Voici un bon demi siècle
qu’on fait en Europe de la propagande socialiste, et cela par moments
dans des proportions imposantes. Si les diverses doctrines :
collectivistes, communistes ou anarchistes, ont été au
début assez mêlées et confuses, il y a bien
quarante ans pourtant que des travailleurs manuels en grand nombre en
ont entendu parler. Depuis 1900 environ, le prolétariat s’est
en outre agrégé, en partis, syndicats ou coopératives,
de telle sorte que la majorité des ouvriers peut certainement
être considérée à l’heure qu’il est comme
ayant des aspirations socialistes de l’une ou de l’autre espèce.
Dans quelle mesure les nouvelles conceptions politiques et sociales
influencent-elles la mentalité ouvrière ? Et jusqu’à
quel point, dans sa vie de tous les jours, l’ouvrier, le commun des
ouvriers, manifeste-t-il des tendances socialistes ?
Observons le travailleur à
l’atelier, là où il passe une partie notable de son
existence, la partie la plus importante, pourrait-on dire, au point
de vue activité, et par conséquent vital. Malgré
certaines apparences, il est clair que l’ouvrier aime le technicien
capable, l’ingénieur qui connaît à fond le
métier, qui est apte à lui en remontrer dans sa
spécialité même. L’autorité que confère
le savoir, jointe naturellement à des gestes humains, excite
l’admiration des manuels, et l’on est reconnaissant au maître
technique, patron ou supérieur, de directions sûres,
nettes. Le triomphe des mathématiques n’a pas de plus fervent
protagoniste que l’ouvrier. Par contre, le chef bluffeur, le
démagogue de l’industrie ou du commerce, types aussi fréquents
dans l’économie d’un pays que dans la politique, irritent fort
le salarié. Celui-ci déteste les ordres suivis de
contre-ordres, il méprise le blanc-bec frais émoulu des
écoles supérieures ou d’un bureau de dessin et qui ne
connaît rien à la matière, il critique amèrement
l’architecte ignorant, il se gausse du surveillant qui n’est pas de
la partie ; et les prétentions de ces incapables variés
ont bientôt une influence assez sérieuse sur les
producteurs, si elles persistent à s’imposer ; démoralisation
d’un côté au point de vue travail, hostilité
généralisée à toute la classe nantie,
d’autre part. On n’a pas idée combien les capacités
techniques en imposent au prolétariat, et combien aussi les
hésitations, les erreurs, l’incurie ou la sottise des
dirigeants font naître de rancœur dans le cœur des ouvriers.
De
même, et dans toutes les professions, on a parmi les
pétrisseurs de matière, une vraie admiration pour le
fort du métier, pour l’ouvrier développé,
cultivé, devenu une sorte d’artisan. Et l’on admet
parfaitement que cet ouvrier qualifié soit payé
davantage que vous, quoiqu’on trouve volontiers que les occupations
les plus pénibles soient les moins rétribuées.
Sans doute, il est des doctrinaires, rares d’ailleurs, qui réclament
dans une coopérative un même salaire pour le gérant
aux responsabilités, multiples et pour la petite vendeuse ou
le charretier ; jamais on n’a pu donner suite bien longtemps à
de telles propositions ; la pratique montre que l’habileté
administrative ou manuelle s’émousse si une récompense
positive n’intervient pas, et cette perte d’initiative pour une
entreprise est beaucoup plus coûteuse qu’un surplus de salaire.
