C’est
en 1891 que la loi sur les retraites vit le jour de la discussion au
Parlement. En ce temps-là on estimait que les retraites
devaient être prélevées sur le budget. Le 11
février 1893, M. Guieysse, rapporteur, se prononçait
contre ce principe. Son adoption, disait-il, « serait un coup
funeste à l’épargne et à l’initiative
individuelle ». L’année suivante, il déclarait que
si l’on pouvait admettre que l’État supporte, seul, les
charges des lois d’assistance, il n’en était pas de même
pour les retraites ouvrières. À son avis : « le
sacrifice demandé aux travailleurs était nécessaire
pour la réussite de la loi ».
Pendant
six ans, les projets de retraites sommeillèrent dans les
commissions parlementaires. Puis, le 6 mars 1900, M. Guieysse
déposait un nouveau rapport concluant à l’obligation de
l’inscription pour tous les travailleurs du commerce, de l’industrie
et de l’agriculture.
Après
examen, le 2 juillet 1901, la Chambre votait une motion invitant le
gouvernement à consulter les associations et syndicats
patronaux, ouvriers et agricoles, ainsi que les Chambres de commerce.
Le projet sur lequel étaient appelées à se
prononcer ces organisations fixait la retenue à 0 fr. 10 par
jour, pour tous les salariés au-dessus de dix-huit ans, et à
pareille somme — au total de 0 fr. 20 par jour — à verser
par les patrons. S’appuyant sur l’hypothèse de 300 jours
ouvrables par an, le minimum de la contribution était fixé
à 60 francs par an.
Sur
le principe de l’obligation il y eut 1.971 réponses : 13 p. 100
en sa faveur, et 87 p. 100 contre. La proportion des réponses
favorables à l’obligation faites par les Bourses du Travail et
syndicats ouvriers était de 8 p. 100 seulement ; de 23,5 p. 100
par les syndicats patronaux.
La
loi resta longtemps encore au cimetière du Palais-Bourbon.
Mais le Congrès de Bourges avait décidé une
agitation intense pour les huit heures aboutissant au 1er
mai 1906. De plus, les élections législatives
approchaient, stimulant le zèle des députés.
Aussi le 23 février 1906, deux mois environ avant les
élections, la Chambre, par 501 voix contre 5 votait un projet
de loi fixant à 4 p. 100 et à une moyenne de 36 francs
par an la retenue sur les salaires.
Devant
le vote de la Chambre, le Sénat s’empressa de procéder
à une nouvelle enquête sur l’obligation. Plus heureux
que le gouvernement de 1901, il reçut 9.582 réponses
aux 28.076 questionnaires envoyés. 31,7 p. 100 de syndicats
ouvriers ayant répondu, se déclarèrent
favorables à l’obligation.
Le
13 février 1908, M. Cuvinot, rapporteur du projet devant le
Sénat, déclarait, à la tribune du Luxembourg,
qu’à l’unanimité la commission sénatoriale avait
reconnu l’impossibilité d’adopter le projet de la Chambre pour
raisons d’ordre financier.
Sur
cette déclaration, le projet a dormi gentiment presque deux
années.
Mais
aujourd’hui, comme en 1906, les élections approchent. Le
bagage des réformes parlementaires est plutôt léger.
Quoique léger, il est gênant, car il sent mauvais. Ne
contient-il pas les 15.000 francs, l’Ouenza, les scandales de la
Marine, des Messageries Maritimes, des chemins de fer éthiopiens ?
Quel soulagement si l’on pouvait ficeler à la hâte et
apporter aux électeurs une loi de retraites.
C’est
pourquoi, le 4 novembre dernier, le Sénat a été
invité à se prononcer sur « l’urgence » de la
discussion du projet de la Chambre. Il l’a repoussée : « On
s’exposerait, en votant l’urgence, a déclaré M.
Cuvinot, à des contradictions qu’on ne pourrait pas effacer en
seconde lecture ». M. Viviani supplia : il fallait hâter la
seconde délibération : mettre sur pied un projet que la
Chambre puisse voter avant la fin de la législation. Le Sénat,
apitoyé, décida de passer à la discussion
générale.
