Nos
lecteurs connaissent les événements de Buenos-Aires,
dont toute la presse a parlé. Le dimanche 14 novembre dernier,
le chef de la police de la République Argentine, le colonel
Falcon, et son secrétaire, ont été tués
par une bombe. L’auteur de l’attentat a été arrêté
sur le champ ; mais jusqu’à ce jour on ignore son nom et sa
nationalité. Son acte est un acte individuel. Le colonel
Falcon avait dirigé les massacres qui ont ensanglanté
les rues de Buenos-Aires lors des manifestations du 1er
mai 1909 et des jours suivants ; il avait mérité
l’exécration publique : un justicier s’est fait l’organe de la
vengeance des opprimés !
Aussitôt
après l’événement du 14 novembre, les fureurs de
la police et de la bourgeoisie réactionnaire se sont
déchaînées sur les journaux ouvriers et sur les
associations de travailleurs. Dans la nuit du 14 au 15, l’imprimerie
de la Protesta a été saccagée ; les locaux
de plusieurs syndicats ouvriers et celui de la Confederacion
Obrera Regional Argentina ont été envahis ; les
bureaux du journal la Vanguardia ont été fermés
et ses rédacteurs arrêtés. Le gouvernement a
proclamé l’état de siège pendant soixante jours
dans toute l’étendue du territoire argentin ; il a fait
procéder à d’innombrables arrestations ; il a ordonné
la fermeture de tous les syndicats ; il a expulsé en masse les
ouvriers étrangers, accusés d’être tous des
anarchistes et des agents de désordre. Il est impossible
d’obtenir sur ce qui se passe autre chose que des renseignements
vagues : la presse a ordre de se taire, comme en Russie.
Nous
avons reçu communication d’une lettre écrite de
Buenos-Aires à la fin de novembre par un militant de la
Confederacion Obrera regional ; on y lit ceci à propos
de cette organisation, qui a commencé depuis quelque mois à
grouper les syndicats de la République Argentine :
« Après
la semaine de mai, dans laquelle le prolétariat de
Buenos-Aires et de plusieurs villes de l’intérieur a eu une
attitude si digne, une réaction, à peine perceptible
pour ceux qui suivent de près le mouvement ouvrier, s’était
manifestée dans tous les corps de métier, mais
particulièrement chez les ébénistes, et dans la
Ligue ouvrière navale, qui comprend la presque totalité
des travailleurs du littoral : mariniers, portefaix, etc.; on note
dans cette dernière organisation une activité digne
d’éloges. Au moment où fut proclamé l’état
de siège, deux camarades, envoyés l’un par la Ligue
ouvrière navale, l’autre par la Confédération
ouvrière régionale, devaient partir pour une tournée
de propagande sur tout le littoral, afin d’y constituer les syndicats
non encore organisés, chez les typographes, les charretiers et
voituriers, les cordonniers, et autres. La Confédération
ouvrière régionale compte un bon nombre d’organisations
syndicales adhérentes ; et beaucoup d’autres doivent avoir eu
des réunions ces jours derniers pour voter leur adhésion.
« Un
acte individuel, auquel l’imagination même la plus enfiévrée
n’eût pu donner des proportions terrifiantes, a servi de
prétexte au gouvernement pour décréter des
mesures extraordinaires. La bombe a‑t-elle réellement semé
tant de terreur ? Est-elle la véritable cause d’une décision
qui couvre le gouvernement de ridicule ? »
Malgré
les persécutions policières, la Confédération
ouvrière régionale a pu faire paraître un
bulletin, imprimé clandestinement, et dont nous avons sous les
yeux un exemplaire. Il est intitulé Boletin de la
Confederacion Obrera Regional Argentina, et contient un appel du
Conseil confédéral de cette organisation. Voici la
traduction de cet appel :
«
Buenos-Aires, 15 novembre 1900.
« Compagnons,
comme résultat naturel des milliers d’événements
tragiques qui ont engagé la vie prolétaire dans une
voie sanglante de deuil et de douleur ; comme épilogue du
grandiose mouvement de protestation du mois de mai, durant lequel se
sont concentrées dans l’âme ouvrière des haines
profondes et ineffaçables ; comme représailles du drame
horrible de l’avenue de Mai, est tombé l’auteur principal des
excès dont fut victime le prolétariat, le plus cruel et
le plus intolérable des bourreaux de notre classe, le colonel
Falcon.
« La
presse bourgeoise a fait l’apologie de cet homme. Nous faisons, nous,
de l’histoire et, considérant les actes sanguinaires accomplis
par lui et toute sa conduite envers le prolétariat, nous
concluons que l’exécution accomplie est justifiée.
« Mais
l’acte a été entièrement individuel, malgré
sa grandiose signification de classe et sa relation avec les
événements de mai. Néanmoins, la bourgeoisie a
profité de cette circonstance pour décréter
l’état de siège, afin de pouvoir prendre de barbares
mesures de répression, et d’arriver, comme elle le désire,
à la destruction de notre organisation.
« Pour
ce motif, le Conseil confédéral appelle l’attention des
camarades et des organisations sur ces menées, afin qu’ils
adoptent des mesures énergiques, capables de faire échec
aux funestes desseins de nos ennemis.