Les ouvriers en leur généralité acceptent une
hiérarchie des salaires correspondante à une hiérarchie
des valeurs. Je rappelle que notre grand Proudhon, dans son ouvrage
sur la Capacité politique des classes ouvrières,
discute longuement cette question et déclare que les droits de
la force, du talent, du caractère même, aussi bien que
ceux du travail, seront ménagés, et que « si la
justice ne fait aucune acception des personnes, elle ne méconnaît
non plus aucune capacité ». Certes, Proudhon, par ses
remarques merveilleuses établit qu’il y a ainsi des
différences entre les travailleurs, des extrêmes et une
moyenne de capacités productives, mais il montre que l’écart
des extrêmes est assez faible, et les hommes qui réunissent
entre eux la force de deux ou trois hommes moyens sont déjà
des hercules, des exceptions. Dès lors, la rétribution
qu’ils méritent ne saurait être deux ou trois fois plus
grande que celle du commun des mortels. En somme, et c’est la
conclusion de nos travailleurs contemporains également, s’il y
a des différences de gain, celles-ci doivent s’établir
dans des limites assez étroites. Il n’est surtout pas question
de faire entrer en ligne de compte des considérations de
titres, de rangs, de préséance, de distinctions
honorifiques, de célébrité, en un mot des
valeurs d’opinion. L’utilité seule du produit, sa qualité,
le travail mental ou manuel, et les frais d’exploitation déterminent
la moralité industrielle, un barème des rétributions.
Autrement dit, on y sent la possibilité d’un principe de
justice.
Il y a quelques années, les
divers échelons de la profession étaient généralement
plus écartés. Qui ne se souvient des antagonismes
graves qui dressaient par moments typographes et auxiliaires du
livre ? Metteur en page, linotypiste, travailleur en conscience,
leveur de lignes, ouvrier aux pièces, margeur, machiniste,
plieuse, porteur, apprenti, garçon de courses s’écrasaient,
par degrés dans le même atelier, de leur soi-disant
supériorité, se croyant plus malins que ceux de l’autre
catégorie. C’était encore le mépris du plus
pauvre qui régnait dans la classe ouvrière. On en juge
un peu autrement, semble-t-il, à l’heure qu’il est, et c’est
probablement la nécessité de se syndiquer pour obtenir
de meilleures conditions de travail qui a amené une sorte de
tolérance professionnelle et peut-être même
quelque solidarité.
À côté de
l’association pour la lutte, on ne pourra probablement jamais
empêcher certains phénomènes de lutte pour la
vie, importants et constants, qui se manifestent dans les sociétés.
Je veux parler de l’ascension à la direction des masses de
nombreuses unités venant du peuple et particulièrement
des classes rurales. D’excellents travailleurs, et c’est visible,
dirai-je, pour beaucoup de militants, visent à abandonner la
fonction pénible du salarié pour prendre une
occupation, d’administrateur, de contremaître, de petit patron,
quelquefois pénible aussi. Les aspirations vers une occupation
réputée plus bourgeoise se manifestent parfois presque
avec âpreté. Et si, soi-même, on ne réussit
pas à se caser, on fait effort pour dégager son fils.
Il y a là ce que l’économiste Pareto appelait la
« circulation des élites » dont les causes sont
multiples et encore assez obscures ; mais c’est un phénomène
certain, consacrant une décadence plus ou moins lente des
familles régnantes et l’arrivée de nouvelles couches
sociales. Cette circulation est facilitée déjà
par le fait que les riches ont peu d’enfants tandis que le
prolétariat doit, à tout prix, placer la progéniture
nombreuse encore qui a échappé aux mauvaises maladies
infantiles et à la misère, placement qu’il arrive à
faire quelquefois assez bien, surtout si l’on considère la
frénésie d’arriver des paysans. La tendance de maints
ouvriers à quitter l’établi pour entrer dans une
fonction qui est la caractéristique des dirigeants, qu’il
s’agisse du commerce, de l’industrie, de la politique ou de
l’administration, est certainement un gros obstacle à
l’établissement même d’un régime marxiste, car
souvent il s’agit d’êtres intelligents, clairvoyants, ayant de
la volonté, de l’initiative, et qui, dès lors, sont
irrémédiablement perdus pour le parti- — je ne dis
pas pour le travail.
Pour en revenir à la vie de
chantier ou d’atelier, notons la méfiance particulière
avec laquelle, en province surtout, on accueille le nouvel embauché.