Chicane entre la Commission sénatoriale et
le Gouvernement
Sur
quels principes sont basés les projets en présence ? Le
rapporteur du Sénat les a résumés ainsi :
1°
La contribution du salarié sera portée à un
compte personnel et capitalisée en vue du payement de la
pension de retraite ; elle sera majorée par l’État dans
la proportion du tiers des versements effectués par le
salarié ;
2°
Les contributions des employeurs seront, au contraire, l’objet d’une
répartition entre les intéressés ; elles
serviront concurremment, avec une subvention complémentaire de
l’État, à payer une allocation viagère à
tous les assurés qui, au moment de la liquidation de leur
retraite, rempliront les conditions prescrites par la loi[[ Officiel du 5 nov. (Séance du 4 nov. 1909), p. 842.]].
Sur
ces deux points, il y a désaccord entre le gouvernement et la
commission. Celle-ci demande la répartition des cotisations
patronales parce qu’elle veut éviter une immobilisation
excessive de capitaux dont le total atteindrait bientôt
plusieurs milliards.
Le
gouvernement, lui, demande la capitalisation totale des versements
ouvriers et patronaux. Reconnaissons que la commission lui avait
donné beau jeu pour la réplique.
Mais
quels sont les avantages prévus par le projet de la
commission ? Que met-il à la charge de l’État ?
a)
Les allocations à attribuer à la veuve ou aux orphelins
de l’assuré décédé avant d’être
pourvu d’une pension de vieillesse.
b)
Les allocations provisoires à attribuer aux vieillards de
soixante-cinq à soixante-dix ans qui, exclus par leur âge
de la loi des retraites, ne pourront pas encore réclamer le
bénéfice de la loi d’assurance.
c)
Les subventions aux sociétés de secours mutuels
participant au fonctionnement de la loi des retraites.
d)
Les frais de gestion auxquels donnera lieu l’application de la loi[[ Officiel du 5 nov. (Séance du 4 nov. 1909), p. 842.]].
Laissons
de côté les alinéas c et d ; il est prévu
une subvention de cinq millions aux sociétés de secours
mutuels et une dépense de 15 millions pour frais d’application
de la loi. Ces sommes seront certainement dépassées.
Le
désaccord des deux projets, celui de la commission et celui du
gouvernement, porte sur les charges incombant à l’État.
La
commission déclare ceci : Nous donnons aux vieillards de
soixante-cinq à soixante-neuf ans une indemnité
de 60 à 120 francs par an, dans les conditions de la loi de
1905. En agissant autrement, nous arriverions à de maigres
résultats. Avec un versement annuel de 12 francs, le
travailleur âgé aujourd’hui de quarante-cinq ans aurait
acquis, à soixante-cinq, une rente de 48 francs et, avec la
majoration de l’État, de 64 francs.
Le
gouvernement répond que ce système coûtera à
l’État, la première année, 73.200.000 francs, et
153 millions lorsqu’on arrivera à la période normale
d’application intégrale de la loi. Nous préférons,
ajoute-t-il, que tous les hommes qui ont droit, à
soixante-cinq ans, à une retraite, emportent une pension fixée
aux environs de cent francs. Un exemple : « Voici un homme qui a
soixante-quatre ans à l’heure où je parle. Il emporte,
par hypothèse, 2 francs de rente ; nous lui donnons 60 franc,
c’est le chiffre normal fixé par nous : cela fait 62 francs.
Nous convenons que cela n’est pas suffisant et nous lui donnons la
somme nécessaire qui atteindra 100 francs… c’est-à-dire
38 francs»[[Viviani, Officiel du 12 nov. (Séance du 11 nov. 1909), p. 889.]].
À soixante-trois ans, la rente étant de 3 francs,
l’État ajouterait 37 francs. À soixante ans la rente
étant de 10 francs, l’État n’ajouterait que 30 francs
pour faire une pension de cent francs.
Ici,
il ne faut pas perdre de vue que les premières et véritables
rentes ne seront servies que dans cinquante ans, c’est-à-dire
aux assujettis dont les versements auront commencé à 15
ans et se seront poursuivis jusqu’à 65 ans.
Pour
les autres, outre le système énoncé ci-contre,
l’État n’accorderait une rente viagère de 120 francs
qu’aux assurés ayant opéré les versements
obligatoires pendant trente années au moins.
