La Presse Anarchiste

L’escroquerie des retraites ouvrières

 

C’est
en 1891 que la loi sur les retraites vit le jour de la dis­cus­sion au
Par­le­ment. En ce temps-là on esti­mait que les retraites
devaient être pré­le­vées sur le bud­get. Le 11
février 1893, M. Guieysse, rap­por­teur, se prononçait
contre ce prin­cipe. Son adop­tion, disait-il, « serait un coup
funeste à l’é­pargne et à l’initiative
indi­vi­duelle ». L’an­née sui­vante, il décla­rait que
si l’on pou­vait admettre que l’É­tat sup­porte, seul, les
charges des lois d’as­sis­tance, il n’en était pas de même
pour les retraites ouvrières. À son avis : « le
sacri­fice deman­dé aux tra­vailleurs était nécessaire
pour la réus­site de la loi ».

Pen­dant
six ans, les pro­jets de retraites som­meillèrent dans les
com­mis­sions par­le­men­taires. Puis, le 6 mars 1900, M. Guieysse
dépo­sait un nou­veau rap­port concluant à l’o­bli­ga­tion de
l’ins­crip­tion pour tous les tra­vailleurs du com­merce, de l’industrie
et de l’agriculture.

Après
exa­men, le 2 juillet 1901, la Chambre votait une motion invi­tant le
gou­ver­ne­ment à consul­ter les asso­cia­tions et syndicats
patro­naux, ouvriers et agri­coles, ain­si que les Chambres de commerce.
Le pro­jet sur lequel étaient appe­lées à se
pro­non­cer ces orga­ni­sa­tions fixait la rete­nue à 0 fr. 10 par
jour, pour tous les sala­riés au-des­sus de dix-huit ans, et à
pareille somme — au total de 0 fr. 20 par jour — à verser
par les patrons. S’ap­puyant sur l’hy­po­thèse de 300 jours
ouvrables par an, le mini­mum de la contri­bu­tion était fixé
à 60 francs par an.

Sur
le prin­cipe de l’o­bli­ga­tion il y eut 1.971 réponses : 13 p. 100
en sa faveur, et 87 p. 100 contre. La pro­por­tion des réponses
favo­rables à l’o­bli­ga­tion faites par les Bourses du Tra­vail et
syn­di­cats ouvriers était de 8 p. 100 seule­ment ; de 23,5 p. 100
par les syn­di­cats patronaux.

La
loi res­ta long­temps encore au cime­tière du Palais-Bourbon.
Mais le Congrès de Bourges avait déci­dé une
agi­ta­tion intense pour les huit heures abou­tis­sant au 1er
mai 1906. De plus, les élec­tions législatives
appro­chaient, sti­mu­lant le zèle des députés.
Aus­si le 23 février 1906, deux mois envi­ron avant les
élec­tions, la Chambre, par 501 voix contre 5 votait un projet
de loi fixant à 4 p. 100 et à une moyenne de 36 francs
par an la rete­nue sur les salaires.

Devant
le vote de la Chambre, le Sénat s’empressa de procéder
à une nou­velle enquête sur l’o­bli­ga­tion. Plus heureux
que le gou­ver­ne­ment de 1901, il reçut 9.582 réponses
aux 28.076 ques­tion­naires envoyés. 31,7 p. 100 de syndicats
ouvriers ayant répon­du, se déclarèrent
favo­rables à l’obligation.

Le
13 février 1908, M. Cuvi­not, rap­por­teur du pro­jet devant le
Sénat, décla­rait, à la tri­bune du Luxembourg,
qu’à l’u­na­ni­mi­té la com­mis­sion séna­to­riale avait
recon­nu l’im­pos­si­bi­li­té d’a­dop­ter le pro­jet de la Chambre pour
rai­sons d’ordre financier.

Sur
cette décla­ra­tion, le pro­jet a dor­mi gen­ti­ment presque deux
années.

Mais
aujourd’­hui, comme en 1906, les élec­tions approchent. Le
bagage des réformes par­le­men­taires est plu­tôt léger.
Quoique léger, il est gênant, car il sent mau­vais. Ne
contient-il pas les 15.000 francs, l’Ouen­za, les scan­dales de la
Marine, des Mes­sa­ge­ries Mari­times, des che­mins de fer éthiopiens ?
Quel sou­la­ge­ment si l’on pou­vait fice­ler à la hâte et
appor­ter aux élec­teurs une loi de retraites.

