que vaut la mentalité
patro­nale et la confiance que l’on peut accor­der à nos
gou­ver­nants qui, ici, se sont ren­dus les com­plices d’une œuvre de
mons­truo­si­té et d’iniquité.

À
cette affiche verte — sym­bo­li­sant par sa cou­leur l’espérance
de rou­ler les ouvriers — nous croyons devoir ne répondre
qu’en rele­vant les prin­ci­pales contra­dic­tions et les signa­ler ain­si à
l’at­ten­tion des travailleurs.

AFFICHE PATRONALE NOUS RÉPONDONS :
Men­songes, contra­dic­tion, hypocrisie Le tarif sans aucune modification.
Les ouvriers décla­rèrent qu’ils repous­saient l’ar­bi­trage et qu’ils n’ac­cep­te­raient que le tarif d’An­de­ville sans condi­tion et sans réserve. Nous avons tou­jours main­te­nu nos décla­ra­tions, et notre tarif envoyé à tous les patrons, connu de tous les ouvriers, n’a reçu aucune modi­fi­ca­tion de notre part et a été appli­qué là où le syn­di­cat a déci­dé la reprise du tra­vail. En cela, nous sommes d’ac­cord avec l’af­fiche préfectorale.
Le 31 mars, la situa­tion était celle-ci :
D’un côté les ouvriers récla­mant l’ap­pli­ca­tion pure et simple du tarif d’Andeville.
De l’autre, les patrons ou la plu­part d’entre eux, dis­po­sés à accep­ter pro­vi­soi­re­ment le tarif d’An­de­ville sous réserve que le tarif défi­ni­tif serait fixé par un arbitre. 
Ce jours les patrons vou­laient faire des réserves pour l’ac­cep­ta­tion comme il est indi­qué ci-contre, mais sachant com­bien un arbi­trage nous aurait dupé, nous refu­sâmes cette condi­tion et les patrons n’in­sis­tant plus, acce­ptèrent la solu­tion immédiate.
Quel était ce tarif ? M. le pré­sident de la Chambre syn­di­cale des patrons en pré­sen­ta un exem­plaire au pré­fet et offrit aus­si­tôt à l’as­sem­blée d’en don­ner lec­ture, mais tous, patrons et ouvriers, décla­rèrent qu’ils le connaissaient.  Ici appa­raît l’hypocrisie.
Un seul tarif était connu des ouvriers, en même temps que des patrons : le tarif de l’U­nion syn­di­cale des ouvriers table­tiers ; jus­qu’à ce jour, le syn­di­cat patro­nal n’a­vait éla­bo­ré que le tarif pre­mier qui pro­vo­qua le conflit. Par consé­quent aucun doute n’é­tait pos­sible, le tarif que pos­sé­dait le pré­fet, remis par un ouvrier et non par un patron, ne pou­vait être que celui des ouvriers table­tiers. Il n’en exis­tait pas d’autres.
Après quoi furent dis­cu­tées quelques ques­tions de détail et, quand ouvriers et patrons se furent mis d’ac­cord sur tous les points, le pré­fet, par trois fois, pro­cla­ma la grève terminée. Ce tarif fut adop­té dans son ensemble par les patrons pré­sents qui tous le connaissaient.
Il fut adop­té sans aucune réserve — autre­ment nous ne l’au­rions pas signé — et cela per­mit au pré­fet de décla­rer par trois fois la grève terminée.
Le len­de­main ou quelques jours après la réunion du 31 mars, M. Mar­chand crut devoir adres­ser au secré­taire du syn­di­cat ouvrier le tarif appli­qué dans sa mai­son, et qui était, disait-il, le vrai tarif d’Andeville. Pour­quoi M. Mar­chand agit-il ain­si puisque le 31 mars, le tarif connu de tous fut accep­té ? Rien ne lais­sait sup­po­ser une contes­ta­tion pos­sible sinon sa mau­vaise foi évi­dente, sur­tout que, comme ses col­lègues d’An­de­ville, il l’a payé inté­gra­le­ment à ses ouvriers pen­dant trois semaines. Et s’il n’avait 
pas l’in­ten­tion de créer une divi­sion après l’en­tente, pour­quoi ne pré­sen­tait-il pas son tarif le 31 mars ? C’é­tait prémédité.
En pré­sence de cette diver­gence, le pré­fet crut devoir faire dres­ser un tarif indis­cu­table d’An­de­ville et dans ce but il a char­gé M. Bus­son, conseiller de pré­fec­ture, de se rendre à Ande­ville et de pro­cé­der, au vu des livres de paye des mai­sons de cette com­mune, à l’é­ta­blis­se­ment de ce tarif.
Où M. Bous­son pui­sa-t-il ses connais­sances de bou­ton­nier pour éta­blir un tarif ?
Pour­quoi cher­cha-t-il à en consti­tuer un nou­veau puis­qu’il en exis­tait un qu’a­vait pos­sé­dé le pré­fet et qui faci­li­tait l’entente ?
Consul­ter les livres de paye, on en connaît la valeur, on sait qu’ils sont tous maquillés et en tous cas cela ne pou­vait pas influen­cer notre déci­sion qui est l’a­dop­tion du tarif signé le 31 mars.