Enfin
aux veuves et aux orphelins, la commission accordait des indemnités
graduées de la façon suivante[[Ces indemnités ne seraient versés qu’une seule fois.]]:
Veuves | Orphelins |
seule 60 | 1 orphelin de père et de mère.. 180 |
seule et 1 enfant 210 | 2 orphelins de père et de mère 210 |
seule et 2 enfants 240 | 3 orphelins de père et de mère 240 |
seule et 3 enfants 270 | 4 orphelins de père et de mère280 |
seule et 4 enfants 300 | 5 orphelins de père et de mère 300 |
À
ce système le gouvernement oppose le sien qui accorde aux
veuves et aux orphelins des assujettis — quel que soit le nombre
d’enfants ou d’orphelins — une indemnité de cinquante francs
par mois pendant six mois.
Telles
sont les principales caractéristiques des projets qu’on peut
résumer ainsi :
Système
de la commission. — Capitalisation des versements ouvriers et
majoration de la pension par l’État. Répartition des
versements patronaux majorés par une subvention de l’État
afin d’accorder immédiatement une rente viagère de 120
francs à tous les vieillards âgés de
soixante-cinq ans.
Système
du gouvernement. — Capitalisation des versements ouvriers
auxquels viendraient s’ajouter : 1° le versement de l’État,
soit un tiers des cotisations ouvrières recueillies, versé
à capital aliéné au compte de chacun des
intéressés ; 2° capitalisation, après
répartition des sommes nécessaires au paiement de
l’allocation de cent francs aux vieillards — de l’excédent
des cotisations patronales.
L’économie
de ce dernier système est tout en faveur de l’État. En
effet, s’il était voté, les charges de l’État
commenceraient dans vingt ans avec 22 millions de francs, pour
atteindre 69 millions dans trente-trois ans.
Cotisations et capitalisation
Quelles
sont les charges incombant aux ouvriers, aux patrons et à
l’État ?
Il
importe d’abord de connaître le nombre de personnes assujetties
à la loi. D’après la commission, il y aurait 10.810.560
ouvriers des deux sexes. S’appuyant sur le recensement de 1901, le
gouvernement prétend qu’il n’y en a que 10.400.321.
La
commission fait encore entrer en ligne de compte 4 millions de petits
patrons travaillant seuls ou n’occupant qu’un seul ouvrier. Elle a
pensé, en outre, qu’un million de petits patrons voudraient
assurer « à leurs enfants le bénéfice
intégral de la loi », soit, pour l’ensemble, 15.810.560
cotisants.
Dans
le projet du gouvernement, ne seront admis aux versements donnant
droit aux majorations de l’État que les fermiers et les
métayers, sans qu’il soit question des cultivateurs et petits
patrons travaillant seuls ou n’employant habituellement que les
membres de leur famille. Le gouvernement évalue à
831.354 les personnes rentrant dans cette catégorie. Avec les
chiffres de la commission, la majoration de l’État, pour cette
seconde catégorie, atteindrait 10.500.000 francs. Avec les
chiffres du gouvernement, 2.500.000 francs.
La
commission demandait que les jeunes gens de 15 à 18 ans paient
une cotisation de 3 francs par an. Au-dessus de 18, jusqu’à 65
ans, de 6 francs par an.
Le
gouvernement — et c’est sa thèse qui a triomphé —
demande pour tous une cotisation de neuf francs par an.
Cette
cotisation sera payée par le système du « précompte »
qui consiste en ceci : supposons qu’un ouvrier touche, dans sa
quinzaine, 50 francs. Le patron lui remettra 49 fr. 50 plus un timbre
à coller sur sa carte d’assuré. Il agira ainsi jusqu’au
paiement complet des neuf francs. Si l’ouvrier est payé au
mois, la retenue sera mensuelle et de 0 fr. 75.
En
résumé, avec le système de la commission, les
cotisations ouvrières donneraient 59.175.726 francs. La
commission pensant que « rapidement » 9.862.621 assujettis,
afin d’avoir une plus forte retraite, majoreraient de 3 francs leur
versement annuel, c’est encore 29.587.863 francs à ajouter. À
joindre encore les versements des enfants des petits patrons,
5.470.000. Au total, 94.233.589 francs.
Les
cotisations patronales (9 francs par ouvrier) 88.763.589 francs.
Celles des petits patrons, pour leurs enfants, 8.200.000 francs, et
21.880.000 francs de cotisations patronales facultatives ; au total,
118.843.589 francs.
En
ajoutant la majoration de l’État, soit 108.000.000 par an au
94.233.589 francs des ouvriers et aux 118 millions 843.589 des
patrons, c’est un total de 321 millions de francs.