C’est
pour­quoi, le 4 novembre der­nier, le Sénat a été
invi­té à se pro­non­cer sur « l’ur­gence » de la
dis­cus­sion du pro­jet de la Chambre. Il l’a repous­sée : « On
s’ex­po­se­rait, en votant l’ur­gence, a décla­ré M.
Cuvi­not, à des contra­dic­tions qu’on ne pour­rait pas effa­cer en
seconde lec­ture ». M. Vivia­ni sup­plia : il fal­lait hâter la
seconde déli­bé­ra­tion : mettre sur pied un pro­jet que la
Chambre puisse voter avant la fin de la légis­la­tion. Le Sénat,
api­toyé, déci­da de pas­ser à la discussion
générale.

Chicane entre la Commission sénatoriale et
le Gouvernement

Sur
quels prin­cipes sont basés les pro­jets en pré­sence ? Le
rap­por­teur du Sénat les a résu­més ainsi :


La contri­bu­tion du sala­rié sera por­tée à un
compte per­son­nel et capi­ta­li­sée en vue du paye­ment de la
pen­sion de retraite ; elle sera majo­rée par l’É­tat dans
la pro­por­tion du tiers des ver­se­ments effec­tués par le
salarié ;


Les contri­bu­tions des employeurs seront, au contraire, l’ob­jet d’une
répar­ti­tion entre les inté­res­sés ; elles
ser­vi­ront concur­rem­ment, avec une sub­ven­tion com­plé­men­taire de
l’É­tat, à payer une allo­ca­tion via­gère à
tous les assu­rés qui, au moment de la liqui­da­tion de leur
retraite, rem­pli­ront les condi­tions pres­crites par la loi[[ Offi­ciel du 5 nov. (Séance du 4 nov. 1909), p. 842.]].

Sur
ces deux points, il y a désac­cord entre le gou­ver­ne­ment et la
com­mis­sion. Celle-ci demande la répar­ti­tion des cotisations
patro­nales parce qu’elle veut évi­ter une immobilisation
exces­sive de capi­taux dont le total attein­drait bientôt
plu­sieurs milliards.

Le
gou­ver­ne­ment, lui, demande la capi­ta­li­sa­tion totale des versements
ouvriers et patro­naux. Recon­nais­sons que la com­mis­sion lui avait
don­né beau jeu pour la réplique.

Mais
quels sont les avan­tages pré­vus par le pro­jet de la
com­mis­sion ? Que met-il à la charge de l’État ?

a)
Les allo­ca­tions à attri­buer à la veuve ou aux orphelins
de l’as­su­ré décé­dé avant d’être
pour­vu d’une pen­sion de vieillesse.

b)
Les allo­ca­tions pro­vi­soires à attri­buer aux vieillards de
soixante-cinq à soixante-dix ans qui, exclus par leur âge
de la loi des retraites, ne pour­ront pas encore récla­mer le
béné­fice de la loi d’assurance.

c)
Les sub­ven­tions aux socié­tés de secours mutuels
par­ti­ci­pant au fonc­tion­ne­ment de la loi des retraites.

d)
Les frais de ges­tion aux­quels don­ne­ra lieu l’ap­pli­ca­tion de la loi[[ Offi­ciel du 5 nov. (Séance du 4 nov. 1909), p. 842.]].

Lais­sons
de côté les ali­néas c et d ; il est prévu
une sub­ven­tion de cinq mil­lions aux socié­tés de secours
mutuels et une dépense de 15 mil­lions pour frais d’application
de la loi. Ces sommes seront cer­tai­ne­ment dépassées.

Le
désac­cord des deux pro­jets, celui de la com­mis­sion et celui du
gou­ver­ne­ment, porte sur les charges incom­bant à l’État.

