La Presse Anarchiste

Le visage moral de la révolution

Par­mi
toutes les ques­tions que se posent actuel­le­ment ceux qui prévoient
une trans­for­ma­tion sociale pro­chaine et pro­fonde, il en est une
extrê­me­ment dou­lou­reuse pour la conscience humaine : c’est
la ques­tion de la vio­lence, du droit, pour les diri­geants de la
révo­lu­tion, d’im­po­ser de force leurs déci­sions à
la masse, de la dic­ta­ture et de la ter­reur révolutionnaire.
Par­tout, on dis­cute cette ques­tion ; mais il est un pays où
elle a déjà pas­sé du domaine des idées
dans celui de la réa­li­sa­tion, où l’ex­pé­rience a
été faite d’une révo­lu­tion sociale ayant pour
arme la dic­ta­ture
c’est la Russie. 

C’est pour­quoi tout ce qui peut
faire connaître les résul­tats de cette expérience,
maté­riels et moraux, mérite la plus grande attention,
comme aus­si toutes les opi­nions for­mées sur ce sujet, sous
l’in­fluence de la vie chez les mili­tants de la Révolution
russe. Elles ont infi­ni­ment plus d’au­to­ri­té que ce que nous
pou­vons dire ici, nous qui n’a­vons pas vécu cette expérience
de dic­ta­ture socialiste. 

C’est
pour cela que nous avons cru utile de faire connaître en France
un livre, paru récem­ment, mais écrit en majeure partie
en 1920, et dont l’au­teur est un membre du par­ti socialiste
révo­lu­tion­naire de gauche
[[Ce par­ti, peu nom­breux, mais d’es­prit très com­ba­tif, se place, comme idées, entre les socia­listes-révo­lu­tion­naires et les anar­chistes. Son lea­der et son porte-parole est Marie Spi­ri­do­no­va. Au début, après la révo­lu­tion d’oc­tobre, ce par­ti a col­la­bo­ré avec les bol­che­viks et e par­ta­gé le pou­voir arec eux. Il s’en est sépa­ré après Brest-Litowsk.]],
I. Stein­berg. Ce livre a pour titre : Le Visage moral de la
Révo­lu­tion
et porte cette dédi­cace qui fait
pré­ju­ger de son esprit : « Aux marins de
Crons­tadt de 1921, qui, dans les plaines gla­cées du golfe de
Fin­lande, ont défen­du la révo­lu­tion d’oc­tobre, ont
sou­te­nu une lutte mor­telle et ne l’ont pas déshonorée
par une ter­reur de ven­geance, — je dédie ce livre ».

L’au­teur
nous montre la grande dés­illu­sion que les résul­tats de
la révo­lu­tion ont appor­tée aux tra­vailleurs. « Jamais,
dit-il, n’a été aus­si criante et aus­si visible la
contra­dic­tion entre ce que le peuple avait aper­çu dans le
rouge flam­boie­ment de la révo­lu­tion et ce lourd poids de plomb
qui l’op­presse main­te­nant dans sa vie quotidienne ».
L’af­freuse misère tue la vie intel­lec­tuelle et morale des
masses, qui viennent seule­ment de s’é­veiller ; les liens
de soli­da­ri­té entre les hommes se relâchent, les
sen­ti­ments de haine, de méfiance se déve­loppent et
para­lysent tout tra­vail créa­teur. Les mal­heurs de la guerre
exté­rieure et de la guerre civile, la misère matérielle
ne suf­fisent pas à expli­quer cet état de choses :
il y a une cause morale, plus pro­fonde. « L’âme du
peuple révo­lu­tion­naire est gra­ve­ment malade» ;
elle est en proie à une angoisse qui com­pro­met tout l’avenir
de la révo­lu­tion, car elle tue la foi et t’en­thou­siasme. Et la
cause en est que peuple se sent outra­gé par les méthodes
employées par les diri­geants de cette révo­lu­tion dans
laquelle il avait mis toutes ses espérances. 