Va-t-il être un compagnon agréable, intriguera-t-il pour
vous supplanter, est-ce un kroumir, un jaune, un mouchard ? Il y a de
l’inquiétude, que l’insécurité des situations
n’explique que trop. Il faut ajouter que la prise de contact éclaire
assez rapidement les ouvriers sur l’attitude que va prendre l’autre,
et c’est alors la camaraderie ou bien le boycottage. Boycottage, en
particulier, contre l’individu qui profite des conquêtes
syndicales, et s’en va sans vouloir s’organiser ; la guerre se
poursuit alors jusqu’à la mise à l’index de la maison
qui emploie un tel égoïste, et assez souvent on arrive à
le réduire à composition, la plupart des patrons des
villes ne se souciant pas d’avoir des histoires pour un individu.
Quelles que soient les opinions qu’on professe, on relève donc
là des réactions humaines générales ;
c’est en somme la question de pain qui guide avant tout les hommes.
Combien n’est-ce pas légitime lorsqu’il s’agit de classes
pauvres !
Tout en rendant hommage à
l’ouvrier qualifié, surtout celui-ci est bon type avec
l’équipe moins douée, on partage très
généralement ce point de vue, dans les lieux de
travail, qu’à égalité de salaire tout au moins,
l’habile ne doit pas trop en abattre pour ne pas désavantager
le faible ; on prise peu le zélé qui ne fait profiter
que le patron, au risque de compromettre la considération pour
le gros tas. Sentiment de solidarité, qui peut à la
rigueur dériver de cette mentalité qui consiste à
en faire le moins possible, mais qui beaucoup plus sûrement
relève d’une idée d’équité, car on peut
être faible de santé, pauvre de capacités
professionnelles, et cependant être de bonne foi et avoir une
famille qui réclame un salaire convenable pour subsister, ou
simplement avoir tout autant de besoins à satisfaire que le
célibataire privilégié par la nature.
Les gaspillages dans les diverses
entreprises sont fréquents. N’est-ce pas notre ami Pierrot qui
a fait cette observation très juste que l’utilité du
patron peut, dans certains cas, n’être que celle d’un individu
qui empêche les gaspillages ? C’est ce qui arrive chez les
petits maîtres d’état. Dans les grandes entreprises,
vous avez le contremaître, le chef de rayon ou d’autres
employés qui s’évertuent à diminuer les faux
frais. Mais qu’en est-il dans les Compagnies de chemins de fer, dans
les services d’État en particulier, dans moult fabriques et
commerces ? Or, les gaspillages indignent beaucoup de travailleurs.
Ils trouvent là un des défauts capitaux de
l’organisation actuelle du travail, défauts des plus sensibles
quand l’entreprise dépend d’une Société anonyme
préoccupée d’opérations financières et
non techniques. Ils déclarent alors constamment qu’on aurait
pu faire ceci, qu’il fallait faire cela ; et qu’ainsi la production y
gagnerait, et l’ordre également. Ils n’ont, hélas que
trop souvent raison, et cette préoccupation de ne pas
dilapider bêtement des richesses montre des soucis de gestion
dont les directions intelligentes devraient savoir profiter. Les
travailleurs ne demandent qu’à participer au sort des
entreprises ; leurs prétentions à cet égard sont
modestes, elles ne dépassent pas habituellement l’horizon de
leur activité journalière, mais elles sont réelles,
tenaces. C’est de la vision des événements que de
telles idées naissent ; c’est encore un sentiment de justice
qu’on peut voir là, à tout le moins un besoin de
s’affirmer comme le peuvent faire les maîtres, un désir
de partager des responsabilités, désir qui est le fait
de tout individu qui se sent vivre. Les Conseils d’atelier, que la
plupart des travailleurs préconisent, peuvent évidemment,
comprendre leur rôle très différemment. La
participation ouvrière à la gestion de la main‑d’œuvre
se résoudra en un simple contrôle, ayant pour but, comme
aux Tramways lausannois par exemple, de surveiller l’application des
règles de travail et de discipline admises entre le syndicat
et la Compagnie ; ou bien les délégués forment un
Conseil d’entreprise grâce auquel directeur, techniciens,
ouvriers, commis, participent véritablement à la
gestion de l’industrie ou du commerce — phase d’avenir que les
travailleurs rapprocheront d’autant plus sûrement qu’ils seront
plus capables techniquement. Si j’en crois des employés des
Chemins de fer fédéraux suisses, leur direction
comprendrait maintenant beaucoup mieux qu’autrefois les bonnes
volontés ouvrières pour aider à l’exploitation
diligente du réseau, et il arrive que par-ci par-là,
déjà on recoure à des conseils ouvriers, alors
que l’ancienne morgue aristocratique a empêché longtemps
toute communauté professionnelle. Quoi qu’il en soit, les
velléités de gestion des producteurs se précisent
sans aucun doute, et par là on aperçoit une conquête
travailliste incontestable.