La
com­mis­sion déclare ceci : Nous don­nons aux vieillards de
soixante-cinq à soixante-neuf ans une indemnité
de 60 à 120 francs par an, dans les condi­tions de la loi de
1905. En agis­sant autre­ment, nous arri­ve­rions à de maigres
résul­tats. Avec un ver­se­ment annuel de 12 francs, le
tra­vailleur âgé aujourd’­hui de qua­rante-cinq ans aurait
acquis, à soixante-cinq, une rente de 48 francs et, avec la
majo­ra­tion de l’É­tat, de 64 francs.

Le
gou­ver­ne­ment répond que ce sys­tème coû­te­ra à
l’É­tat, la pre­mière année, 73.200.000 francs, et
153 mil­lions lors­qu’on arri­ve­ra à la période normale
d’ap­pli­ca­tion inté­grale de la loi. Nous préférons,
ajoute-t-il, que tous les hommes qui ont droit, à
soixante-cinq ans, à une retraite, emportent une pen­sion fixée
aux envi­rons de cent francs. Un exemple : « Voi­ci un homme qui a
soixante-quatre ans à l’heure où je parle. Il emporte,
par hypo­thèse, 2 francs de rente ; nous lui don­nons 60 franc,
c’est le chiffre nor­mal fixé par nous : cela fait 62 francs.
Nous conve­nons que cela n’est pas suf­fi­sant et nous lui don­nons la
somme néces­saire qui attein­dra 100 francs… c’est-à-dire
38 francs»[[Viviani, Offi­ciel du 12 nov. (Séance du 11 nov. 1909), p. 889.]].
À soixante-trois ans, la rente étant de 3 francs,
l’É­tat ajou­te­rait 37 francs. À soixante ans la rente
étant de 10 francs, l’É­tat n’a­jou­te­rait que 30 francs
pour faire une pen­sion de cent francs.

Ici,
il ne faut pas perdre de vue que les pre­mières et véritables
rentes ne seront ser­vies que dans cin­quante ans, c’est-à-dire
aux assu­jet­tis dont les ver­se­ments auront com­men­cé à 15
ans et se seront pour­sui­vis jus­qu’à 65 ans.

Pour
les autres, outre le sys­tème énon­cé ci-contre,
l’É­tat n’ac­cor­de­rait une rente via­gère de 120 francs
qu’aux assu­rés ayant opé­ré les versements
obli­ga­toires pen­dant trente années au moins.

Enfin
aux veuves et aux orphe­lins, la com­mis­sion accor­dait des indemnités
gra­duées de la façon suivante[[Ces indem­ni­tés ne seraient ver­sés qu’une seule fois.]]:

Veuves Orphe­lins
seule 60 1 orphe­lin de père et de mère.. 180
seule et 1 enfant 210 2 orphe­lins de père et de mère 210
seule et 2 enfants 240 3 orphe­lins de père et de mère 240
seule et 3 enfants 270 4 orphe­lins de père et de mère280
seule et 4 enfants 300 5 orphe­lins de père et de mère 300

À
ce sys­tème le gou­ver­ne­ment oppose le sien qui accorde aux
veuves et aux orphe­lins des assu­jet­tis — quel que soit le nombre
d’en­fants ou d’or­phe­lins — une indem­ni­té de cin­quante francs
par mois pen­dant six mois.

Telles
sont les prin­ci­pales carac­té­ris­tiques des pro­jets qu’on peut
résu­mer ainsi :

Sys­tème
de la com­mis­sion
. — Capi­ta­li­sa­tion des ver­se­ments ouvriers et
majo­ra­tion de la pen­sion par l’É­tat. Répar­ti­tion des
ver­se­ments patro­naux majo­rés par une sub­ven­tion de l’État
afin d’ac­cor­der immé­dia­te­ment une rente via­gère de 120
francs à tous les vieillards âgés de
soixante-cinq ans.

Sys­tème
du gou­ver­ne­ment
. — Capi­ta­li­sa­tion des ver­se­ments ouvriers
aux­quels vien­draient s’a­jou­ter : 1° le ver­se­ment de l’État,
soit un tiers des coti­sa­tions ouvrières recueillies, versé
à capi­tal alié­né au compte de cha­cun des
inté­res­sés ; 2° capi­ta­li­sa­tion, après
répar­ti­tion des sommes néces­saires au paie­ment de
l’al­lo­ca­tion de cent francs aux vieillards — de l’excédent
des coti­sa­tions patronales. 