Il
est dit d’autre part :

« Le
pré­fet vou­lait don­ner aux patrons l’oc­ca­sion d’af­fir­mer leur
res­pect des enga­ge­ments pris le 31 mars» ; cette déclaration
est cynique, si tel était leur désir, ils auraient pu
faci­le­ment le satis­faire en exé­cu­tant leurs propres
enga­ge­ments, au lieu de faire appel à la com­pli­ci­té du
pré­fet et de son sous-ordre qui leur ont si complaisamment
appor­té leur concours…

Et
main­te­nant qu’ils nous disent ce qu’ils ont fait des tarifs sciage et
encar­tage, les ont-ils volon­tai­re­ment oubliés ?

Cama­rades,
vous connais­sez tous la situa­tion, vous voyez ce que veulent les
patrons : tâcher de créer une divi­sion par­mi nous à
la faveur de laquelle ils pour­raient mieux nous exploi­ter et nous
écra­ser de leur auto­ri­té ; nous n’en serons pas dupes,
et en par­ju­rant à leur parole, ils nous ont mon­tré les
sen­ti­ments qui les ani­maient à notre égard.

Nous
sommes pré­ve­nus, nous ne serons pas vic­times de leur
tentative.

Cette
manœuvre, le texte du tarif défi­ni­tif la reconnaît.
Voi­ci ce texte :

Nous,
sous­si­gnés, fabri­cants de bou­tons de nacre, reconnaissons
avoir été induits en erreur en signant un tarif, dit
Bous­son, à la pré­fec­ture de Beau­vais, le 23 avril 1909,
croyant signer à nou­veau le tarif syn­di­cal ouvrier annexé
au contrat col­lec­tif du 31 mars, sous la pré­si­dence de M. le
pré­fet de l’Oise.

Pre­nons
l’en­ga­ge­ment for­mel de nous en tenir à ce der­nier et d’en
obser­ver toutes les condi­tions jus­qu’au délai fixé.

Le
jeu­di 29 et le ven­dre­di 30, un grand nombre de patrons signent le
contrat. C’est la déban­dade patro­nale. Elle se pro­duit malgré
les coups de télé­phone de M. Mar­chand à ses
col­lègues. Lui, il n’est pas reve­nu à Andeville.
N’empêche, il engage les autres à la résistance.
Mais plu­sieurs qui com­mencent à voir clair dans son jeu, lui
répondent qu’ils en ont assez et qu’ils préfèrent
signer pour être tranquilles.

La
volon­té des gré­vistes ne flé­chit pas. Le 1er
mai, tout le monde lâche le tra­vail. Une grande concentration,
à laquelle prennent part au moins 5.000 ouvriers, se déroule
à Méru. Un mee­ting est tenu dans un enclos derrière
le bois du Mou­lin Rose, le pré­fet ayant inter­dit de le faire
sur la place des Armes.