Une autre avance à laquelle
la grosse masse des ouvriers tient, et qu’elle assure avec
continuité, c’est celle de la puissance corporative sur le
terrain même du travail. Le nombre augmente des patrons qui
préfèrent avoir affairer au Syndicat plutôt que
de passer par les contrats individuels. On sait ainsi où l’on
en est, il y a une règle du jeu étendue à la
collectivité productrice ; dès lors, moins de
discussions en temps de paix, avec le personnel employé, et
moins d’arbitraire dans les devis et soumissions présentés
aux clients. Au point de vue de l’hygiène de l’atelier, les
contrats collectifs ont sanctionné certaines améliorations.
Ces événements sont enregistrés déjà
par le Bureau international du Travail, puisqu’à la
cinquième conférence de Genève, en octobre 1923,
dans une assemblée à caractère officiel, où
les représentants des gouvernements étaient la majorité
et où il y avait autant de délégués
patronaux que de délégués ouvriers, on a
considéré comme essentiel : qu’en vue d’assurer une
coopération entière des employeurs et des travailleurs
et de leurs organisations respectives, il est désirable que
l’inspection du travail consulte de temps à autre les
représentants des organisations et d’employeurs et de
travailleurs sur les meilleures dispositions à prendre à
cet effet. C’est s’acheminer, doucement certes, mais en vérité,
vers une collaboration de toutes les forces productives, des diverses
compétences techniques, des valeurs sociales réelles.
Il est de fait que les salariés
d’usine ne se font pas faute d’améliorer par des trucs de
métier et de petites inventions la marche de leur industrie.
Beaucoup d’entre eux disent, à l’instar de l’ancien secrétaire
de la Confédération Générale du Travail,
Grifuelhes, qu’il est bon que les syndiqués s’intéressent
au matériel d’exploitation, le soignent et le perfectionnent,
car il serait sot de se préparer du capitalisme un héritage
déprécié, inutilisable. On peut dire dans le
même ordre d’idées, que les tentatives de sabotages ne
sont guère prisées parmi nos ouvriers contemporains. La
plupart répugnent à donner des coups de marteau à
une belle locomotive, ils ne sauraient se résoudre à
salir des peintures neuves, pas plus qu’un médecin normal
n’entretiendra la maladie de son patient de propos délibéré.