L’é­co­no­mie
de ce der­nier sys­tème est tout en faveur de l’É­tat. En
effet, s’il était voté, les charges de l’État
com­men­ce­raient dans vingt ans avec 22 mil­lions de francs, pour
atteindre 69 mil­lions dans trente-trois ans.

Cotisations et capitalisation

Quelles
sont les charges incom­bant aux ouvriers, aux patrons et à
l’État ?

Il
importe d’a­bord de connaître le nombre de per­sonnes assujetties
à la loi. D’a­près la com­mis­sion, il y aurait 10.810.560
ouvriers des deux sexes. S’ap­puyant sur le recen­se­ment de 1901, le
gou­ver­ne­ment pré­tend qu’il n’y en a que 10.400.321.

La
com­mis­sion fait encore entrer en ligne de compte 4 mil­lions de petits
patrons tra­vaillant seuls ou n’oc­cu­pant qu’un seul ouvrier. Elle a
pen­sé, en outre, qu’un mil­lion de petits patrons voudraient
assu­rer « à leurs enfants le bénéfice
inté­gral de la loi », soit, pour l’en­semble, 15.810.560
cotisants.

Dans
le pro­jet du gou­ver­ne­ment, ne seront admis aux ver­se­ments donnant
droit aux majo­ra­tions de l’É­tat que les fer­miers et les
métayers, sans qu’il soit ques­tion des culti­va­teurs et petits
patrons tra­vaillant seuls ou n’employant habi­tuel­le­ment que les
membres de leur famille. Le gou­ver­ne­ment éva­lue à
831.354 les per­sonnes ren­trant dans cette caté­go­rie. Avec les
chiffres de la com­mis­sion, la majo­ra­tion de l’É­tat, pour cette
seconde caté­go­rie, attein­drait 10.500.000 francs. Avec les
chiffres du gou­ver­ne­ment, 2.500.000 francs.

La
com­mis­sion deman­dait que les jeunes gens de 15 à 18 ans paient
une coti­sa­tion de 3 francs par an. Au-des­sus de 18, jus­qu’à 65
ans, de 6 francs par an.

Le
gou­ver­ne­ment — et c’est sa thèse qui a triomphé —
demande pour tous une coti­sa­tion de neuf francs par an.

Cette
coti­sa­tion sera payée par le sys­tème du « précompte »
qui consiste en ceci : sup­po­sons qu’un ouvrier touche, dans sa
quin­zaine, 50 francs. Le patron lui remet­tra 49 fr. 50 plus un timbre
à col­ler sur sa carte d’as­su­ré. Il agi­ra ain­si jusqu’au
paie­ment com­plet des neuf francs. Si l’ou­vrier est payé au
mois, la rete­nue sera men­suelle et de 0 fr. 75.

En
résu­mé, avec le sys­tème de la com­mis­sion, les
coti­sa­tions ouvrières don­ne­raient 59.175.726 francs. La
com­mis­sion pen­sant que « rapi­de­ment » 9.862.621 assujettis,
afin d’a­voir une plus forte retraite, majo­re­raient de 3 francs leur
ver­se­ment annuel, c’est encore 29.587.863 francs à ajou­ter. À
joindre encore les ver­se­ments des enfants des petits patrons,
5.470.000. Au total, 94.233.589 francs.

Les
coti­sa­tions patro­nales (9 francs par ouvrier) 88.763.589 francs.
Celles des petits patrons, pour leurs enfants, 8.200.000 francs, et
21.880.000 francs de coti­sa­tions patro­nales facul­ta­tives ; au total,
118.843.589 francs.

En
ajou­tant la majo­ra­tion de l’É­tat, soit 108.000.000 par an au
94.233.589 francs des ouvriers et aux 118 mil­lions 843.589 des
patrons, c’est un total de 321 mil­lions de francs.