L’au­teur
émet à ce sujet une appré­cia­tion qui est
com­plè­te­ment d’ac­cord avec tout ce que nous n’a­vons jamais
ces­sé de dire à pro­pos des dis­tinc­tions établies
par les pro­grammes des divers par­tis entre « révolution
poli­tique » et « révolution
éco­no­mique », entre « programme
mini­mum » et « but final ». Comme
nous, il consi­dère la révo­lu­tion popu­laire comme
un phé­no­mène qui ne se laisse pas disséquer
ain­si. La révo­lu­tion résulte évi­dem­ment des
souf­frances maté­rielles, mais elle repré­sente autre
chose que cela. Le peuple y apporte son besoin de jus­tice, son idéal
moral, — certes, vague et impré­cis, mais ten­dant à
une vie nou­velle, abso­lu­ment dif­fé­rente de l’an­cienne. C’est
pour­quoi son action révo­lu­tion­naire s’é­tend à
tous les domaines de la vie et de l’es­prit : régime
poli­tique et éco­no­mique, concep­tions reli­gieuses et morales,
vie fami­liale. Et si, au lieu de réa­li­ser la jus­tice, la
pra­tique révo­lu­tion­naire se montre injuste, immorale,
oppres­sive, le peuple se sent trou­blé et finit par se
dés­in­té­res­ser de la révo­lu­tion. C’est
pré­ci­sé­ment ce qui s’est pas­sé quand, en 1918,
la vio­lence sys­té­ma­tique, la ter­reur, est entrée dans
les mœurs révo­lu­tion­naires et s’y est si bien ancrée,
que sa conta­gion gagne main­te­nant presque tous les milieux
révo­lu­tion­naires des autres pays. 

Dans
sa cri­tique de la ter­reur bol­che­viste, Stein­berg ne se place pas au
point de vue pure­ment moral, répu­diant toute violence ;
il admet la vio­lence dans cer­tains cas et dans cer­taines limites.
Mais il cri­tique le sys­tème de la ter­reur en rai­son du
pré­ju­dice qu’il cause au but même qu’il pour­suit. Le
socia­lisme, dit-il (et en cela nous sommes encore une fois d’accord
avec lui), n’est pas seule­ment une idée économique ;
il vise bien à une cer­taine orga­ni­sa­tion de la production,
mais aus­si à un mode d’exis­tence de l’hu­ma­ni­té plus
juste. Il doit donc choi­sir ses moyens. Les mar­xistes, sui­vant en
cela les Jésuites et les Jaco­bins, disent : le but
jus­ti­fie les moyens. C’est peut-être vrai lors­qu’on n’envisage
que le suc­cès exté­rieur, mais ce succès
ne prouve nul­le­ment que le but a été atteint ;
pour qu’il le soit vrai­ment, il exige cer­tains moyens, à
l’ex­clu­sion d’autres. 

Le socia­lisme veut le bon­heur non
pas d’une abs­traite « huma­ni­té », mais
de l’homme réel, concret, et aucune for­mule ne justifie
l’é­cra­se­ment de cet homme indi­vi­duel. « Nous
lut­tons, non pas pour le pro­lé­taire ou le pay­san, mais pour
l’homme oppri­mé. Nous com­bat­tons, par consé­quent, non
le pro­prié­taire fon­cier ou le bour­geois, mais le régime
d’exploitation ». 

Et
quelles ont été les consé­quences de l’ou­bli de
ces véri­tés ? La cen­tra­li­sa­tion gou­ver­ne­men­tale et
l’op­pres­sion poli­tique ont fait que « par­tout les masses
popu­laires sont res­tées indif­fé­rentes ; les
tra­vailleurs ne créent pas : ils s’acquittent
d’une cor­vée ». C’est pour­quoi rien ne réussit
au gou­ver­ne­ment : toutes ses mesures, éco­no­miques et
poli­tiques font faillite [[La « Nep », la nou­velle poli­ti­qué éco­no­mique admet­tant de nou­veau le capi­tal pri­vé, est un aveu de cette faillite.]].
La pro­duc­ti­vi­té du tra­vail dépend des rai­sons non
seule­ment éco­no­miques, mais aus­si morales ; le système
de la ter­reur lui a por­té un coup mor­tel. Au lieu d’une
ému­la­tion dans le tra­vail, il fait naître la crainte, la
fraude, l’é­goïsme. « Pas un par­mi les millions
d’ha­bi­tants ne se sou­cie de créer pour une longue durée
quelque chose de socia­le­ment utile ou de précieux ».
Dans la mesure où il est per­mis à un pouvoir
révo­lu­tion­naire de faire appel à l’intérêt
per­son­nel, il doit mon­trer les avan­tages de la soli­da­ri­té et
de l’en­tente ; sinon, la misère pro­voque la lutte de
cha­cun contre tous, qui est le plus déplo­rable des systèmes
éco­no­miques ; et des conflits entre les diverses
caté­go­ries de malheureux. 