Déduction
faite des rentes viagères payables chaque année à
partir de la promulgation de la loi, le projet de la commission —
ne capitalisant que les versements ouvriers — permettrait de
capitaliser 6 milliards quatre cents millions vers la quarantième
année. Six milliards qui donneraient, dans cinquante ans, une
rente « théorique » de 267 francs par an aux
vieillards ayant 65 ans.
Avec
le projet du gouvernement les cotisations ouvrières
rapporteraient 97.300.000 francs. Les cotisations patronales
97.300.000 francs. Les cotisations des assurés facultatifs
7.482.186 francs. En y ajoutant la part de l’État — 108
millions — cela donne 310.082.186 francs par an.
L’État,
capitalisant les versements ouvriers plus une partie des sommes
versées par les patrons et ses propres versements, aurait dix
milliards six cent cinquante millions vers la quarantième
année, et treize milliards deux cent cinquante millions vers
la quatre-vingtième année. Dans cinquante ans, la rente
serait, « théoriquement », de 365 francs par an.
La
loi fait l’objet des discussions présentes du Sénat.
Seuls les premiers articles en ont été votés.
Tout ce qu’on peut augurer de certain de la loi des retraites c’est
qu’elle s’appuiera sur le système de la capitalisation.
La capitalisation
c’est la corruption
et l’escroquerie
Le
Comité confédéral ayant décidé de
dénoncer le système de la capitalisation comme une
escroquerie, Jaurès a poussé les hauts cris dans
l’Humanité : « Vous prenez une fausse direction »,
a‑t-il affirmé. Depuis, le quotidien socialiste nous assomme
chaque jour de dissertations à perte de vue sur les mérites
de la capitalisation, par opposition à la répartition.
Jaurès
se fait le défenseur devant la classe ouvrière du
projet gouvernemental. Et pour la défense de sa thèse,
il ne lui déplairait pas de nous faire passer pour des
adversaires des retraites ouvrières.
Partisans
des retraites, nous le sommes. Mais nous les voulons pour les vivants
et non pour les morts.
Par
le système de la répartition, on secourrait les
vivants, le travail valide donnerait au travail accablé par
l’âge le moyen de vivre, ce serait l’acte de solidarité
des jeunes d’aujourd’hui à l’égard des vieux
d’aujourd’hui.
Tandis
qu’avec la capitalisation deux générations sont
engagées qui ne connaîtront pas les retraites.
C’est
au moment où le capitalisme repousse, chasse des ateliers et
des usines des hommes de cinquante ans, parce que trop vieux, qu’on
vient nous apporter une loi qui capitalisera pour donner, dans
cinquante ans, une retraite à 65 ans ! L’âge est trop
éloigné.
J’entends
bien Jaurès qui me répond qu’on l’améliorera.
Merci pour l’espérance ! Voilà soixante-deux ans qu’on
nous promet d’améliorer la loi de 1848 sur la limitation des
heures de travail.
Et
puis, que vaut la loi sur les retraites actuellement en discussion ?
« Nous faisons une loi sociale. Une loi politique vaut par la
vertu de sa promulgation au Journal officiel. Il n’en va pas
de même d’une loi sociale. » Ainsi parlait Viviani, et la
vertu de la loi en question, il la voyait dans le taux de la
retraite. À ses yeux, ce taux — qui n’est que théorique
— ne pouvait manquer d’attirer les sympathies du prolétariat,
l’inciter à consentir les sacrifices nécessaires.
Mais
je retourne à Jaurès l’argument de Viviani. La loi sur
les retraites est une loi sociale. Il ne suffira pas de la
promulguer, il faudra l’appliquer. Comment l’appliquera-t-on ?
Sauf
sur les points concernant la rentrée des cotisations
patronales et ouvrières, personne ne sait rien. Il y a autre
chose pourtant.
À
ceux qui demandent où le gouvernement trouvera l’argent pour
majorer les versements, on répond : « Votez d’abord la
loi, nous chercherons ensuite, ensemble, où nous prendrons
l’argent. »
À
ceux qui voudraient savoir ce que l’on fera des fonds, on répond :
« Votez la loi ; des règlements d’administration publique
en détermineront l’emploi. »
Vraiment,
après cela, il est stupéfiant de voir Jaurès
affirmer, à l’avance, que : « quand la capitalisation
fonctionne au profit de la classe ouvrière, elle est
exactement le contraire du capitalisme ».