Déduc­tion
faite des rentes via­gères payables chaque année à
par­tir de la pro­mul­ga­tion de la loi, le pro­jet de la commission —
ne capi­ta­li­sant que les ver­se­ments ouvriers — per­met­trait de
capi­ta­li­ser 6 mil­liards quatre cents mil­lions vers la quarantième
année. Six mil­liards qui don­ne­raient, dans cin­quante ans, une
rente « théo­rique » de 267 francs par an aux
vieillards ayant 65 ans.

Avec
le pro­jet du gou­ver­ne­ment les coti­sa­tions ouvrières
rap­por­te­raient 97.300.000 francs. Les coti­sa­tions patronales
97.300.000 francs. Les coti­sa­tions des assu­rés facultatifs
7.482.186 francs. En y ajou­tant la part de l’É­tat — 108
mil­lions — cela donne 310.082.186 francs par an.

L’É­tat,
capi­ta­li­sant les ver­se­ments ouvriers plus une par­tie des sommes
ver­sées par les patrons et ses propres ver­se­ments, aurait dix
mil­liards six cent cin­quante mil­lions vers la quarantième
année, et treize mil­liards deux cent cin­quante mil­lions vers
la quatre-ving­tième année. Dans cin­quante ans, la rente
serait, « théo­ri­que­ment », de 365 francs par an.

La
loi fait l’ob­jet des dis­cus­sions pré­sentes du Sénat.
Seuls les pre­miers articles en ont été votés.
Tout ce qu’on peut augu­rer de cer­tain de la loi des retraites c’est
qu’elle s’ap­puie­ra sur le sys­tème de la capitalisation.

La capitalisation
c’est la corruption
et l’escroquerie

Le
Comi­té confé­dé­ral ayant déci­dé de
dénon­cer le sys­tème de la capi­ta­li­sa­tion comme une
escro­que­rie, Jau­rès a pous­sé les hauts cris dans
l’Hu­ma­ni­té : « Vous pre­nez une fausse direction »,
a‑t-il affir­mé. Depuis, le quo­ti­dien socia­liste nous assomme
chaque jour de dis­ser­ta­tions à perte de vue sur les mérites
de la capi­ta­li­sa­tion, par oppo­si­tion à la répartition.

Jau­rès
se fait le défen­seur devant la classe ouvrière du
pro­jet gou­ver­ne­men­tal. Et pour la défense de sa thèse,
il ne lui déplai­rait pas de nous faire pas­ser pour des
adver­saires des retraites ouvrières.

Par­ti­sans
des retraites, nous le sommes. Mais nous les vou­lons pour les vivants
et non pour les morts.

Par
le sys­tème de la répar­ti­tion, on secour­rait les
vivants, le tra­vail valide don­ne­rait au tra­vail acca­blé par
l’âge le moyen de vivre, ce serait l’acte de solidarité
des jeunes d’au­jourd’­hui à l’é­gard des vieux
d’aujourd’hui.

Tan­dis
qu’a­vec la capi­ta­li­sa­tion deux géné­ra­tions sont
enga­gées qui ne connaî­tront pas les retraites.

C’est
au moment où le capi­ta­lisme repousse, chasse des ate­liers et
des usines des hommes de cin­quante ans, parce que trop vieux, qu’on
vient nous appor­ter une loi qui capi­ta­li­se­ra pour don­ner, dans
cin­quante ans, une retraite à 65 ans ! L’âge est trop
éloigné.

J’en­tends
bien Jau­rès qui me répond qu’on l’améliorera.
Mer­ci pour l’es­pé­rance ! Voi­là soixante-deux ans qu’on
nous pro­met d’a­mé­lio­rer la loi de 1848 sur la limi­ta­tion des
heures de travail.

Et
puis, que vaut la loi sur les retraites actuel­le­ment en discussion ?
« Nous fai­sons une loi sociale. Une loi poli­tique vaut par la
ver­tu de sa pro­mul­ga­tion au Jour­nal offi­ciel. Il n’en va pas
de même d’une loi sociale. » Ain­si par­lait Vivia­ni, et la
ver­tu de la loi en ques­tion, il la voyait dans le taux de la
retraite. À ses yeux, ce taux — qui n’est que théorique
 — ne pou­vait man­quer d’at­ti­rer les sym­pa­thies du prolétariat,
l’in­ci­ter à consen­tir les sacri­fices nécessaires.