Le
len­de­main, mani­fes­ta­tion à Ande­ville et nou­veau mee­ting dans
un enclos.

Ces
mani­fes­ta­tions durant les deux jours, exercent une influence sur les
patrons qui résistent encore. Ces der­niers sentent que les
ouvriers ne sont pas à bout de forces. Aus­si, le 4 mai, dans
un grand nombre de centres, les patrons adhèrent-ils au tarif
ouvrier. À Méru, le tra­vail est repris, tous les
patrons ont signé.

La
lutte se pour­suit à Val­dam­pierre, où une usine sur
trois seule­ment tra­vaille, et à Amblain­ville, SaintCrépin
et Lor­mai­son où le chô­mage est complet.

Reste
encore l’u­sine Mar­chand, à Ande­ville. Elle tente une manœuvre.
Les ouvriers, convo­qués à son de caisse, se réunissent
au nombre de 59 et décident la reprise du tra­vail au tarif
Mar­chand-Bous­son.. Quels sont ces 59 ? Des employés de magasin
et de bureau payés au mois et quelques jaunes.

En
réponse à cette manœuvre, le Syn­di­cat ouvrier convoque
les tra­vailleurs de cette mai­son ; ils votent la conti­nua­tion de la
grève par 134 voix contre 2 non et un blanc. À l’entrée
et à la sor­tie les employés ayant repris le travail
sont hués par leurs camarades.

La
manœuvre patro­nale ayant ain­si échoué, les associés
de Mar­chand décident de ne pas rou­ler le len­de­main. Ils sont
d’ailleurs plu­tôt dégoû­tés des jaunes qui
étaient ren­trés. Ces der­niers n’a­vaient pas dessaoulé
et n’a­vaient pas ces­sé de se cha­mailler dans l’u­sine. Si bien
que le direc­teur, en guise de récom­pense pour leur trahison,
leur donne leur congé.

Pluie de condamnations

Les
patrons avaient comp­té un peu sur les juges de Beau­vais pour
ter­ro­ri­ser les gré­vistes. Quelques mois de pri­son bien
appli­qués pro­dui­raient de l’ef­fet. Le 28 avril, le tribunal
cor­rec­tion­nel pro­non­çait les condam­na­tions sui­vantes : Maréchal
et Gueule, 8 mois de pri­son ; Win­ter et Vas­seur, 6 mois ; Tavaux,
Leroux, Vue, 4 mois ; Noël, Poten­tier, 3 mois ; Lan­glet et
Pec­queur, 3 mois par défaut ; Huc­que­leux, Aumont, Doyelle,
J.-B. Dehée, 2 mois ; Mar­ceau Dehée, Pli­chon, Julienne
Hou­ziaux, Laure Dufer, Vic­to­ria Hébert, Alphon­sine Piocelle,
femme Dés­éri­court, 15 jours ; Dau­chel, 10 jours. Le
Post­ol­lec, 3 mois ; Pou­chain, 4 ; Piton, 3 ; Gré­goire, 15 jours ;
Mme Potier, 15 jours.

L’au­dience
ne se passe pas sans inci­dents. D’a­bord avec Troi­sœufs père,
qui déclare avoir recon­nu Maré­chal et Gueule en tête
des mani­fes­tants qui cas­sèrent des car­reaux, à
Lor­mai­son, dans la nuit du 9 au 10 avril.

Me
Bon­zon
. — M. Troi­sœufs a‑t-il assis­té à
l’ar­res­ta­tion de Tavaux ?

M.
Troi­sœufs.
 — Oui, monsieur.


M.
Troi­sœufs n’a-t-il pas essayé de frap­per Tavaux pen­dant qu’il
était entre les mains des gendarmes ?


Oui,
mon­sieur. J’é­tais très surexcité.