Ce
n’est pas la spécieuse argumentation de Jaurès, sur ce
point, qui nous convaincra. J’ajoute même qu’il faut avoir une
piètre idée de la sagacité des militants
syndicalistes pour écrire ensuite, comme il le fait, que :
« quand une partie du capital est possédé par la
classe ouvrière, quand cette portion du capital porte intérêt
au compte des ouvriers, la classe ouvrière, dans la mesure de
ce capital, est à la fois capitaliste et salariée ; elle
reçoit tout le produit social qui résulte de la mise en
œuvre de ce capital par le travail ouvrier ».
Si
je sais encore lire, cela sous-entend que tous les bénéfices
du capital, venant des retraites ouvrières, qui seront mis
dans les entreprises industrielles, reviendront à la classe
ouvrière. Or, précisément, le contraire seul
peut se produire. Aussi bien que nous, Jaurès sait que ce sera
l’État, que ce sera le gouvernement qui dressera, comme pour
les institutions analogues ou les biens de mineurs, la liste des
entreprises dans lesquelles on engagera les capitaux. Qu’il ne le
fera pas sous la forme d’actions de capital, mais d’obligations qui
auront quelquefois, pour l’intérêt de 3 à 4 p.
100 qu’on leur servira, à suivre les fluctuations malheureuses
de ces entreprises. Mais grâce à ce réservoir
d’argent, les capitalistes réaliseront des plus-values
formidables.
Comme
l’a écrit Luquet, la Caisse des Retraites n’aura pas de
personnalité civile qui seule lui assurerait la totalité
des bénéfices réalisés par ses capitaux
avec les risques des entreprises.
Par
conséquent, l’objection que faisait, en 1898, Millerand, à
la capitalisation, a conservé toute sa valeur. Jamais : « les
mines, les grandes industries de la métallurgie ou autres qui
rapportent ne consentiront à recevoir ces capitaux pour leur
servir des intérêts. Ils préfèrent
travailler pour eux-mêmes. Il reste tous les Panamas qui
recevront, pour les engloutir, les capitaux de la Caisse de
Retraites ».
Il
reste l’État qui, à chaque instant, pour équilibrer
son budget, empruntera par des obligations à court terme, à
la Caisse de Retraites, qui y puisera de la même façon
pour subventionner, ou pour aider à construire des chemins de
fer en Éthiopie ou ailleurs, dans un intérêt
politique. J’entends bien Jaurès nous répondant avec
Thomas : « Luttons ensemble pour que la classe ouvrière
ait une large part dans la direction de ces caisses. »
C’était
le désir de Ribot ; ce ne pouvait être celui du
gouvernement. Viviani rêve au reboisement des montagnes,
Millerand au relèvement du commerce et des entreprises,
Briand, lui, a écouté d’une oreille attentive et
complaisante les délégués de la Caisse du Crédit
commercial le sollicitant de mettre à la disposition de leur
caisse, « à titre de prêt », les fonds de la
capitalisation.
C’est
pourquoi, au Sénat, Viviani disait, qu’ami des travailleurs et
des mutualistes, il ne les croyait, ni les uns ni les autres, arrivés
« à cet état de maturité économique,
juridique et financière qui peut permettre à un homme
ou à une collectivité de gérer des fonds communs
et de procéder à un placement rationnel»[[ Officiel, Séance du 11 nov. 1909, p. 890]].
« Et alors, s’écriait-il, il faudrait qu’il fût
entendu, qu’émergeant au-dessus de tous les organismes, la
Caisse des Dépôts soit la caissière. Je voudrais
que les les organismes aient le droit de recourir à la Caisse
des Dépôts, non plus en la prenant comme caissière,
mais comme banquière ; de lui dire de soumettre à
la commission supérieure (instituée par l’article 14 du
projet de loi) les avantages ou les inconvénients de tel ou
tel emploi social, de tel ou tel placement social. »
Jaurès
a raison quand il dit que les financiers sont. contre la
capitalisation. Oui, ils sont contre la capitalisation totale, parce
qu’ils ont peur de la répercussion qu’auraient sur les cours
les milliards de cette capitalisation, amenant fatalement la baisse
de la rente.
Mais
Viviani a laissé percer le bout de l’oreille gouvernementale.