Mais
je retourne à Jau­rès l’ar­gu­ment de Vivia­ni. La loi sur
les retraites est une loi sociale. Il ne suf­fi­ra pas de la
pro­mul­guer, il fau­dra l’ap­pli­quer. Com­ment l’appliquera-t-on ?

Sauf
sur les points concer­nant la ren­trée des cotisations
patro­nales et ouvrières, per­sonne ne sait rien. Il y a autre
chose pourtant.

À
ceux qui demandent où le gou­ver­ne­ment trou­ve­ra l’argent pour
majo­rer les ver­se­ments, on répond : « Votez d’a­bord la
loi, nous cher­che­rons ensuite, ensemble, où nous prendrons
l’argent. »

À
ceux qui vou­draient savoir ce que l’on fera des fonds, on répond :
« Votez la loi ; des règle­ments d’ad­mi­nis­tra­tion publique
en déter­mi­ne­ront l’emploi. »

Vrai­ment,
après cela, il est stu­pé­fiant de voir Jaurès
affir­mer, à l’a­vance, que : « quand la capitalisation
fonc­tionne au pro­fit de la classe ouvrière, elle est
exac­te­ment le contraire du capitalisme ».

Ce
n’est pas la spé­cieuse argu­men­ta­tion de Jau­rès, sur ce
point, qui nous convain­cra. J’a­joute même qu’il faut avoir une
piètre idée de la saga­ci­té des militants
syn­di­ca­listes pour écrire ensuite, comme il le fait, que :
« quand une par­tie du capi­tal est pos­sé­dé par la
classe ouvrière, quand cette por­tion du capi­tal porte intérêt
au compte des ouvriers, la classe ouvrière, dans la mesure de
ce capi­tal, est à la fois capi­ta­liste et sala­riée ; elle
reçoit tout le pro­duit social qui résulte de la mise en
œuvre de ce capi­tal par le tra­vail ouvrier
 ».

Si
je sais encore lire, cela sous-entend que tous les bénéfices
du capi­tal, venant des retraites ouvrières, qui seront mis
dans les entre­prises indus­trielles, revien­dront à la classe
ouvrière. Or, pré­ci­sé­ment, le contraire seul
peut se pro­duire. Aus­si bien que nous, Jau­rès sait que ce sera
l’É­tat, que ce sera le gou­ver­ne­ment qui dres­se­ra, comme pour
les ins­ti­tu­tions ana­logues ou les biens de mineurs, la liste des
entre­prises dans les­quelles on enga­ge­ra les capi­taux. Qu’il ne le
fera pas sous la forme d’ac­tions de capi­tal, mais d’o­bli­ga­tions qui
auront quel­que­fois, pour l’in­té­rêt de 3 à 4 p.
100 qu’on leur ser­vi­ra, à suivre les fluc­tua­tions malheureuses
de ces entre­prises. Mais grâce à ce réservoir
d’argent, les capi­ta­listes réa­li­se­ront des plus-values
formidables.

Comme
l’a écrit Luquet, la Caisse des Retraites n’au­ra pas de
per­son­na­li­té civile qui seule lui assu­re­rait la totalité
des béné­fices réa­li­sés par ses capitaux
avec les risques des entreprises.

Par
consé­quent, l’ob­jec­tion que fai­sait, en 1898, Mil­le­rand, à
la capi­ta­li­sa­tion, a conser­vé toute sa valeur. Jamais : « les
mines, les grandes indus­tries de la métal­lur­gie ou autres qui
rap­portent ne consen­ti­ront à rece­voir ces capi­taux pour leur
ser­vir des inté­rêts. Ils préfèrent
tra­vailler pour eux-mêmes. Il reste tous les Pana­mas qui
rece­vront, pour les englou­tir, les capi­taux de la Caisse de
Retraites ».