Avez-vous
été inter­ro­gé sur ce fait par l’autorité
Justicière ?


Oui,
mon­sieur, hier seulement.

À
ces der­nières réponses, on sent la salle frémir.
Les juges ne par­tagent pas cette haine de l’in­jus­tice, sans doute,
puis­qu’ils « salent » Maré­chal et Gueule.

MM.
Troi­sœufs fils et Taba­ry déclarent n’a­voir recon­nu personne.

Me
Bon­zon
. — M. Taba­ry n’é­tait-il pas à la mairie
lors de l’ar­res­ta­tion de Gueule et n’a-t-il pas cher­ché il le
frapper ?

M.
Taba­ry
. — Oui, j’ai fait le geste de frap­per, car j’étais
sur­ex­ci­té, mais je n’ai pas abais­sé la main. 

MM.
Dou­delle fils n’ont recon­nu per­sonne. Ils éva­luent les dégâts
com­mis chez eux à 19.000 francs, dont 16.000 de boutons.

Ils
n’y vont pas de main-morte, les Dou­delle ! 16.000 francs de boutons
comme dégâts ? Et pour­tant ils les ont ramas­sés en
tota­li­té, le len­de­main. S’ils pou­vaient se faire rembourser
par la com­mune, la bonne affaire ! 16.000 francs de la vente de leurs
bou­tons et 16.000 francs de la com­mune, c’est du bon petit commerce !

Le
patron Lignez, de Lor­mai­son, nous accuse, Tavaux, Leroux, secrétaire
de l’U­nion des syn­di­cats de l’Oise, et moi, de lui avoir extorqué
par la force et par les menaces la signa­ture qu’il vint appo­ser au
bas du tarif pro­vi­soire, un jour de réunion, salle Bénard,
à Lor­mai­son. Mouel et Couet, qui avaient signé dans les
mêmes condi­tions, alors que 50 gen­darmes étaient postés
en face de la salle de réunion, recon­naissent plus tard,
lorsque Leroux est appe­lé devant le juge d’ins­truc­tion pour
cette accu­sa­tion, qu’ils signèrent volon­tai­re­ment et en toute
liber­té. La mau­vaise foi de Lignez étant prouvée,
aucune suite n’est don­née à l’af­faire. Le bon­homme est
connu pour ce qu’il est capable de faire. En 1907, lors de la grève
de Lor­mai­son, il avait déjà mena­cé publiquement
de me faire cas­ser les reins.

Quelques
jours plus tard, la ven­geance popu­laire allait trou­ver son compte. À
la cam­pagne, tout le monde se connaît et nul n’i­gnore les
petites his­toires du patron. Le ven­dre­di 7, Lignez était
occu­pé à faire des pro­po­si­tions galantes à une
brave dame ; il la mal­trai­tait même un peu, paraît-il. Un
groupe d’ou­vrières et d’ou­vriers qui avaient vu le manège,
s’emparent de la voi­ture du patron et vont la cacher dans le fond de
la cour de l’u­sine Bourdais.

Quand
Lignez s’a­per­çoit de la dis­pa­ri­tion, il se met en fureur,
porte plainte aux gen­darmes. Quelques minutes après, deux
com­pa­gnies de chas­seurs à pied gardent les abords de l’usine
pen­dant qu’une dizaine de gen­darmes, sous les ordres d’un capitaine.,
accom­pa­gné de deux com­mis­saires spé­ciaux, sortent la
voi­ture au milieu des rires et des huées de la foule.

À
ce moment, un esca­dron de cui­ras­siers arrive au trot. Cela met le
comble à la joie. Au milieu des rires et des huées,
cou­vert de ridi­cule, Lignez monte dans sa voi­ture, non sans y avoir
effa­cé des véri­tés ins­crites à la craie.
Et il regagne Lor­mai­son escor­té par des cui­ras­siers. Le
len­de­main matin, il revient accom­pa­gné encore par des
gen­darmes et il est, l’ob­jet d’une récep­tion sem­blable à
celle de la veille.