Que quelques esprits aigris ou dévoyés gâchent le
travail par système, cela se peut. Disons plutôt que la
malfaçon par paresse, nonchalance, cupidité,
indifférence, est peut-être un phénomène
assez fréquent, qu’on retrouve d’ailleurs autant dans les
professions libérales que chez des fonctionnaires, et chez les
dirigeants comme parmi les manœuvres. La mauvaise volonté
n’intervient que par exception. Le sabotage est davantage un dérivé
du négoce que de la production, par définition et en
fait. Il me souvient même de la grève générale
de Suisse, en 1918, où les employés de chemin de fer,
tous grévistes, s’étaient arrangés pour faire
circuler les trains de marchandises périssables. Où la
morale ouvrière manque davantage de netteté, c’est dans
cette sorte de complicité qu’on trouve par exemple chez
certains salariés, appartenant à l’alimentation, qui ne
refusent pas, sous les ordres de patrons malhonnêtes, de
falsifier des denrées, d’incorporer dans les saucisses des
viandes de moindre qualité, d’altérer des laitages, et
ainsi de suite. Il est compréhensible qu’on cherche à
garder sa place, mais est-il admissible de le chercher à tout
prix ? Et si personnellement on se sent trop faible pour réagir,
les organisations ouvrières ne devraient-elles pas exiger le
label chaque fois que c’est indiqué ?
Les travailleurs, comme
collectivité, s’occupent fort peu, à l’heure qu’il est,
de la génération de demain, des apprentis en
particulier. Le compagnonnage a pu tenir de longues années,
autant parce qu’il avait en mains le marché du travail, le
placement de ses adhérents, que la formation des jeunes, les
écoles de trait. Il y a à cet égard plutôt
recul au point de vue de l’émancipation prolétarienne,
qu’avance socialiste. Il n’est guère de lien sur les
chantiers, entre les tout jeunes et leurs aînés. Cette
continuité entre les générations qui rend
définitives les conquêtes déjà acquises,
cette solidarité entre l’école et l’atelier qui dénote
des habitudes de réflexion, tout cela ne s’impose pas à
notre vue. Je veux croire qu’on a été au plus pressé,
et que la lutte pour la journée de huit heures a fait mettre
de côté certaines questions d’organisation même du
travail. Mais il n’en a pas été toujours ainsi, et le
passé peut nous faire admettre que la classe ouvrière
n’est pas sans capacités pédagogiques, bien loin de là.
Je me rappelle, entre autres, qu’à
Lausanne les cours de perfectionnement technique pour apprentis ont
été ouverts par des ferblantiers. Émus de
l’indifférence patronale à l’égard des
apprentis, trois ou quatre ouvriers d’attaque, membres du syndicat,
avaient décidé de donner des leçons de dessin
géométrique, de coupe, de soudure, à quelques
jeunes gens ; ils louèrent un petit local, les frais du cours
furent payés de leurs deniers communs. Si les apprentis se
faisaient attendre, on allait les prendre à la sortie de
l’atelier ou chez eux, et on les menait, non à la « pinte »,
mais aux cours professionnels qu’on avait à cœur de faire
régulièrement et qui devaient donner de bons résultats.
Peu à peu, les jeunes gens, entraînés par ces
aînés vaillants et sérieux, acquirent de solides
connaissances dans leur métier, et tous devinrent de braves
camarades s’estimant mutuellement, formant un bloc solidaire. Si bien
que lorsqu’on annonça l’Exposition cantonale vaudoise de 1898
à Vevey, les participants du cours professionnel des
ferblantiers mirent les objets et les dessins sur un char, ils
traînèrent celui-ci eux-mêmes de Lausanne à
Vevey, où ils, montèrent un pavillon. Ce fut une
joyeuse partie que la traversée des villages ; et, pour le
public, l’Exposition fut une révélation. On s’étonna
de la méthode des ouvriers ferblantiers. D’autres syndicats,
les menuisiers, les tapissiers, les relieurs, les serruriers, les
charpentiers, organisèrent à leur tour des cours du
soir. La Société industrielle et commerciale, composée
de patrons et de commerçants de la ville, offrit alors des
locaux. Les ouvriers eurent la faiblesse d’accepter, et un contrôle
extra-syndical s’exerça. Plus tard, la Commune de Lausanne et
l’État de Vaud s’en mêlèrent ; qui donnèrent
des subsides et qui finirent par rendre ces cours obligatoires, les
syndicats n’ayant plus guère que le droit de nommer les
maîtres techniques, et encore pas toujours.