Les organisations dont il parle seraient les caisses régionales,
la Commission supérieure l’aboutissant des désirs et
des manifestations de ces Caisses. Cette Commission supérieure
serait entre les mains des gouvernants présents ou à
venir, et les Caisses agiraient sous l’inspiration des amis de ces
gouvernants. Les capitaux iraient aux entreprises patronnées
par le gouvernement ou possédées par les amis du
gouvernement. « Lentement, mais sûrement, — pour parler
comme M. Charles Benoist, — on prendrait au prolétariat son
eau claire pour rejeter son limon» ; on créerait une
classe de petite bourgeoisie commerçante et industrielle, une
classe de satisfaits dévoués au régime qui
écraseraient l’action revendicatrice de la classe ouvrière.
En
un mot, le gouvernement ferait en grand dans le pays ce que certains
capitalistes font en petit dans les localités où ils
veulent régner en maîtres souverains. Ils construisent
quelques cités dites ouvrières, dans lesquelles ils
logent leurs cadres, ceux avec qui ils doivent compter pour la
prospérité ou le développement de leur
entreprise. À ceux-là, plus de liberté et
meilleurs salaires. Aux autres, toutes les servitudes et le chômage.
Que
de misères morales et matérielles cachent ainsi toute
la philanthropie patronale des maisons ouvrières, caisses de
secours et de retraites. Pour cent qui sont satisfaits, il y en a
mille qui souffrent les affres de l’incertitude du lendemain et de la
misère.
Voilà
le but poursuivi, le but qui marque la capitalisation d’une « tare »
telle qu’il est impossible aux syndicalistes de l’accepter sans se
faire les complices d’un régime de corruption.
Et
maintenant, que Jaurès ne crie pas à l’invraisemblance.
Qu’il se rappelle qu’en 1897, avec Viviani précisément,
il luttait contre le privilège de la Banque de France. On
apaisa ses scrupules en lui promettant que la Banque de France
mettrait quarante millions à la disposition des Caisses de
Crédit agricole, sans leur faire payer d’intérêt.
C’est ainsi, par exemple, que quand un groupe d’agriculteurs a réuni
1.000 francs, l’État y ajoute 4.000 francs, sans intérêt.
Si les 1.000 francs ont été empruntés à 5
p. 100, par l’adjonction des 4.000 francs, l’intérêt
tombe à 1 p. 100. La combinaison devrait servir à la
petite agriculture et aider au relèvement du paysan. En fait,
les Caisses de Crédit agricole — Compère-Morel l’a
dénoncé récemment — n’aident que peu, pour ne
pas dire pas, la petite agriculture. Qui aident-elles ? À qui
profitent-elles ?
Les
Caisses régionales sont composées surtout de notaires
et d’avocats ; elles sont composées de tout, excepté
d’agriculteurs. Elles ne viennent en aide qu’aux amis politiques du
gouvernement au pouvoir, quel que soit ce gouvernement. Plus le
député de la circonscription est dans les faveurs
gouvernementales, plus facilement ses amis trouvent une aide
pécuniaire auprès de ces Caisses.
Il
y a mieux. En les examinant d’un peu près, on s’apercevrait
que la haute finance a réalisé ce tour de force pas
ordinaire : faire administrer ces Caisses par ses propres agents.
La
plupart sont ou des employés, ou des directeurs de la Société
Générale, qui savent aiguiller les clients, suivant
leur solvabilité, vers les guichets de la Société
Générale ou vers ceux du Crédit agricole et
leur écouler les fonds russes ou autres.
Ce
qui a été fait avec les Caisses de Crédit
agricole, on le fera demain, grâce aux capitaux de la Caisse de
Retraites. Avec des Caisses de n’importe quoi, on élèvera
une « démocratie » dévouée au régime,
à la « paix sociale », prête à tout
pour écraser la masse ouvrière et conserver ses
privilèges.
N’en
déplaise à Jaurès, la capitalisation ne peut
conduire qu’à des aventures dont serait dupe le prolétariat,
et qu’on n’évitera que par la répartition.
C’est
pourquoi, s’il plaît à Viviani de se contenter du
« sentiment à la fois délicieux et réconfortant
qui soutient les hommes lorsque d’un effort même éphémère
ils collaborent au progrès (?) éternel » — il
aurait dû dire à la « paix éternelle »,
— nous avons le devoir de nous refuser à collaborer à
la consolidation « éternelle« du régime
capitaliste en lui fournissant sur nos salaires de quoi créer
et entretenir toute une clientèle gouvernementale.
Aussi,
non seulement nous affirmerons avec force que la retraite qu’on nous
propose est faite pour les morts, mais nous dirons encore que la
capitalisation est synonyme de corruption et d’escroquerie.
A.
Merrheim