Le
même jour, Trois­ceufs fai­sait des siennes, d’un autre genre. Le
mer­cre­di 5, les gré­vistes avaient décou­vert dans une
voi­ture de la lai­te­rie Mag­gi un panier de bou­tons envoyé par
Troi­sœufs à un fabri­cant de Méru ; natu­rel­le­ment, ils
l’a­vaient confis­qué. Cette fois, c’est le patron lui-même,
en plein jour, qui en trans­porte dans sa voi­ture ; on les saisit
éga­le­ment. Troi­sœufs menace de mort le cama­rade Gui­gnet. La
foule, alors, l’en­toure et va lui faire un mau­vais par­ti. Il est
obli­gé de se mettre sous la pro­tec­tion de deux com­pa­gnies du
51e de ligne.

Depuis
le 4 mai, l’ef­fec­tif des troupes est réduit, le tra­vail ayant
repris dans la plu­part des com­munes. Le 5e dra­gons et le
2e hus­sards ont rejoint leurs caser­ne­ments ; le 8e
chas­seurs à pied, aus­si, ce der­nier rem­pla­cé par un
bataillon du 51e de ligne.

Un
gros mécon­ten­te­ment, aus­si, se mani­fes­tait par­mi la troupe.
Les sol­dats cou­chaient sur la paille par un froid gla­cial. Il y eut
deux morts par suite de conges­tion. Une quan­ti­té d’autres
furent diri­gés sur l’hô­pi­tal de Beau­vais. Le 1er
mai au matin, deux sol­dats du 8e chas­seurs à pied
tombent frap­pés de conges­tion. Les sachant en dan­ger de mort,
le major prie le géné­ral Nico­las de lui prêter
son auto­mo­bile pour les trans­por­ter d’ur­gence à Beau­vais. Le
géné­ral s’y refuse. Quelques heures après, le
sol­dat Dufour suc­combe. L’ar­mée est une grande famille,
n’est-ce pas ?

Les meneurs patronaux lâchent pied

Les
jour­nées se passent tou­jours en mani­fes­ta­tions et en réunions
pour les gré­vistes qui res­tent. Le dimanche 9, concen­tra­tion à
Val­dam­pierre. Réunion par L. Pla­tel et par Guignet.
Mani­fes­ta­tion après. Les patrons et les jaunes sont hués.
Cui­ras­siers, dra­gons, gen­darmes ayant char­gé, des bagarres se
pro­duisent. L’ou­vrier Roche, pour avoir mani­fes­té son
indi­gna­tion aux gen­darmes, est aus­si­tôt arrêté.
Deux jours après, en cor­rec­tion­nelle, il est condam­né à
1 mois. On est expé­di­tif lors­qu’il s’a­git de grévistes !
Le same­di 15, c’est mon tour. Les chats-four­rés me condamnent
par défaut à 6 mois de, pri­son. Ça m’ap­pren­dra à
res­pec­ter le métier de com­man­dant de gen­dar­me­rie. Le 17, c’est
Com­meignes qui est arrê­té à La Hous­soye pour
pré­ten­dus outrages aux gen­darmes. Deux jours après il
est condam­né à un mois de prison.

Mais,
mal­gré tout cela, aucun espoir ne brille plus pour les hommes
du trust. Il faut qu’ils cèdent. Il leur en coûte de
s’a­vouer vain­cus. Aus­si ils se débattent pour sau­ver les
appa­rences et leur amour-propre.

Le
jeu­di 20, un accord inter­vient à l’u­sine Mar­chand. Les
ouvriers reprennent le tra­vail sur un tarif qui est un peu différent
du tarif syn­di­cal mais qui lui est plu­tôt avantageux.

Il
en est de même chez Taba­ry et Troi­sœufs, à Lormaison.
Il n’y a que Dou­delle, de Saint-Cré­pin, qui s’obs­tine. Devant
son intran­si­geance, les ouvriers vont se pla­cer ailleurs ; il ne
reste, chez lui, que quelques jaunes. À Val­dam­pierre, la
résis­tance continue.