« Les
circonstances demandent de la résolution, du sang-froid et de
l’énergie. Il faut que chacun demeure ferme à son
poste. Chaque organisation doit prendre les mesures nécessaires
pour se maintenir en relations avec tous ses membres, afin de
pouvoir, au besoin, répondre à l’arbitraire par la
protestation la plus violente. Et dans cette crise difficile,
vainqueurs ou vaincus, nous saurons sortir de la lutte avec honneur.
« Le
Comité confédéral de la Confédération
ouvrière régionale argentine.»
Le
même bulletin contient les deux avis ci-dessous :
« Aux
sociétés ouvrières de la capitale et de
l’intérieur.
« Nous
rappelons à toutes les sociétés ouvrières
de la République qu’une nécessité impérieuse
exige qu’elles se mettent immédiatement en relations avec
leurs délégués à la Confédération,
et que celles qui ne sont pas confédérées
écrivent à quelque camarade connu de cette capitale, en
lui envoyant l’adresse et le nom des camarades qui se chargeront de
recevoir la correspondance pendant le temps que durera l’état
de siège. Il est indispensable qu’ils agissent ainsi, puisque
les locaux ouvriers sont fermés, et qu’il serait difficile que
leurs lettres nous parvinssent. »
« Tournée
de propagande.
« Attendu
l’état de choses anormal que nous traversons, a tournée
de propagande ne pourra pas avoir lieu comme nous l’avions pensé ;
nous devrons attendre la fin de l’état de siège. Nous
rappelons néanmoins aux sociétés et aux
camarades de l’intérieur qu’il est nécessaire de faire
dès maintenant tous les préparatifs pour recevoir les
délégués que leur enverra la Confédération,
en leur préparant des locaux pour y faire des conférences,
et en lançant des manifestes pour annoncer la venue des
délégués de la capitale.
« Qu’on
nous communique le plus tôt possible les résolutions qui
seront prises à cet égard.
« Les
localités où s’arrêteront nos délégués
dans leur tournée sont les suivantes :
« Tournée
du littoral : Barranquera, Corrientes, Colastiné, Paranà,
Bajada, Grande, Santa-Fé, Puerto-Borghi, Rosario, Villa
Constitucion, San-Nicolas, San-Pedro, Baradero, Zàrate,
Campana et Ibicuy.
« Tournée
du Nord : Arrecifes, Pergamino, Canada de Gomez, Villa Casilda,
Rafaela, Santiago del Estero, La Banda, Tucuman, Salta et Iujuy.
« Tournée
de l’Ouest : Cordoba, Rio VI, Villa Maria, Villa Mercedes, San
Luis Mendoza, San Juan, Canada Verde, Huinca, Renancô, Junin,
Rojas, Chacabuco, Salto Argentino, Mercedes, Chivilcoy, Bragado,
Nueve de Julio, Carlos Casares, Las Toldos, General Villegas, General
Pico, Veinte Cinco de Mayo et Lobos.
« Tournée
du Sud : Las Flores, Azul, Hinojo, Olavarria, Coronel Suarez,
Bahià Blanca, Ingeniero White, Coronel Dorrego, Tres Arroyos,
Iuàrez, Tandil, Cerro Leones, Ayacucho, Balcarce, Loberià,
Necochea, Maipù, Mar del Plata, Dolorès et Chascomùs.
« Nos
délégués se rendront en outre dans toutes les
localités d’où ils recevront une demande. »
Nous
avons reçu en outre, par une voie indirecte, le numéro
104, du 20 novembre, du journal la Accion Socialista, periòdica
sindicalista revolucienario, imprimé, lui aussi,
clandestinement. La rédaction s’exprime ainsi : « La
Accion Socialista ne respectera aucun état de siège
et continuera à paraître tant qu’un de nos camarades
sera libre. Toutefois, il ne nous est pas possible de publier ce
numéro dans le format accoutumé, parce que nous avons
dû changer d’imprimerie et transporter notre matériel en
lieu sûr mais dans des conditions incommodes. » Ce
vaillant journal reproduit l’appel du Conseil confédéral
de la C.O.R.A., et flétrit les actes du gouvernement argentin
dans une série d’articles intitulés : « L’exécution
du bourreau» ; « L’état de siège» ;
« Brutalités policières dans les locaux ouvriers» ;
« La presse vendue» ; « La leçon des faits ».
Comme
on le voit nos camarades de la République Argentine ne se sont
pas laissés intimider par les mesures destinées à
paralyser leur action et à briser leurs organisations. Malgré
les menaces, malgré les actes tyranniques de l’autorité,
les organisations tiennent bon et affirment leur existence. Mais la
propagande publique se trouve momentanément gênée
et peut-être le gouvernement a‑t-il réussi, en jetant en
prison tous ceux de nos camarades qui rédigèrent les
organes du syndicalisme révolutionnaire, à empêcher
la presse ouvrière de continuer à faire entendre sa
voix, car nous n’avons reçu aucun journal de Buenos-Aires
postérieur à la fin de novembre. Nous recevrons sans
doute avant peu de nouveaux renseignements, et nous savons d’avance
que de cette lutte contre l’arbitraire, nos camarades, comme
l’écrivait le Conseil de la Confederacion Obrera Regional,
« sortiront avec honneur ». Ils peuvent compter, il est
nécessaire qu’ils puissent compter sur la solidarité du
prolétariat organisé de tous les pays du monde.
James
Guillaume