Dans le domaine moral, même
insuc­cès. La ter­reur sys­té­ma­tique abou­tit au règne
de la police, pro­voque des révoltes per­pé­tuelles, fais
détes­ter le gou­ver­ne­ment. Et si la réac­tion a subi en
Rus­sie un échec mal­gré toutes les armées levées
avec l’aide des Alliés, c’est grâce à l’hostilité
du peuple des cam­pagnes et des villes à l’é­gard de tout
ce qui ten­dait à une res­tau­ra­tion de l’an­cien régime,
et pure­ment grâce à la terreur. 

Pour
défendre la ter­reur révo­lu­tion­naire, divers arguments
sont mis en avant, que l’au­teur russe réfute un à un.
Non ne nous arrê­te­rons qu’à un seul. On allègue
la volon­té des masses popu­laires elles-mêmes. D’abord,
en serait-il ain­si que cela n’au­rait rien d’o­bli­ga­toire pour nous,
mais cela est faux en fait. Au début de la révolution
russe, dès février-mars 1917, et aus­si après
octobre, il y a eu des actes de vio­lence popu­laire dirigés
contre des repré­sen­tants de l’an­cien régime :
poli­ciers, gen­darmes, offi­ciers. Mais cette colère popu­laire a
été de courte durée et, aus­si­tôt que le
peuple a sen­ti ses oppres­seurs bien vain­cus, il n’a plus eu pour eux
que mépris ou pitié. Si le par­ti diri­geant avait
pro­fi­té de ce peu de ran­cune dans l’âme popu­laire pour
orien­ter la révo­lu­tion dans la voie de la concorde, les
évé­ne­ments auraient pris une autre tour­nure. Mais il a
cru bon, au contraire, d’at­ti­ser les haines, de don­ner l’exemple des
repré­sailles ; dès 1918, la ter­reur est deve­nu un
sys­tème offi­ciel avec ses Tché­ka, ses fusillades, ses
expé­di­tions armées contre les pay­sans, etc. Désormais,
la ter­reur est venue uni­que­ment d’en haut, tan­dis que les
ouvriers ont plus d’une fois fait preuve de sen­ti­ments d’humanité
(par exemple lors­qu’ils étaient juges dans les Tribunaux
Popu­laires). C’est donc calom­nier le peuple russe que de reje­ter sur
lui la res­pon­sa­bi­li­té de tant de sang versé. 

Jus­qu’i­ci nous étions
com­plè­te­ment d’ac­cord avec l’au­teur russe. Mais il y a chez
lui un point faible : il lui est impos­sible de trou­ver un
cri­té­rium de la vio­lence admis­sible et de la vio­lence non
admis­sible. Il l’a­voue d’ailleurs lui-même. Tant qu’il s’agit
de la guerre civile à pro­pre­ment par­ler ou de la lutte de
bar­ri­cades, la vio­lence est jus­ti­fiée par le fait que les deux
adver­saires, armés, com­battent d’é­gal à égal.
De même pour l’acte ter­ro­riste contre un repré­sen­tant du
pou­voir : sans comp­ter que les révo­lu­tion­naires n’ont
jamais recours à ce moyen que pous­sés à bout, le
fait même que le meur­trier, en tuant, donne délibérément
sa vie fait que nous ne per­met­tons aucune com­pa­rai­son entre lui et le
bour­reau. Mais il y a d’autres cas. Le par­ti de Stein­berg ne se
refuse pas à user du pou­voir et ne nie pas la violence
gou­ver­ne­men­tale, tout en lui posant des limites assez strictes. C’est
ain­si que notre auteur accepte que les bour­geois soient privés
des droits poli­tiques, et, s’il répu­die d’une façon
abso­lue la peine de mort, il admet que des enne­mis politiques
puissent être empri­son­nés ou ban­nis. Or, où
s’ar­rê­te­ra-t-on dans la per­sé­cu­tion poli­tique, si on ne
la repousse pas en prin­cipe ? Et ces per­sé­cu­tions, pour
moins féroces qu’elles seront, n’au­ront-elles pas le même
effet démo­ra­li­sa­teur ? À ces ques­tions, il ne
donne et ne peut don­ner aucune réponse. Or, il est absolument
néces­saire de trou­ver un cri­té­rium qui nous per­mette de
jus­ti­fier ou de condam­ner telle ou telle façon d’agir. 