Jus­qu’au
com­men­ce­ment de juin quelques mai­sons res­tent réfractaires
mais finissent par adop­ter un tarif qui donne encore un avan­tage aux
ouvriers.

Devant
la tour­nure que prennent les évé­ne­ments, le same­di 22
je me rends au greffe du tri­bu­nal de Beau­vais faire oppo­si­tion à
ma condam­na­tion. Je suis écroué aussitôt.

Gueu­dée,
Lagui­ri, Grand­maître et Dau­chet com­pa­raissent en
cor­rec­tion­nelle pour entraves à la liber­té du travail ;
ils récoltent 15 jours de pri­son et 16 francs d’a­mende. Le
Post­ol­lec, pour avoir affi­ché les noms de quatre jaunes, est
condam­né à un mois de pri­son et 100 francs de
dom­mages-inté­rêts envers cha­cun des demandeurs.

Dés­éri­court,
Mmes Scor­del et Hou­ziaux sont condam­nés à 8 jours de
pri­son et 16 francs d’a­mende pour entrave à la liberté
du tra­vail. Drouin, accu­sé d’a­voir chan­té, en regardant
le com­mis­saire spé­cial Cal­mette : « On les pen­dra, la
gueule en bas », s’en tire avec un mois. Enfin, le 12 juin, je
com­pa­rais devant le tri­bu­nal qui réduit ma peine à
quatre mois.

Je
Je dois signa­ler ici la cou­ra­geuse conduite d’un offi­cier qui accepta
de m’ap­por­ter son témoi­gnage. Les paroles du commandant
Barotte, que j’a­vais connues à Lor­mai­son, le capi­taine Gérard,
de Beau­vais, les avait enten­dues et en avait par­lé à un
ouvrier, celui qui me les avait rap­por­tées. Mais le capitaine
Gérard accep­te­rait-il de venir témoi­gner ? Il accepta
sans hésitation.

C’est
un fichu offi­cier que ce gaillard-là. Il vient. Il raconte ce
qu’il a enten­du, les condi­tions dans les­quelles il l’a entendu.
C’é­tait en wagon. La conver­sa­tion était entre Barotte
et un qui­dam qu’il recon­naît en la per­sonne du pro­cu­reur de la
Répu­blique. Le com­man­dant Barotte avait bien déclaré
que l’au­to­ri­té mili­taire avait man­qué d’énergie
et que s’il avait été, lui, à la tête des
troupes il aurait répri­mé la grève Plus
vio­lem­ment et aurait mis la région en état de siège.
Il attri­buait la grève aux réac­tion­naires, tout en
trai­tant les mili­tants d’anarchistes.

Ce
témoi­gnage fit une grosse impres­sion. Si j’a­vais vou­lu faire
des regrets, les juges, qui étaient pas­sa­ble­ment gênés,
m’au­raient sans doute de suite, ren­voyé à Andeville.
Mais je n’aime pas beau­coup les sima­grées : « Je suis
assez grand gar­çon, répon­dis-je, et j’ai assez de
fer­me­té de carac­tère pour reven­di­quer la responsabilité
entière de mes actes et de mes paroles ».

Conclusion

Cette
grève mémo­rable a eu pour pre­mier résultat
d’empêcher que les ouvriers bou­ton­niers, dans l’ensemble,
soient spo­liés d’au moins un mil­lion de francs dans l’espace
de dix mois, c’est-à-dire pen­dant la durée du contrat
qui, cer­tai­ne­ment, sera renou­ve­lé. Mais elle a donné
d’autres résul­tats. L’or­ga­ni­sa­tion syn­di­cale, qui comptait
encore peu, s’est déve­lop­pée considérablement.
L’es­prit de révolte s’est éveillé. Devant les
faits et les avan­tages acquis, tel qui prê­chait le calme hier
est main­te­nant le plus fervent pro­pa­ga­teur de l’ac­tion directe. Bien
mal venu serait celui qui se ris­que­rait aujourd’­hui à
pré­tendre que la grève des bras croi­sés produit
de bons résul­tats. Tant que les bou­ton­niers ont agi ainsi,
l’on s’est moqué d’eux. Ce n’est que lors­qu’ils ont su montrer
les dents que leurs exploi­teurs ont com­men­cé à être
moins arro­gants et à céder. Ah ! il est bien vrai que la
peur est le com­men­ce­ment de la sagesse.