Ce qui s’est passé à
Lausanne, a eu lieu ailleurs ; presque partout les cours
professionnels sont devenus des institutions en grande partie
officielles, et il arrive qu’après en avoir pris l’initiative,
les ouvriers n’ont plus rien à dire. Et ils ne bronchent pas.
Et cependant l’homme, même le plus sceptique et le plus
dépravé, garde dans le cœur quelque respect pour
l’enfant, il souhaite l’enfant fort, meilleur et plus libre que lui.
Certes, ces sentiments ; pour amener un progrès social, doivent
dépasser l’individu défini et devenir des sympathies
collectives, à caractère anonyme. Si chaque ouvrier
dans son coin a bien de pareilles sympathies, malheureusement dans
les groupements syndicaux elles ne fleurissent pas. Or, il est
certain que tant que les organisations ouvrières ne
s’occuperont pas d’une façon soignée et désintéressée
de la préparation de l’humanité de demain, leurs
efforts d’émancipation manqueront de suite, resteront à
peu près stériles.
Qu’en est-il des préoccupations
des travailleurs sur le lieu même du travail ? Ils sont à
leur affaire, tout simplement. On n’y discute pas volontiers, sauf
aux approches des grands votes ou élections. Une discipline à
peu près continue n’est pas pour déplaire aux ouvriers,
au contraire, ils en sentent la nécessité, sous peine
de coulage et ruine. — La coutume tolère, qu’on puisse
chiper certains petits déchets, mais non couper dans les
pièces ; on peut, par-ci par-là, bricoler pour son
propre compte ou emporter un peu de matériel, à
condition que ce soit dans un but d’usage personnel et sans autre
profit. Il n’est pas séant de monnayer ces petites privautés,
cela deviendrait du vol. Ce qu’il y a de curieux, c’est que les
patrons connaissent ces mœurs et ferment un œil à ce sujet.
Dans certaines professions, il existe d’ailleurs un droit d’usage
reconnu ; ainsi les employés de tramways ne paient pas
généralement les courses qu’ils peuvent faire ; les
cheminots, s’ils laissent une redevance, ne couvrent pourtant pas la
totalité des dépenses qu’ils occasionnent à la
Compagnie en voyageant. — Autre chose. Celui qui vole quoi que ce
soit dans la poche d’un compagnon de travail est par contre tout à
fait mal vu. C’est la mise à l’index dans toute sa rigueur. La
confiance doit pouvoir exister dans la communauté de travail.
On comprend qu’elle soit jugée indispensable. — Le respect
est aussi constant pour l’effort fait dans le sens de la production.
Il s’agit de s’écarter pour laisser passer le coltineur
chargé, on fera place sur un siège bien plutôt à
un travailleur fatigué qu’à une jeune dame. — Y
a‑t-il une chicane au chantier ou à l’usine, on ne doit pas
appeler la police pour y mettre fin. Il faut savoir régler les
questions entre copains.
Si d’autre part, on est assez
indifférent vis-à-vis de l’alcoolisme, il y a là
également une limite que les ouvriers n’aiment pas voir
dépasser. On méprise le poivrot, l’alcoolique qui
oublie sa famille et déclare « que mes enfants se tirent
d’affaire eux-mêmes ». Dans les syndicats, tout
particulièrement, on manque de vénération envers
les buveurs, on sait qu’on ne peut compter sur eux ; au contraire, les
individus sobres, même abstinents, inspirent un vrai prestige,
surtout s’ils sont dévoués à la cause commune.
D’ailleurs, de lui-même l’alcoolisme des ouvriers a fortement
diminué par le fait que les jeunes ont l’esprit si souvent
tourné vers les sports. Les sportifs ne boivent pas. Et si le
lundi on est un peu flappi, cela vient de ce que l’on a pris part le
dimanche à des courses ou à des matches beaucoup plus
que parce qu’on est rentré ivre dans la soirée. Le « bon
lundi » d’il y a quarante ans a totalement disparu, et je pense
que si grands que soient les excès du sport dans certains
milieux populaires, ils sont tout de même un progrès
marqué, et dans le bon sens, sur les stations interminables au
café des ouvriers de la génération précédente.