Il
reste l’É­tat qui, à chaque ins­tant, pour équilibrer
son bud­get, emprun­te­ra par des obli­ga­tions à court terme, à
la Caisse de Retraites, qui y pui­se­ra de la même façon
pour sub­ven­tion­ner, ou pour aider à construire des che­mins de
fer en Éthio­pie ou ailleurs, dans un intérêt
poli­tique. J’en­tends bien Jau­rès nous répon­dant avec
Tho­mas : « Lut­tons ensemble pour que la classe ouvrière
ait une large part dans la direc­tion de ces caisses. »

C’é­tait
le désir de Ribot ; ce ne pou­vait être celui du
gou­ver­ne­ment. Vivia­ni rêve au reboi­se­ment des montagnes,
Mil­le­rand au relè­ve­ment du com­merce et des entreprises,
Briand, lui, a écou­té d’une oreille atten­tive et
com­plai­sante les délé­gués de la Caisse du Crédit
com­mer­cial le sol­li­ci­tant de mettre à la dis­po­si­tion de leur
caisse, « à titre de prêt », les fonds de la
capitalisation.

C’est
pour­quoi, au Sénat, Vivia­ni disait, qu’a­mi des tra­vailleurs et
des mutua­listes, il ne les croyait, ni les uns ni les autres, arrivés
« à cet état de matu­ri­té économique,
juri­dique et finan­cière qui peut per­mettre à un homme
ou à une col­lec­ti­vi­té de gérer des fonds communs
et de pro­cé­der à un pla­ce­ment ration­nel»[[ Offi­ciel, Séance du 11 nov. 1909, p. 890]].
« Et alors, s’é­criait-il, il fau­drait qu’il fût
enten­du, qu’é­mer­geant au-des­sus de tous les orga­nismes, la
Caisse des Dépôts soit la cais­sière. Je voudrais
que les les orga­nismes aient le droit de recou­rir à la Caisse
des Dépôts, non plus en la pre­nant comme cais­sière,
mais comme ban­quière ; de lui dire de sou­mettre à
la com­mis­sion supé­rieure (ins­ti­tuée par l’ar­ticle 14 du
pro­jet de loi) les avan­tages ou les incon­vé­nients de tel ou
tel emploi social, de tel ou tel pla­ce­ment social. »

Jau­rès
a rai­son quand il dit que les finan­ciers sont. contre la
capi­ta­li­sa­tion. Oui, ils sont contre la capi­ta­li­sa­tion totale, parce
qu’ils ont peur de la réper­cus­sion qu’au­raient sur les cours
les mil­liards de cette capi­ta­li­sa­tion, ame­nant fata­le­ment la baisse
de la rente.

Mais
Vivia­ni a lais­sé per­cer le bout de l’o­reille gouvernementale.
Les orga­ni­sa­tions dont il parle seraient les caisses régionales,
la Com­mis­sion supé­rieure l’a­bou­tis­sant des dési­rs et
des mani­fes­ta­tions de ces Caisses. Cette Com­mis­sion supérieure
serait entre les mains des gou­ver­nants pré­sents ou à
venir, et les Caisses agi­raient sous l’ins­pi­ra­tion des amis de ces
gou­ver­nants. Les capi­taux iraient aux entre­prises patronnées
par le gou­ver­ne­ment ou pos­sé­dées par les amis du
gou­ver­ne­ment. « Len­te­ment, mais sûre­ment, — pour parler
comme M. Charles Benoist, — on pren­drait au pro­lé­ta­riat son
eau claire pour reje­ter son limon» ; on crée­rait une
classe de petite bour­geoi­sie com­mer­çante et indus­trielle, une
classe de satis­faits dévoués au régime qui
écra­se­raient l’ac­tion reven­di­ca­trice de la classe ouvrière.

En
un mot, le gou­ver­ne­ment ferait en grand dans le pays ce que certains
capi­ta­listes font en petit dans les loca­li­tés où ils
veulent régner en maîtres sou­ve­rains. Ils construisent
quelques cités dites ouvrières, dans les­quelles ils
logent leurs cadres, ceux avec qui ils doivent comp­ter pour la
pros­pé­ri­té ou le déve­lop­pe­ment de leur
entre­prise. À ceux-là, plus de liber­té et
meilleurs salaires. Aux autres, toutes les ser­vi­tudes et le chômage.

Que
de misères morales et maté­rielles cachent ain­si toute
la phi­lan­thro­pie patro­nale des mai­sons ouvrières, caisses de
secours et de retraites. Pour cent qui sont satis­faits, il y en a
mille qui souffrent les affres de l’in­cer­ti­tude du len­de­main et de la
misère.