Les
mili­tants ont eu de la besogne pour entraî­ner et sou­te­nir ce
magni­fique mou­ve­ment. Pas de repos, exté­nués ou non, il
leur fal­lait chaque jour aller, par la pluie et la neige, dans les
vingt com­munes où s’é­ten­dait la grève, afin
d’or­ga­ni­ser sérieu­se­ment et presque mili­tai­re­ment la
résis­tance. L’ar­rêt du tra­vail n’é­tait pas
com­mode. Beau­coup d’ou­vriers tra­vaillant à domi­cile, il y
avait néces­si­té à ce qu’on s’or­ga­nise pour
empê­cher la sor­tie et la ren­trée des boutons.

La
grève a duré trois bons mois, pen­dant les­quels la plus
par­faite har­mo­nie n’a ces­sé de régner par­mi les
ouvriers. Et ce furent des spec­tacles impres­sion­nants que ces longues
théo­ries d’hommes et de femmes, bra­vant toutes les intempéries
pour aller là où une leçon s’im­po­sait, afin de
faire com­prendre aux patrons les plus féroces qu’il y a dès
limites à tout.

Sou­vent
on se plaint de l’in­fluence dépri­mante des femmes. Chez nous,
elles se sont tou­jours mon­trées les plus éner­giques et
les plus ardentes. On peut même dire qu’elles furent une des
causes impor­tantes de la victoire.

Et
main­te­nant, que dire du dépu­té Bau­don, le Quinze-mille
de l’ar­ron­dis­se­ment ; du conseiller géné­ral Deshayes,
qui ne virent dans ce mou­ve­ment qu’une ques­tion poli­tique et qui
osèrent faire impri­mer que la grève était
fomen­tée et sou­doyée par les curés et par les
réac­tion­naires. Nous leur avons offert maintes fois de leur
pré­sen­ter nos livres de comp­ta­bi­li­té. Ils ne se sont
pas déran­gés pour les regar­der, mais ils ont continué
à calom­nier. Pour ces gens-là, il est inadmissible
qu’un ouvrier ait une volon­té. Du moment qu’ils ont, eux, le
ventre plein, lui, il ne doit pas avoir faim, et s’il se révolte,
ce ne peut être que pour faire le jeu de tel ou tel parti
politique.

Toute
chose, même mal­heu­reuse, a son côté. Les
tra­vailleurs du bou­ton qui avaient encore foi en la toute-puissance
du bul­le­tin de vote en sont quelque peu reve­nus. Ils ont appris à
ne comp­ter que sur eux-mêmes et à ne plus se fier aux
belles pro­messes des aspi­rants Quinze-mille. Aus­si, ils se chargent
eux-mêmes de la besogne qui les regarde.

Quoique
ces mes­sieurs aient fait pla­car­der sur tous les murs que les
dépré­da­tions com­mises ne pou­vaient être que
l’œuvre d’é­tran­gers à la région, cela n’a pas
empê­ché qua­rante-cinq des nôtres, tous du pays,
d’être condam­nés au chiffre glo­bal de 7 ans de prison.

Voi­là
ter­mi­né le récit de la grande lutte sou­te­nue par les
bou­ton­niers de l’Oise pour défendre leurs salaires. Le
sou­ve­nir en res­te­ra long­temps chez nous et entre­tien­dra l’es­prit de
révolte et d’organisation.

J.-B.
Platel

La Presse Anarchiste