Ajoutons même au sport la manie du cinéma et de la
radiotéléphonie, les jeunes gens ont quand même
plus de tenue que leurs pères. Il n’en est pas ainsi des
campagnards qui se livrent à peu près tous à la
distillation — c’est devenu une mode partout — et risquent de
nouveau par le bon marché de la goutte qu’ils fabriquent de
nous alcooliser les prolétaires des villes. Mouvement de
va-et-vient, gros de conséquence, et dont la classe ouvrière
n’est point dégagée définitivement.
Si l’ont regarde les salariés
dans leur famille, un certain. nombre de constatations générales
peuvent aussi nous éclairer sur leur mentalité et sur
la réalité. Il est vrai, ainsi que l’écrit si
bien Pierre Hamp dans son magnifique et émouvant poème
au travail intitulé Un nouvel honneur, il est très
vrai que « l’homme et la femme jouent tout le charme de la vie
sur deux décisions : le métier, le mariage ». C’est
à retenir. Les ouvriers aiment leur famille ; c’est pour eux un
organisme normal, vital, envers et contre toutes les théories
de phalanstère qu’ils peuvent avoir entendues et même
partagées. Ils s’occupent presque tous de leurs enfants, de la
santé de ces derniers, de leur instruction, de leur avenir et
répétons-le, c’est peut-être les enfants qui
sèment dans leur cœur ce qu’ils ont de meilleur. Il ne faut
pas leur parler de remettre leur progéniture à des
institutions communistes, la famille n’étant selon Mme
Kollontaï qu’un relent de la bourgeoisie. Plus que petits
bourgeois, sous ce rapport, ils ont tout simplement, homme et femme,
le besoin animal, c’est-à-dire un instinct profond, de
maintenir une cellule où l’élément personnel
fait sortir de l’être des trésors de dévouement,
des bontés irremplaçables. J’en ai vu, et des plus
avancés au point de vue politique, qui considéraient
comme toqués ceux qui parlent de supprimer la famille. Que
tous s’appliquent avec assiduité à cette première
forme d’altruisme qui est de soigner son petit monde familial,
n’allons pas le dire. L’humanité, pauvre ou riche, est assez
lamentable en ces choses. Mais les aspirations à bien faire
subsistent. sans aucun doute. Il en est de même du désir
des ouvriers d’avoir leur petite bicoque à eux, avec si
possible un bout de terrain, pour planter quelques choux et élever
des poules. Dans les petites villes, aux abords des moyennes, la
journée de, huit heures, grâce aux coopératives
de construction, a exaucé ces vœux des gens du peuple. Cela
permet à l’ouvrier d’être son maître une fois
sorti de l’usine — et qui ne cherche en ce monde à être
son maître ! — puis cela rattache singulièrement fort
la femme de l’ouvrier à son intérieur. On se représente
difficilement combien sont impérieuses ces tendances vers la
petite propriété particulière que Proudhon avait
prévues, ce qui faisait ricaner Karl Marx, bien à tort,
on le voit. Sans doute, dans les grandes villes, le problème
est loin d’être résolu et même posé, ce qui
soulève chez les pauvres protestations et dégoût.
Je pense cependant que les travailleurs pourraient également
avoir leur intérieur bien à eux à côté
d’un jardinet, même à Paris, s’ils se mettaient en
sociétés coopératives pour faire construire ces
bâtisses suggérées entre autres par l’architecte
très moderne Jeanneret (Le Corbusier-Saunier). Il s’agit de
constructions moulées, par conséquent bon marché,
très grandes et très hautes, avec jardin à
chaque étage à côté de chaque appartement,
le tout bien ajouré et aéré ; esthétique
qui peut être fort réussie, si elle dérive de la
technique rigoureuse des ingénieurs et d’un art aux lignes
simples harmonisant matériaux et volumes.