Aucune
trans­for­ma­tion sociale n’a été obte­nue sans luttes ;
aucun pas en avant n’a été accom­pli sans sacri­fices. La
vio­lence a été, dans l’his­toire, un mal nécessaire ;
on doit la consi­dé­rer comme tel, et pas plus. Ce qui la
rend néces­saire, c’est que les classes domi­nantes et
exploi­trices ont tou­jours défen­du leurs pri­vi­lèges avec
toute la force que met­tait, entre leurs mains, le pou­voir de l’État.
Mais, une fois la route déblayée, la domi­na­tion armée
de l’an­cien ordre des choses jetée à bas par
l’in­sur­rec­tion, la vio­lence cesse d’être le mal néces­saire
et devient le mal tout court. Elle ne peut exer­cer aucune action
créa­trice ; le meilleur régime social, s’il est
intro­duit et main­te­nu par la coer­ci­tion, dégénère
rapi­de­ment et devient le pire. Une fois qu’il a eu recours à
la force, il est inca­pable de s’en passer. 

Que
la vio­lence soit exer­cée par le pou­voir au nom du droit divin,
ou de la majo­ri­té, ou de la classe ouvrière — le
résul­tat est le même. C’est pour­quoi nous préférons
nous deman­der non pas : entre les mains de qui se trouve
l’arme ? mais : contre qui elle est dirigée ?
Si c’est contre la force armée, c’est là un droit de
légi­time défense qu’on ne peut refu­ser à
per­sonne ; si c’est contre l’en­ne­mi d’hier, aujourd’­hui désarmé,
ou contre l’ad­ver­saire d’i­dées, nous nous refu­sons à
recon­naître à la vio­lence le moindre droit. 

Sou­vent
on fait ici une confu­sion dan­ge­reuse. On nous dit : « La
révo­lu­tion ne se fait pas sans que du sang soit versé ;
il est impos­sible d’empêcher les actes de ven­geance des
oppri­més. En condam­nant la “ter­reur rouge”,
vous condam­nez la révo­lu­tion elle-même ». Il
ne faut pas jouer sur les mots. Une chose est la colère
popu­laire
, autre chose, la ter­reur gou­ver­ne­men­tale. Un
gou­ver­ne­ment, quelque scru­pu­leu­se­ment qu’il veuille représenter
le peuple, ne repré­sen­te­ra jamais que ses intérêts,
ou peut-être ses opi­nions, mais jamais ses sen­ti­ments, son
déses­poir, sa colère. Quel que soit le prix que nous
atta­chons à la vie humaine, nous excu­sons la masse populaire
même dans ce qu’on appelle ses « excès »
 — en rai­son des souf­frances pas­sées accu­mu­lées en
elle. Mais il n’y a aucune excuse à la vio­lence froide,
réflé­chie, cal­cu­lée d’un gouvernement. 

De là ce critérium,
à notre avis, le seul accep­table : la vio­lence ne peut se
jus­ti­fier qu’aux mains des faibles, des oppri­més, de ceux qui
ont devant eux une force armée supé­rieure ; elle
est sans excuse et funeste à la cause qu’elle défend,
au len­de­main de la victoire.

M. Isi­dine

 

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