Voi­là
le but pour­sui­vi, le but qui marque la capi­ta­li­sa­tion d’une « tare »
telle qu’il est impos­sible aux syn­di­ca­listes de l’ac­cep­ter sans se
faire les com­plices d’un régime de corruption.

Et
main­te­nant, que Jau­rès ne crie pas à l’invraisemblance.
Qu’il se rap­pelle qu’en 1897, avec Vivia­ni précisément,
il lut­tait contre le pri­vi­lège de la Banque de France. On
apai­sa ses scru­pules en lui pro­met­tant que la Banque de France
met­trait qua­rante mil­lions à la dis­po­si­tion des Caisses de
Cré­dit agri­cole, sans leur faire payer d’intérêt.
C’est ain­si, par exemple, que quand un groupe d’a­gri­cul­teurs a réuni
1.000 francs, l’É­tat y ajoute 4.000 francs, sans intérêt.
Si les 1.000 francs ont été emprun­tés à 5
p. 100, par l’ad­jonc­tion des 4.000 francs, l’intérêt
tombe à 1 p. 100. La com­bi­nai­son devrait ser­vir à la
petite agri­cul­ture et aider au relè­ve­ment du pay­san. En fait,
les Caisses de Cré­dit agri­cole — Com­père-Morel l’a
dénon­cé récem­ment — n’aident que peu, pour ne
pas dire pas, la petite agri­cul­ture. Qui aident-elles ? À qui
profitent-elles ?

Les
Caisses régio­nales sont com­po­sées sur­tout de notaires
et d’a­vo­cats ; elles sont com­po­sées de tout, excepté
d’a­gri­cul­teurs. Elles ne viennent en aide qu’aux amis poli­tiques du
gou­ver­ne­ment au pou­voir, quel que soit ce gou­ver­ne­ment. Plus le
dépu­té de la cir­cons­crip­tion est dans les faveurs
gou­ver­ne­men­tales, plus faci­le­ment ses amis trouvent une aide
pécu­niaire auprès de ces Caisses.

Il
y a mieux. En les exa­mi­nant d’un peu près, on s’apercevrait
que la haute finance a réa­li­sé ce tour de force pas
ordi­naire : faire admi­nis­trer ces Caisses par ses propres agents.

La
plu­part sont ou des employés, ou des direc­teurs de la Socié­té
Géné­rale
, qui savent aiguiller les clients, suivant
leur sol­va­bi­li­té, vers les gui­chets de la Socié­té
Géné­rale
ou vers ceux du Cré­dit agri­cole et
leur écou­ler les fonds russes ou autres.

Ce
qui a été fait avec les Caisses de Crédit
agri­cole, on le fera demain, grâce aux capi­taux de la Caisse de
Retraites. Avec des Caisses de n’im­porte quoi, on élèvera
une « démo­cra­tie » dévouée au régime,
à la « paix sociale », prête à tout
pour écra­ser la masse ouvrière et conser­ver ses
privilèges.

N’en
déplaise à Jau­rès, la capi­ta­li­sa­tion ne peut
conduire qu’à des aven­tures dont serait dupe le prolétariat,
et qu’on n’é­vi­te­ra que par la répartition.

C’est
pour­quoi, s’il plaît à Vivia­ni de se conten­ter du
« sen­ti­ment à la fois déli­cieux et réconfortant
qui sou­tient les hommes lorsque d’un effort même éphémère
ils col­la­borent au pro­grès (?) éter­nel » — il
aurait dû dire à la « paix éternelle »,
 — nous avons le devoir de nous refu­ser à col­la­bo­rer à
la conso­li­da­tion « éter­nelle« du régime
capi­ta­liste en lui four­nis­sant sur nos salaires de quoi créer
et entre­te­nir toute une clien­tèle gouvernementale.

Aus­si,
non seule­ment nous affir­me­rons avec force que la retraite qu’on nous
pro­pose est faite pour les morts, mais nous dirons encore que la
capi­ta­li­sa­tion est syno­nyme de cor­rup­tion et d’escroquerie.

A.
Merrheim 

 

La Presse Anarchiste