On dit qu’une Société
est civilisée en proportion de ses œuvres de prévoyance.
Sous ce rapport, les organisations ouvrières ont toutes établi
un système de Mutualité sur lequel le prolétariat
compte. Caisse de maladie et de chômage surtout, fonctionnant à
peu près partout et ne sont pas discutées. Les
critiques de quelques révolutionnaires qui déclaraient
que toute institution d’assurance est un replâtrage de la
Société capitaliste faisant perdurer celle-ci, ont
glissé sur les syndiqués comme la pluie sur le dos d’un
éléphant. On croît à ce qu’on a, à
ce qu’on fait, plus qu’aux avantages futurs de la révolution,
telle est la réponse de fait des ouvriers aux doctrines de
toutes espèces. Une période révolutionnaire,
importante même, ne change que momentanément ce trait
intérieur.
Que conclure ? La coutume, la
morale des travailleurs se dégagent essentiellement des gestes
qu’ils sont appelés à faire, et leur vie est avant tout
influencée par la besogne quotidienne où il faut mettre
— au début tout au moins, jusqu’à ce qu’on soit formé
— de la conscience, de l’attention, de l’application. Il y a donc
une civilisation en marche dérivée de la production, et
guère de systèmes sociaux. Ce n’est pas nier
l’importance de l’idée que d’affirmer l’importance de la
fonction, car la trouvaille technique, la pensée mathématique,
l’intelligence organisatrice, la connaissance psychologique se
résolvent en applications précisément dans le
domaine de la production et de l’échange. Ce qui nous a fait
illusion c’est la valeur des plans d’avenir sans base vraiment
réaliste, l’importance des partis. On ne vit pas de doctrines,
mais par habitudes et besoins, tout au moins dans la presque totalité
des occasions. Où l’utilité des rêveurs
intervient, c’est pour unifier les aspirations de ceux qui peinent,
c’est lorsqu’ils bousculent hardiment les préjugés et
acheminent les peuples. dans des courants de tolérance et de
fraternité, pour employer des termes chers à Anatole
France.
L’atelier, la famille, le
syndicat, la coopérative influencent la mentalité
ouvrière, surtout l’atelier, à un tel point qu’à
travers ces milieux seulement on peut entrevoir les linéaments
d’une civilisation rénovée et les éléments
d’une morale des producteurs ; la seule possible du moment qu’on
abandonne les conceptions des religions révélées.
Certes, le socialisme a influé sur la mentalité des
ouvriers, parce que d’abord il est rempli d’idées de justice ;
puis ce mouvement les a agrégés pour leur faire obtenir
certaines améliorations d’ordre moral et matériel,
améliorations qui ne sont d’ailleurs pas plus spécifiquement
socialistes qu’elles ne sont au fond sincèrement
républicaines. Et remarquons que ce qui a compté dans
l’agitation socialiste, c’est ce qui se dégageait du domaine
du travail ; la journée de huit heures, l’hygiène de
l’atelier, le développement syndical, les tentatives de
Conseils d’entreprises, les coopératives de production et de
consommation. Le socialisme, en d’autres termes, a réussi en
rapport direct des valeurs qu’il a su extraire de l’économie,
plus exactement de la production.
Hiérarchie par les
capacités manuelles et intellectuelles, solidarité de
classe qu’on pourrait appeler souvent solidarité
professionnelle, faculté d’être chez soi, libre, après
le travail de l’usine ; intégrité de la famille, égalité
relative dans des limites assez étroites quant aux gains,
honnêteté définie sur et par le travail, entente
désirée entre techniciens et ouvriers, et même
surveillée par l’État, œuvres de prévoyance,
tels sont autant de principes vitaux auxquels tient mordicus le monde
des travailleurs de nos jours, que cela plaise à quiconque ou
pas. C’est par l’organisation du travail que la civilisation se
dirige vers un droit nouveau.
Jean Wintsch, Lausanne, 5 janvier
1925.